Cédric Bertaud, l'un des animateurs de Radio Zinzine, a profité d'une récente rencontre à Nijné Selichtché, pour revisiter l'histoire de cette région. Nous publions ici certains articles publiés à cette occasion dans l’Ire des Chênaies, hebdomadaire de la radio*.
Ce qui frappe le plus une fois passée la frontière ukrainienne, en dehors des trous dans les routes et des panneaux en cyrillique hypothéquant la certitude d’un itinéraire réfléchi, ce sont les monuments historiques. Je ne suis pas «ukrainologue» et j’espère que je ne ferai pas de faute historique majeure. Toujours est-il que dès la frontière passée, nous pouvons observer des monuments très soviétiques dans l’esthétique et la symbolique (étoile rouge par exemple). On a même parfois croisé ce bon vieux Vladimir Illich, barbichette au vent, regard ferme et droit fixé sur l’horizon radieux de l’avenir éclairé du socialisme «réel»…
Il paraît que dans l’est de l’Ukraine, ils en sont même à re-ériger des statues du grand autoritaire moustachu! Il existe une grande différence entre l’est et l’ouest de l’Ukraine, à ce qu’on nous a dit, et nous n’avons vu qu’une petite partie de l’Ouest… En traversant d’autres pays de l’ex-bloc de l’Est (Roumanie, Hongrie…), nous n’avions pas vu ces statues à la gloire de l’ancien régime. Il nous a fallu attendre d’entrer dans une véritable ex-république soviétique. Un autre étonnement, qui évidemment s’explique, mais qui surprend tellement les dates «39-45» sont ancrées dans nos mémoires collectives européennes occidentales, ce sont les monuments aux morts de la seconde guerre mondiale. Les dates sont 1941-1944. Quand on se souvient de nos cours d’Histoire et du pacte germano-soviétique, on comprend aisément la date de 1941, qui commémore le 22 juin de cette année et l’invasion nazie. Par contre, je n’ai toujours pas compris pourquoi les monuments s’arrêtaient en 1944. La guerre n’était pas finie, l’Armée rouge poursuivait celle du Reich, et même si les nazis ont quitté l’Ukraine en 1944, la fin de la guerre, c’est 1945… L’Armée rouge s’est battue jusqu’au bout, et très certainement avec des Ukrainiens enrôlés.
Les monuments aux morts et à la gloire de l’Armée rouge et du régime soviétique sont tous très bien entretenus, avec des gerbes de fleurs, souvent en plastique, et autres rafraîchissements de peinture récents… Dans le village de Nijné Selichtché, nous sommes aussi allé-e-s voir le cimetière juif. Avant la guerre, la moitié de la population de Nijné Selichtché était juive. Il n’en reste plus un-e seul-e. L’armée nazie, en retraite et en déroute, a quand même pris le temps d’exécuter les populations juives de l’ouest ukrainien; avec dans certains villages l’aide active de la population. 200.000 morts en une semaine. A priori, à Nijné, ces meurtres n’ont été commis que par l’armée allemande. Mais la population a rapidement investi les propriétés appartenant aux juif-ve-s. Et comme il n’en reste plus, le cimetière est à l’abandon. Il faut savoir où le chercher, dans un bosquet d’arbres et de broussailles. Une trentaine de pierres tombales sont encore visibles, plus ou moins droites, certaines complètement au sol. Ce bosquet sert de décharge. On y trouve des bouteilles de plastique ou de verre, des restes de plâtre ou des gravats, des foyers pour brûler les broussailles et même de vieux essieux de camion… Drôle de sentiment que d’avoir sous les yeux un morceau d’histoire occulté. On ne parle pas de ce qui s’est passé ici en 1944. Aucune plaque commémorative, pas de travail mémoriel, ni de la part d’une frange de la population, ni de celle des autorités.
