UKRAINE: Soutenir les initiatives locales

de Jürgen Kräftner, FCE, 11 nov. 2023, publié à Archipel 330

Nataliya Kabatsiy, 43 ans, est philologue et titulaire d’un master en sciences politiques et en santé publique. Depuis plus de 20 ans, elle dirige le Comité d’Aide Médicale de Transcarpatie (CAMZ). Cette ONG indépendante a réalisé de nombreux projets dans le domaine de la santé régionale et a joué un rôle de pionnier pour toute l’Ukraine, en particulier dans la prise en charge des personnes handicapées. Cet entretien a été réalisé par Jürgen Kräftner du FCE – Ukraine. Grâce à cette expérience diversifiée, le CAMZ a été en mesure, au début de la guerre, d’apporter très rapidement son aide là où elle était la plus nécessaire. Avec l’aide d’organisations partenaires internationales, plusieurs grands entrepôts d’aide humanitaire ont été aménagés en quelques jours et plusieurs centaines de camions ont été reçus et distribués. Avant la guerre, le CAMZ comptait cinq collaboratrices, aujourd’hui iels sont quinze et le comité est désormais mixte. J’ai parlé avec Natascha dans son bureau à Oujhorod début octobre de ses projets actuels et de son évaluation du travail des organisations internationales.

Archipel: Quels sont les principaux projets du CAMZ pendant cette deuxième année de guerre? Nataliya Kabatsiy: Par quoi commencer... Depuis quelque temps, un vaste projet de soutien aux femmes enceintes est en cours en Transcarpatie. Beaucoup de femmes, et surtout les femmes enceintes, souffrent de stress dû à la guerre, aux déracinements, leurs maris sont à la guerre, etc. et ont besoin d’un soutien psychologique. Nous soutenons également deux organisations partenaires régionales à Oujhorod et à Yasinya (tout à fait à l’est de la Transcarpatie). Depuis juin dernier, elles s’occupent d’enfants de 8 à 14 ans, issus de familles réfugiées ainsi que de la population locale, afin que personne ne se sente discriminé. En outre, cela favorise l’intégration des enfants issus des zones de guerre en Trans-carpatie. Nous voulons que ces ONG locales deviennent indépendantes le plus rapidement possible et qu’elles gèrent elles-mêmes les contacts avec les bailleurs de fonds étrangers. Nous ne voulons pas devenir une usine à projets, engager toujours plus de collaboratrices et di-riger et gérer toujours plus de projets. Mieux vaut aider les jeunes initiatives à trouver des orga-nisations partenaires à l’étranger qui les soutiennent directement. Nous les aidons au début à s’organiser et surtout à communiquer avec les bailleurs de fonds internationaux, mais dans le but qu’elles puissent à l’avenir travailler de manière totalement autonome et planifier à plus long terme. Un jour, nous devrons reconstruire notre pays, et nous aurons alors besoin de toutes ces initiatives locales et indépendantes. En outre, nous distribuons des médicaments et de la nourriture dans les régions du front. Pour cela, nous travaillons exclusivement avec des organisations locales. Nous n’avons pas de personnel propre dans l’est de l’Ukraine.

Où et avec qui travaillez-vous? Ce mois-ci, nous avons travaillé à Zaporijjia, le mois prochain, nous livrerons des produits de première nécessité à Kherson et Tchernihiv. Ensuite, ce sera au tour de Kharkiv et de Donetsk. Dans chaque région, nous avons une ou plusieurs organisations partenaires auxquelles nous confions la distribution. Pour les médicaments, ce sont aussi les grands hôpitaux, par exemple à Zaporijjia, nous avons un bon contact avec l’administration municipale, iels ont presque dès le début distribué de la nourriture aux réfugié·es et mis des appartements à disposition, à Mykolaïv c’est pareil. Cela nous évite d’envoyer des personnes sur place.

D’où proviennent les denrées alimentaires? Nous envoyons de l’argent aux organisations locales et elles achètent la nourriture sur place et la distribuent. Dans la plupart des cas, il serait inutile de transporter de la nourriture sur de longues distances. Nous recevons à chaque fois des décomptes détaillés, y compris sur les bénéficiaires.

