Sur fond de guerre au Donbass, on assiste ces dernières années à une transformation de la société ukrainienne et de la culture du débat public. Récemment, nous avons douloureusement appris combien la haine et l’intolérance envers les soi-disant «traîtres» se sont répandues même dans les cercles intellectuels.
L’Ukraine est en guerre dans le Donbass depuis six ans contre les séparatistes soutenu·es par la Russie. Des gens meurent presque tous les jours. Des millions de personnes ont fui les territoires occupés et la zone de conflit pour se réfugier dans d’autres parties de l’Ukraine, tandis que d’autres survivent dans des conditions précaires près de la ligne de démarcation. La rhétorique belliqueuse et patriotique du président - et oligarque - Petro Porochenko (2014 - 2019) a été clairement rejetée par l’électorat l’année dernière. Les premiers mois de la présidence de Selensky ont été marqués par deux importants échanges de prisonnier·es et le sommet dit «de Normandie»* avec Poutine, Merkel et Macron. Depuis lors, les efforts de paix se sont enlisés et le cessez-le-feu déclaré à la fin du mois de juillet, tout comme les tentatives précédentes, n’a pas été respecté. La deuxième année du mandat de Zelensky ne laisse aucun doute sur le fait que l’Ukraine est à nouveau dans une période de stagnation politique.
Interdiction
La journaliste Kateryna Sergatskova, née en 1987 à Volgograd (Fédération de Russie), vit en Ukraine depuis 2008, pays dont elle a pris la nationalité en 2015. Elle a reçu plusieurs prix internationaux pour ses reportages. En 2018, elle a fondé avec quelques collègues une plateforme internet indépendante du nom évocateur de «Zaborona» (interdiction). Dans cette période d’intensification de la polarisation ami·e-ennemi·e, Zaborona traite de questions sociales taboues et s’intéresse aux groupes marginalisés de la population, comblant ainsi une lacune, mais elle se heurte aussi à une grande hostilité. Le 13 juillet, après avoir reçu des menaces de mort, Sergatskova a dû fuir l’Ukraine le 13 juillet avec son mari et ses deux enfants en bas âge. Cette escalade avait commencé par un article paru le 2 juin sur le citoyen russe Denis Nikitin. Celui-ci avait émigré avec ses parents à Cologne en 2001 à l’âge de 17 ans et y avait rejoint un groupe de hooligans. Entre-temps, il est devenu influent sur la scène internationale de l’extrême droite et a développé de bonnes relations avec le NPD en Allemagne et le PNOS en Suisse (Parti des Suisses nationalistes) avec son réseau White Rex. Depuis 2017, il vit en Ukraine. Au début de cette année, il a été interdit d’entrée dans l’espace Schengen. Les connexions paradoxales des extrémistes de droite russes et ukrainiens ne sont rien de nouveau en soi, mais elles sont bien sûr en contradiction avec le discours martial-anti-russe des nationalistes ukrainien·es. Le lendemain de la publication, la rédaction de Zaborona a remarqué que le reportage sur Nikitin avait disparu de leur page Facebook sans explication, et que la rédactrice responsable ainsi que l’appel au soutien financier avaient été bloqués. Après plusieurs enquêtes, la modération de Facebook s’en est excusée et a expliqué que l’article avait été bloqué par erreur. Le lendemain, la page était à nouveau accessible et la manière dont l’erreur s’est produite n’a pas été élucidée à ce jour.
StopFake
A partir de ce moment, Zaborona s’est intéressée à la question de savoir qui est responsable du contrôle de contenu en langue ukrainienne sur Facebook et est tombée sur StopFake. StopFake a été fondé en 2014 par des étudiant·es en journalisme de l’université de Kiev, principalement pour démasquer la propagande manipulatrice et anti-ukrainienne en coopérant pour ce faire avec Facebook depuis la fin mars 2020. StopFake est soutenu par de nombreuses organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales, dont la Fondation Soros. Toutefois, le fait que le rédacteur en chef et le responsable des publications en anglais de StopFake aient à plusieurs reprises manifesté publiquement leur sympathie pour les suprématistes et les négationnistes ne cadre pas bien avec leur bonne image internationale. Le 3 juillet, Zaborona a publié un article détaillé avec de nombreuses photos sur StopFake et ses liens avec la scène nazie. Les réactions ont été vives. StopFake a parlé d’appel au meurtre et de propagande pro-russe, ce qui est compréhensible compte tenu de la crainte de perdre des sponsors internationaux. Dans les réseaux sociaux, les attaques ont rapidement pris un caractère personnel. Sergatskova a été diffamée en tant qu’agente russe en raison de son origine. Mais de nombreux·ses intellectuel·les se sont également demandé si Zaborona avait le droit de dénoncer les connexions néonazies de StopFake.
