TERRE A TERRE: Première grève de saisonniers OMI

de Nicholas Bell (FCE - France ), 23 sept. 2005, publié à Archipel 129

Chaque jour, des milliers de voitures filent à toute vitesse sur l’autoroute reliant Salon de Provence à Arles, traversant la plaine de la Crau. A quelques centaines de mètres, pas loin de la sortie «St-Martin-de-Crau», derrière des haies de peupliers, se cache une réalité à peine imaginable.

Le Mas de Poscros fait partie de l’empire de Monsieur Laurent Comte, le plus grand producteur de pêches en France qui, avec ses 1700 hectares, fournit 11% du marché en France. Comme chaque empire, celui de M. Comte a besoin d’esclaves.

A Poscros, il s’agit d’environ 120 saisonniers agricoles maghrébins qui vivent entassés dans les vieux bâtiments du mas, sans eau potable, avec seulement deux douches et des toilettes infectes qui fuient. Ils doivent tout acheter, les draps et couvertures, les assiettes, le gaz pour faire la cuisine… et même leurs outils de travail.

Onze heures de sueur et de poussière par jour, dont sept payées, trois comptées comme heures supplémentaires à régler plus tard et une heure «gratis». On ne leur fournit pas d’échelles ni d’escabeaux pour la récolte et ils doivent grimper dans les arbres ou monter sur des caisses, ce qui provoque souvent des accidents. Chaque ouvrier récolte au moins 300 caisses de 20 kg par jour. Ca fait six tonnes de pêches par jour par personne. Pour cela, chacun reçoit à peine 40 euros. Officiellement le salaire est d’environ sept euros de l’heure, mais le patron déduit 62 euros par personne par mois pour le «logement».

Pendant que la plupart font la récolte, d’autres traitent les arbres juste à côté avec des sulfateuses pleines de pesticides. Les ouvriers craignent que certains de ces produits ne soient interdits car les étiquettes des emballages sont systématiquement enlevées. Il y a de nombreux cas de maladies ou de malaises. Ceux qui font ces traitements doivent travailler sans cabine sur le tracteur, ni masque ou vêtement de protection. Ils sont contraints de s’abriter sous des tissus de fortune rapidement trempés. Toute réclamation à ce sujet est suivie de menaces de rupture de contrat.

Ces travailleurs «jouissent» d’un statut légal, le fameux contrat OMI. Depuis maintenant 30 ans, des milliers de Marocains, Tunisiens et Polonais, viennent chaque année pendant six à huit mois effectuer des travaux qu’aucun Français n’accepterait. M. Comte est le plus important employeur de saisonniers OMI dans le département des Bouches-du-Rhône: 240 Marocains et Tunisiens repartis entre Poscros et la SEDAC, également sur la commune de St-Martin-de-Crau, qui longe la N 568 qui mène à Fos.

Mais voilà, cette face cachée de nos pêches et abricots a été brutalement mise en lumière grâce à une grève déclenchée le 12 juillet dernier par la totalité de ces 240 saisonniers. Excédés par le refus du patron, renouvelé lors d’une rencontre avec lui la veille, de respecter ses promesses et de payer les 300 à 400 heures supplémentaires impayées depuis 2004, ils ont spontanément décidé de cesser le travail, fortement soutenus ensuite par la Confédération Générale du Travail (CGT). Dimanche 17 juillet, nous avons participé au rassemblement organisé sur la SEDAC et avons pu rencontrer de nombreux travailleurs et visiter les deux stations fruitières.

Il était très impressionnant de constater la détermination et la rage de ces Marocains et Tunisiens, dont certains travaillent en France avec des contrats OMI depuis dix ou quinze ans, souvent chez ce même patron, M. Comte. Toute la colère retenue si longtemps et le sentiment d’impuissance face aux injustices, à l’intimidation et au mépris qui forment les fondements même de ce modèle d’exploitation agricole (il est bien révélateur que le terme de «ferme» a cédé la place à celui «d’exploitation»…) ont été exprimés publiquement pour la première fois. Car c’était la première grève de saisonniers OMI de l’histoire, et cela s’est passé chez le plus grand des patrons.

En se mettant en grève, ces 240 hommes savaient qu’ils prenaient un grand risque. Venir travailler en France dans un cadre légal, donc sans prendre le risque d’une traversée en patera vers l’Espagne, est un «privilège» très convoité au Maroc et en Tunisie, vu l’écart des réalités économiques et salariales. Mais tout ouvrier OMI qui, à ce jour, a levé la tête et réclamé tout simplement les droits «garantis» par son contrat et l’Etat français ou qui a contesté les mauvais traitements subis, a dû renoncer à tout espoir de revenir en France l’année suivante. Le fait que ces contrats soient nominatifs accorde au patron les mêmes pouvoirs d’intimidation et de pression qu’il aurait pu exercer auprès d’un clandestin, mais dans un cadre «légal».