Rien ne vient plus de l’étranger? Certains médicaments, du matériel et des équipements médicaux, des préparations de lait en poudre continuent d’arriver de l’étranger, et nous recevons de temps en temps quelques palettes d’aliments pour bébés de qualité en provenance de France. La plupart des hôpitaux traitent désormais des soldat·es et des civil·es grièvement blessé·es, mais ils ne sont pas équipés pour cela, ils n’ont par exemple pas de respirateurs ni d’autres équi-pements pour les soins intensifs. Nous continuons de recevoir beaucoup d’équipement médical de France, l’un de nos cofondateurs collecte le matériel nécessaire et l’envoie en Ukraine par semi-remorques. Dans notre région, nous nous occupons de trois foyers de réfugié·es. Le plus grand se trouve à Tiatchiv, où vivent actuellement 63 personnes. En fait, il pourrait accueillir jusqu’à 90 personnes, et c’était le cas au début, mais certaines personnes ont maintenant déménagé dans des appartements privés en ville et d’autres ont quitté la région. Cela a aussi des avantages, car nous avons maintenant des chambres séparées pour chaque famille, deux pièces dans lesquelles les enfants peuvent jouer et un salon pour lire ou regarder la télévision pour les adultes. Récemment, nous avons entièrement rénové le toit et l’avons équipé de panneaux solaires. Le foyer pour réfugié·es de Nijne Selichtche (construit en collaboration avec le FCE) reçoit également des panneaux so-laires afin de le rendre un peu plus autonome lors des prochaines coupures de courant. Dans ces foyers vivent surtout des personnes qui ne peuvent pas travailler, qui n’ont pas de pa-rent·es aisé·es, des personnes qui ne peuvent pas se sortir de la misère par leurs propres moyens.

Que proposez-vous à ces personnes en plus du logement? Notre médecin Tanja conseille les infirmières et les médecins locaux, et notre juriste Genia aide les personnes déplacées à obtenir l’aide à laquelle elles ont droit de la part de l’État. Les personnes âgées réfugiées sont très défavorisées. L’aide que l’État fournit est insuffisante pour louer un appartement en Transcarpatie. Les loyers ont toujours été relativement élevés ici, mais depuis le début de la guerre, ils ont fortement augmenté. Nous constatons que les foyers pour réfugié·es ne seront bientôt plus occupés que par des personnes âgées. Même si la guerre se termine un jour, ces personnes ne verront pas leur logement détruit être reconstruit dans leur région d’origine. Malheureusement, personne ici n’a encore pensé à l’urgence de créer des logements adaptés pour les personnes à mobilité réduite, ainsi que des maisons de retraite avec l’encadrement nécessaire.

Qu’en est-il de la prise en charge des personnes traumatisées par la guerre? Au début, tout s’est passé de manière chaotique. En 2022, tout le monde s’est mis brusquement à parler de soins psychologiques. Plusieurs organisations locales ont reçu un soutien assez important de la part de bailleurs de fonds internationaux, mais elles n’étaient pas vraiment qualifiées pour ce travail. Nous avons donc, fin 2022, lancé des réunions de coordination en ligne entre les différentes organisations qui ont désormais lieu toutes les deux semaines. Plusieurs de ces initiatives peuvent par exemple aider des personnes légèrement traumatisées. Si elles voient qu’un patient souffre d’un trouble psychotique sévère, elles le confient à une institution spécialisée. Cela a pris près d’un an, mais cette collaboration fonctionne désormais très bien. Depuis que Zelensky a fait de la prise en charge psychologique des personnes traumatisées par la guerre une priorité, l’administration nationale de la santé participe également à la coordination, et heureusement, nous connaissons depuis longtemps la fonctionnaire responsable au niveau régional. Du coup, notre coordination couvre aussi les écoles. La prochaine étape sera la création de cliniques spécialisées, nous y travaillons actuellement. Et enfin, nous devons aussi penser à la psychiatrie, mais pour cela, je dois me libérer de tous les autres projets afin de pouvoir y réfléchir tranquillement.

Dans notre région, le problème est que les autochtones ne peuvent pas se mettre à la place des personnes qui ont fui. Iels n’ont pas vécu les mêmes expériences traumatisantes et beaucoup manquent d’empathie. Comment gérez-vous cela? Oui, c’est bien sûr vrai, c’est pourquoi nous avons embauché des personnes réfugiées. Nos deux foyers de réfugié·es à Oujhorod et à Tiatchiv sont gérés par des réfugié·es de guerre, à Tiatchiv par exemple par un couple de Svatove, dans l’oblast de Louhansk. Le chef de notre entrepôt d’aide humanitaire est également un réfugié, de Kharkiv. Iels parlent la même langue et ont vécu des expériences similaires. C’est important, car la relation entre les habitant·es et les personnes réfugiées est vraiment un problème.

As-tu l’impression que ces problèmes s’aggravent avec le temps? Oui, dans une certaine mesure. Je suis particulièrement critique à l’égard de l’attitude des organisations internationales. Les autochtones se sentent désavantagés si l’on n’aide que les personnes déplacées, et on a parfois l’impression que celles-ci ne vont en fait pas si mal que ça. Il faut absolument éviter cela. Nos programmes de garde d’enfants, par exemple, sont ouverts à tou·tes, même si les bailleurs de fonds voulaient à l’origine que nous privilégiions les réfugié·es. Nous aidons ainsi les enfants réfugié·es à sortir du ghetto dans lequel ils se trouvent. Avant la guerre déjà, la plupart passaient de longues périodes à suivre des cours en ligne à cause du Covid. Iels ont ensuite dû s’enfuir et continuent à suivre leur scolarité en ligne, par exemple dans une école virtuelle de Bakhmout. Après avoir passé l’été avec des enfants locaux, cela les motivera peut-être à fréquenter une école normale ici. C’est très important, car puisqu’il est de plus en plus évident que de nombreuses familles resteront ici, les enfants vont devoir s’intégrer dans la vie locale.