Menaces de mort
Le 11 juillet, cette discussion, qui s’est principalement déroulée sur les réseaux sociaux, a pris un tour brutal. Un blogueur comptant plus de 130.000 adeptes a insulté Sergatskova sur sa page Facebook, la traitant d’agente russe et de mauvaise mère à chasser du pays le plus rapidement possible, y insérant des photos de son fils de cinq ans et de sa maison, provoquant une vague de menaces de mort. Deux jours plus tard, Sergatskova et sa famille se sont réfugié·es à l’étranger. En réaction, plusieurs organisations internationales et quelques-uns des médias ukrainiens ont manifesté leur solidarité avec Mme Sergatskova, en exigeant que la sécurité de la journaliste et de sa famille soit garantie et que la justice se saisisse des accusations de Mme Sergatskova contre le blogueur en question, ce qu’elle n’a pas fait dans un délai d’un mois. L’expert allemand des médias Christian-Zsolt Varga, du réseau international de journalistes d’investigation sur l’Europe Est n-ost, a attiré l’attention sur une autre nuance révélée par cette histoire. «Quand il s’agit de journalisme de qualité, vous ne pouvez pas ignorer les problèmes de votre propre pays simplement parce qu’ils peuvent faire le jeu de la propagande russe», a déclaré M. Varga à la Deutsche Welle.
Ne pas penser «correctement»
De nombreux pays européens doivent affronter les groupes d’extrême droite, mais les critiques disent qu’ils sont trop tolérés en Ukraine parce qu’ils ont un ennemi commun avec le mainstream intellectuel du pays: la Russie. L’idée que l’Ukraine a un problème d’extrême droite est à son tour renforcée et déformée par la propagande de l’Etat russe, qui qualifie souvent à tort la révolution pro-occidentale de Maïdan en 2014 de coup d’Etat fasciste. Début août, après plusieurs semaines de silence, la victime elle-même a fait quelques commentaires:
*«...Le constat le plus désagréable et même terrible est qu’en 2016, il n’y avait que des marginaux et des fous pour nous accuser de ‘travailler pour le Kremlin’. Aujourd’hui, cette étiquette nous est aussi collée par des personnes intelligentes et sages. L’idée même qu’aborder des questions complexes, controversées et critiques signifie aider l’ennemi, légitime la déshumanisation et nous permet de justifier la violence. Le diable commence avec de l’écume sur les lèvres d’un ange qui s’est battu pour une cause sainte et juste. Aujourd’hui, pour une raison quelconque, cela se passe de cette façon: si vous dites quelque chose à contre-courant, on vous dira certainement que vous ne pensez pas correctement. Parce qu’en temps de guerre, certaines pensées ne devraient pas être autorisées. Une fois que tu as accepté ce principe, tu l’accepteras encore et encore. Il existe en toi un filtre à travers lequel doit passer ton opinion avant de la rendre publique. Et tu pèseras chaque pensée, tu te demanderas si elle pourrait déplaire à quelqu’un, et penser que peut-être tu as mal pensé. Et puis on se retrouve dans une société où personne ne dit ce qu’il pense. Lorsque des questions graves et dangereuses sont exprimées avec sarcasme, elles en appellent à la violence. Pour moi, la caractéristique la plus importante de la liberté est de pouvoir parler de tout en toute sécurité. Penser, discuter et critiquer, tout et tou·tes. Personne n’a le monopole du droit. Un espace sûr permettant de telles discussions est (chez nous) pratiquement perdu. Zaborona continuera donc à traiter des thèmes complexes. Nous allons écrire sur ce que les autres taisent. Parler de choses inconfortables et désagréables – pour qu’à la fin nous changions pour le meilleur et que la haine ne détermine plus notre avenir».
Jürgen Kräftner, FCE, Ukraine