En passant en Hongrie, à moins de cent kilomètres de Nijné, on a vu un autre cimetière juif. Entouré d’un grillage, les herbes hautes mais taillées, il donnait l’impression d’être au moins un peu entretenu, même s’il était abandonné. Dans la ville la plus proche de Nijné, Khoust (prononcer Hrhoust), il y a une synagogue, à côté du marché. Quelques jours après qu’elle eut été repeinte, des graffitis antisémites sont apparus sur les murs. Il a bien fallu repasser une autre couche de peinture…
* IdC No 394 du 18 mai 2011 et 398 du 15 juin 2011. Radio Zinzine, St Hippolyte, F04300 Limans
Petits compléments historiques
La région de Transcarpathie, qui appartient aujourd’hui à l’Ukraine après avoir été soviétique de 1945 à 1991, a changé plusieurs fois d’appartenance au cours du vingtième siècle. Avant la première guerre mondiale, la Transcarpathie faisait partie de la Hongrie, au sein de l’empire austro-hongrois. En 1918, elle a été donnée à la Tchécoslovaquie. Le 15 mars 1939, Hitler violait les accords de Munich en envahissant la Tchécoslovaquie: les provinces tchèques de Bohème et de Moravie devinrent protectorat allemand, la Slovaquie devint un Etat indépendant allié à l’Allemagne nazie et la Hongrie, alliée elle aussi à l’Allemagne, annexa la Transcarpathie en mai 1939. Entre juin et août 1941, les autorités hongroises expulsèrent, à la demande de l’Allemagne, environ 20.000 juifs de Transcarpathie. Ils furent mis dans des wagons à bestiaux et emmenés à Korosmezo, à proximité de la frontière d’avant-guerre entre la Hongrie et la Pologne, et livrés aux Allemands. Souvent regroupés par familles, les juifs furent contraints de marcher de Kolomyia à Kamenets-Podolski en Ukraine occidentale, où les forces de police locales et les SS allemands les abattirent. «Les 27 et 28 août, des unités des Einsatzgruppen (groupes mobiles d’extermination) stationnées à Kamenets-Podolski et des troupes sous le commandement du plus haut responsable des SS et de la police pour la région Sud, le général SS Friedrich Jeckeln, procédèrent à des exécutions de masse de déportés juifs ainsi que de la population juive locale. D’après le rapport de Jeckeln lui-même, 23.600 juifs furent massacrés. Il s’agissait du premier meurtre de masse à grande échelle, qui inaugurait la mise en oeuvre de la solution finale.» (Encyclopédie de la Shoah). Entre l’été 1941 et 1944, il n’y eut plus de massacre ou de déportation de juifs de Transcarpathie, cette région devint même un refuge pour ceux qui fuyaient la Pologne ou l’Ukraine. La Hongrie, sentant la défaite, s’apprêtait à changer de camp, elle fut occupée en mars 1944, les nazis ont commencé leur campagne pour l’anéantissement des juifs de Hongrie par la Transcarpathie. Ils ont rapidement mis en place des ghettos dans les principales villes de la région. A partir d’avril 1944, tous les juifs des villages ont été rassemblés dans les villes de Oujgorod, Mukachevo, Berehove, Khoust, vraisemblablement raflés par les nazis hongrois. Le village de Nijné Selichtché fait partie du district de Khoust. En mars 1944, il y avait 5.300 juifs à Khoust; ils ont été placés dans un ghetto, rapidement rejoints par 5.000 juifs des villages alentour, dont certainement ceux de Nijné Selichtché. A la fin mai et début juin 1944, tous les habitants du ghetto de Khoust furent déportés vers Auschwitz, où la plupart d’entre eux ont été envoyés aux chambres à gaz. En juin 1944, la ville a été déclarée «judenrein» (lavée des juifs, sans juifs). On pense que 80% des juifs de Transcarpathie sont morts pendant la Shoah, quelques-uns ont réussi à se cacher, d’autres à fuir dans les montagnes. D’autres sources confirment que 20% des juifs de Transcarpathie ont survécu, en comprenant ceux qui ont été libérés des camps d’extermination. La plupart de ceux qui sont rentrés par la suite en Transcarpathie sont repartis plus tard, soit en Israël, soit aux Etats-Unis. «L’exemple de la Transcarpathie montre que les nazis assassinèrent ou firent assassiner des juifs tant qu’ils purent tenir une partie du pays. Cependant, dès la défaite de Stalingrad, la retraite avait été envisagée et, avec elle, la nécessité d’effacer les traces du crime. Les nazis ont été les premiers négationnistes. Les SS chargèrent des commandos, commandés par Paul Blobel et regroupés sous le nom de camouflage d’Opération 1005, de retrouver les lieux des massacres et de faire disparaître les corps des victimes…». Comme à Khoust, les juifs de Berehove et des alentours furent déportés en mai 1944 vers Auschwitz. En 1944, les juifs représentaient 50% de la population de Mukachevo, ils furent 15.000 à être déportés vers Auschwitz.
Aujourd’hui, peu de monuments pour rappeler ce passé, pas de mémoire collective, rien pour empêcher l’oubli, et pourtant, rien ne pourra effacer le crime, il faudra un jour parler, sinon tout recommencera…
Bertrand Burollet
Radio Zinzine