Le 31 mars dernier se tenait à Bâle une réunion à la mémoire de Nicholas Bush, sur le thème «Qui nous protège de l’État sécuritaire»2. Voici un texte issu d’une des interventions.
Jeudi 17 novembre 2005, au cours d’une action de protestation menée par une vingtaine de personnes à la cantine du lycée de Gif-sur-Yvette (région parisienne), deux machines de contrôle biométriques avaient été mises hors d’usage, autrement dit sabotées, et trois jeunes personnes arrêtées et accusées de destruction de bien d’autrui en réunion, ou quelque chose de ce genre3. Le procès qui s’ensuivit, le 20 janvier 2006, a permis de préciser le contenu et le sens de l’opposition à cette nouvelle technologie: en soutien aux accusés ont été organisées des réunions publiques, rédigés des textes, diffusés des tracts, etc. L’activité déployée pendant les deux mois précédant le procès a ainsi été l’occasion de révéler «publiquement» (malgré la couverture de la presse et, dans une bien moindre mesure, de la télé) l’existence de la biométrie et sa mise en place toute nouvelle.
Il ne faut pas surestimer l’impact de cette activité, ni se faire quelque illusion sur l’existence d’une opinion publique, voire d’un espace public. Il est néanmoins raisonnable de penser qu’après ce procès, quelques personnes ont des idées un peu plus précises sur cet objet, et que le mot «biométrie» n’est pas tout à fait inconnu d'une partie de la population. Les trois accusés ont été condamnés à trois mois de prison avec sursis, et 10.500 euros (environ 17.000 CHF) d’amende et de dommages et intérêts4. Ils ont fait appel de la décision, et le procès est prévu avant
l’été 2007.
Depuis, des machines biométriques ont continué d’être installées une après l’autre dans des lycées, des aéroports, des entreprises, etc. On n’entend plus parler de la carte d’identité biométrique, mais, selon toute vraisemblance, elle sera l’œuvre de la prochaine législature, quelle que soit l’issue des élections de juin. Bref, à cette heure, la mise en place de ce dispositif a commencé, et une opposition suffisamment conséquente pour espérer freiner cette progression reste à construire.
Dans ce contexte, il ne m’a pas semblé inutile de faire un bilan de ces quelques mois de réflexion autour de cette question. Les lignes qui suivent recoupent en grande partie un exposé fait à Bâle, devant les amis de Nicky Bush, à l’occasion de la publication posthume d’une partie de ses écrits. Il va sans dire que ces propos n’engagent que moi, qui n’ai d’autre autorité que l’expérience offerte par la participation au collectif informel créé pour la défense des accusés, le «Collectif anti-biométrie».
Pourquoi la biométrie? La décision de s’attaquer à des machines biométriques doit à mon avis être associée à la conviction que le «déferlement technologique» joue un rôle absolument central dans la forme que prend la tyrannie aujourd’hui. Je cite la plate-forme du Groupe Oblomov5, qui exprime parfaitement ce point de vue: «Loin de servir le bonheur et la liberté, le formidable accroissement de puissance permis par la recherche [scientifique] a surtout contribué à dissoudre les sociétés humaines à coup d’assujettissements et de dépendances, et à mettre en péril les conditions minimales de notre survie. [...] nous pensons que le point de départ de toute réflexion politique devrait résider dans ce double constat: l’effondrement de plus en plus rapide des conditions biologiques de notre survie (et corrélativement, la mainmise de la technoscience sur la survie et la reproduction de tous). L’impuissance grandissante des êtres humains sur le cours de leur existence, qui vide de leur substance les concepts de raison et de liberté.»
Je cite cette plate-forme, car lors d’une réunion publique, quelqu’un a dit en substance (et son opinion était représentative d’un groupe plus large) qu’il ne se «sentait pas proche» de cette critique, qu’il «préférait» mettre en avant le concept d’exploitation en lieu et place d’une critique de la technologie. Cette intervention n’appelle pas de réfutation, puisqu’elle se place d’emblée sur le plan de la préférence individuelle (les goûts et les couleurs...). Elle nie cependant l’évidence de l’alliance entre l’Etat, la recherche scientifique et l’industrie, dont la biométrie est un exemple admirable. Voir la biométrie comme un outil aux mains du Capital pour accentuer l’exploitation, c’est passer un peu vite sur les formes modernes de cette exploitation (et tout aussi sûrement sur les anciennes). Rappelons que la biométrie ne peut exister sans informatique, que ce n’est qu’ainsi qu’elle peut automatiser le contrôle d’identité, que son implantation est l’objet des efforts conjoints du lobby des industries électroniques (le GIXEL) et de l’Etat, qui finance la construction des machines dans les collèges et les lycées via les Conseils Régionaux.