Ces pressions dépassent souvent l’ouvrier lui-même, car les menaces d’exclusion du «marché OMI» peuvent s’étendre à des membres de sa famille ou à des habitants de son village d’origine. Par exemple, Naima, une des premières personnes à porter plainte contre les abus qu’elle a subis pendant dix ans d’emploi sous contrat OMI, a dû constater qu’une dizaine de membres de sa famille avaient par la suite perdu leur emploi chez son patron.

C’est pourquoi il a été très important que ces grévistes aient reçu un très large soutien de la CGT et des autres organisations membres du CODETRAS. Confronté à la première grève dans ses entreprises, Laurent Comte a tout de suite menacé de déposer le bilan. Mais une semaine plus tard, il a dû céder sur plusieurs points lors d’une rencontre organisée par le Préfet à Marseille le 18 juillet. Le lendemain matin, les ouvriers reprenaient le travail.

L’entreprise s’est engagée à payer les arriérés jusqu’en août. Pour leur part, les services de l’Etat ont promis de remplacer dans les huit jours les logements les plus insalubres (pour environ 90 ouvriers) et d’installer des sanitaires corrects (j’imagine que l’Etat adressera la facture à M. Comte…). Selon l’accord signé, tous les outils, échelles, vêtements de protection, etc. seront fournis, dans un délai d’une semaine. Les personnes responsables pour les traitements phytosanitaires n’ont pas repris le travail et ne le feront qu’après confirmation par l’Inspection du Travail que les protections adéquates ont été prévues. Dernier point très important: le Préfet s’est engagé à n’accepter aucun «primo-contrat» OMI dans le département en 2006 tant que tous les grévistes n’ont pas retrouvé un emploi, chez Comte ou dans une autre entreprise.

Il va falloir rester très vigilant pour assurer que tous ces points soient respectés. Et puis, les exploitations fonctionnant dans les mêmes conditions ne manquent pas. Jusqu’à présent, les autorités françaises ont toujours répété que de tels abus étaient des exceptions. Cette grève et les témoignages d’ouvriers d’autres entreprises venus au rassemblement de solidarité prouvent que ce n’est pas le cas. D'ailleurs, depuis la reprise du travail à la SEDAC, d'autres saisonniers OMI se sont mis en grève.

Derrière toute cette histoire, ce qui est en jeu est ce modèle d’agriculture hyper-productiviste et dévoreuse d’hommes et de pesticides, une agriculture qui ne peut fonctionner que grâce à la mise en servage de migrants venant des pays pauvres à la périphérie de notre riche continent.

Nicholas Bell

FCE - France

Pour plus d’informations, contacter:

CODETRAS, BP 87, 13303 Marseille, Cedex 3, 04 95 04 30 98, codetras@espace.asso.fr

Le Mas de Granier, Caphan, 13310 St-Martin-de-Crau, 04 90 47 27 42, lmcrau@wanadoo.fr

Le contrat OMI

Depuis 1974, l’importation de main d’œuvre étrangère en France est très limitée. Aux demandes des entreprises, l’administration oppose systématiquement un refus motivé par le fait qu’il y a des demandeurs d’emploi inscrits à l’ANPE pour les professions demandées.

Parmi les rares situations où cette barrière ne joue pas, se trouvent les demandes des entreprises agricoles pour des travailleurs saisonniers du Maroc, de Tunisie ou de Pologne, pays où sont implantées des délégations de l’Office des Migrations Internationales (OMI).

Dans ce cas, la demande d’introduction de travailleurs pour l’exécution de contrats de travail de 4 à 6 mois est approuvée par la Direction Départementale du Travail après constat que l’offre d’emploi correspondante n’a pu être satisfaite par l’ANPE.

La délégation de l’OMI à l’étranger convoque alors le travailleur concerné pour régler les formalités: signature du contrat de travail, visite médicale, délivrance d’un bon de transport et d’un visa pour une durée de séjour strictement égale à celle du contrat de travail.

C’est pourquoi, bien que l’OMI n’ait qu’un rôle accessoire et aucun pouvoir de décision, cette procédure est dénommée «introduction OMI» ou «contrat OMI» et les travailleurs «saisonniers OMI» , voire tout simplement «OMI» .

Du point de vue de la législation du travail, qualifier les emplois de «saisonniers» autorise des contrats de travail à durée déterminée (CDD) sans prime de précarité à la fin.

Du point de vue de la législation de l’entrée et du séjour des étrangers en France, la situation du travailleur est parfaitement régulière pendant la durée du contrat. A l’échéance, il doit immédiatement retourner dans son pays et pointer à la délégation de l’OMI s’il veut conserver ses chances de revenir l’année suivante. Quand bien même, un travailleur revient pendant plus de 10 ans consécutifs pour des contrats de 8 mois (extension fréquemment autorisée), l’administration ne lui reconnaît pas le droit à un titre de séjour long.

Loubret