Ces considérations rapides ne remplacent pas une étude de l’histoire de l’interpénétration science-Etat-industrie (qui est présente dès les débuts du capitalisme, et même dans les Etats centralisés plus anciens). Il ne faut pas non plus perdre de vue la généalogie de la carte d’identité, l’informatisation du monde, le recul de la liberté après 1968, etc. Il n’en reste pas moins certain que la biométrie n’est pas qu’un outil de contrôle, c’est une technologie, qui doit être appréhendée (et critiquée) en tant que telle.
Une étape Quand on met en relation la biométrie avec les techniques d’identification qui l’ont précédée, on est frappé par sa nouveauté. De manière troublante, l’identification biométrique élimine la parole, et sollicite le corps de manière brutale. On imagine aisément l’instauration d’un totalitarisme high tech d’autant plus redoutable qu’il est inédit. Cependant, nous ne devons pas perdre de vue la continuité de la biométrie avec toutes les technologies de contrôle déjà existantes, auxquelles elle peut parfois se coupler:
puces RFID (lisibles à distance), GPS, cartes de crédit, codes-barres, cartes de fidélité, badges magnétiques, et j’en oublie sûrement. L’informatisation à vitesse grand V de la société, le rôle grandissant d’Internet (notamment dans l’administration), la croissance exponentielle de production d’images numériques, amènent à penser que la biométrie est au moins aussi responsable du recul de la liberté que le mode de vie industriel normal des humains qu’elle s’apprête à numériser. La biométrie arrive en terrain conquis.
A ce propos, il est à mon avis crucial de prendre conscience à quel point certaines revendications et initiatives adoptées en réaction à la dégradation rapide de nos conditions de vie peuvent alimenter la croissance d’un appareillage technologique que la biométrie vient compléter6. L’idée de traçabilité, qui est apparue pendant le mouvement d’opinion contre les OGM, est un bon exemple7. Il ne faut pas non plus oublier la force de la demande sociale pour ce type d’appareils (je pense aux blogs et aux appareils photos numériques), ni le simple fait qu’ils puissent être effectivement utiles à l’intérieur d’une organisation sociale qui, elle, a déjà prouvé son absurdité.
Et maintenant? Le sabotage du 17 novembre et la courte agitation qui s’ensuivit constituent une base très faible, mais assez saine, pour envisager à l’avenir une escarmouche qui donne quelque satisfaction. Le collectif a su se passer des partis et des syndicats, ce qui lui a offert une relative autonomie d’organisation, malgré quelques récupérateurs à l’affût. L’idéologie anti-libérale a été reconnue d’emblée comme totalement inadaptée pour dresser un constat lucide de la situation, nous n’avons donc pas été totalement privés d’arguments sensés. Les nombreuses discussions portant sur les moyens à adopter, le discours et les personnes à qui s’adresser, la stratégie de défense, les textes collectifs, toute l’activité qui a entouré ce «petit» procès ont exercé la patience, la ténacité des membres du collectif, et leur ont donné un avant-goût de ce que pourrait être une désobéissance civile8 à notre époque.
Ces temps, beaucoup d’énergies ont été absorbées par l’hystérie électorale. D’autres se sont vouées à un activisme désespéré, qui appelle hardiment une insurrection9 sans moyens et sans but.
Ne boudons donc pas la perspective d’un combat politique réel.
La biométrie consiste à associer un chiffre à un trait quelconque d’un individu: voix, empreintes digitales, iris, contour de la main, etc. Sans rentrer dans le détail de cette technologie, il suffit de se rappeler que la biométrie n’est pas une photo, mais la «capture» via un ordinateur, d’une caractéristique physiologique d’un individu
Voir article éponyme, Archipel
no 147, mars 2007
Cf. Ne laissez pas les machines jouer avec les enfants , Archipel no134, janvier 2006
Vous pouvez participer aux frais d’avocat en adressant un chèque à l’ordre du «cheval noir» à Compagnie du Cheval Noir, 63 rue Georges Boisseau, F-92110 Clichy
Le texte complet est disponible à l’adresse suivante: Groupe Oblomov, 21ter rue Voltaire, F-75011 Paris.
René Riesel, dans Du Progrès dans la domestication (éd. de L’Encyclopédie des nuisances, 2003) expose très clairement ce phénomène
Cf. Des moutons et des hommes , Archipel no148, avril 2007
débarrassée du sens douteux que lui confèrent Bové et Luneau, auteurs de La Désobéissance civile , Paris: La Découverte, 2004
Cf. Comité invisible, L’insurrection qui vient , éd. La Fabrique, 2007