Combien de personnes déplacées vivent actuellement en Transcarpatie? Les statistiques officielles disent 350.000. Certaines estimations sont bien plus élevées, mais cela ne me semble pas réaliste. Il s’agit probablement d’environ 400.000 personnes. (Avant la guerre, la Transcarpatie comptait environ 1.1 million d’habitant·es).

Où sont ces personnes? À Khoust et surtout dans les villages environnants, je n’ai pas l’impression que la population ait beaucoup augmenté. À Oujhorod, on ne peut pas les ignorer. On parle russe partout et les rues sont pleines de gens et de voitures. Dans les villages, il y a aussi le mouvement inverse. Plus de 50 % des hommes aptes au service militaire sont à l’étranger et les familles suivent désormais le mouvement. Au foyer pour enfants de Vilchany, nous avons perdu 25 employées depuis l’année dernière, soit près d’un quart. Leurs maris, qui sont à l’étranger, font pression sur elles, même si elles ne veulent pas partir.

Pendant 19 mois de guerre, vous avez collaboré avec de nombreuses organisations étrangères. Comment percevez-vous ce partenariat, la bureaucratie est-elle très lourde? Nous travaillons avec des organisations de petite et moyenne taille qui répondent de manière relativement flexible à nos besoins, surtout en Allemagne et en France. Cela nous permet souvent de réagir spontanément à des besoins urgents. Par exemple, Nataliya Gumenyuk1 m’a récemment appelée pour me parler d’une initiative de Kherson. Iels ont mis en place une soupe populaire dans la région du barrage détruit de Nova Kakhovka, dans un jardin d’enfants, pour les personnes qui ont tout perdu. Ce sont des gens merveilleux et très engagés, mais ils n’ont pas d’argent. Grâce à nos partenaires, nous pouvons donner un coup de main. Mais il y a malheureusement aussi une tendance négative. Les bailleurs de fonds publics, no-tamment, ne soutiennent plus que les grandes organisations internationales qui travaillent en Ukraine, comme l’OIM ou l’agence de l’ONU pour les réfugié·es, le HCR. Ces monstres bureaucratiques reçoivent tous les fonds et les petits projets efficaces ne reçoivent rien. Je vois cette évolution d’un œil très critique. Lorsque la guerre prendra fin, nous aurons un besoin urgent des ONG locales pour reconstruire le pays. Depuis le début de la guerre, de nombreuses initiatives locales ont vu le jour. Il faut les soutenir pour qu’elles puissent travailler et acquérir de l’expérience. Ces jeunes projets sont extrêmement importants pour l’Ukraine de demain. Mon principal appel à la communauté internationale et aux donateurs internationaux est qu’il y a ici depuis longtemps une société civile très vivante. Si nous ne la soutenons pas, nous compromettons gravement la capacité de l’Ukraine à se remettre sur pied par ses propres moyens après la guerre. Si cette capacité d’auto-organisation n’avait pas existé au début de la guerre, il aurait déjà été trop tard lorsque les grandes organisations étrangères sont arrivées en mai 2022.

  1. Nataliya Gumenyuk est une journaliste ukrainienne spécialisée dans les affaires étrangères et les reportages sur les conflits. Autrice de trois ouvrages, elle est également la fondatrice de Public Interest Journalism Lab. Depuis le début de la guerre, elle documente les crimes de guerre russes. https://www.thereckoningproject.com/

On ne peut pas parler d’enfermement sans mentionner ces prisons à ciel ouvert que sont les territoires ukrainiens occupés par l’armée russe. Les populations des villages libérés ont régulièrement témoigné des salles de tortures, des viols et des exécutions sommaires aux-quel·les sont soumis·es les civil·es de tout âge dans ces territoires. À la fin du printemps, on comptait environ 23.000 civil·es ukrainien·nes disparu·es depuis le début de la guerre, pour beaucoup déporté·es et détenu·es en Russie.

Et c’est sans compter les enfants kidnappés et «adoptés» en Russie.

Quant aux prisonnier·es de guerre, iels étaient en août dernier, selon les autorités ukrainiennes, environ 10.000, entre autres notre ami Maksym Butkevych1, interné·es dans des conditions désastreuses. La grande majorité des prisonnier·es ukrainien·nes qui se trouvaient aux mains de la Fédération de Russie et de groupes armés affiliés à la Russie ont indiqué qu’iels avaient été soumis·es à la torture (entre autres tortures positionnelles, et électrochocs) et à des mauvais traitements, notamment des passages à tabac, des me-naces, des attaques de chiens et des simulacres d’exécution. Des femmes et hommes détenu·es ont subi ou été menacé·es de violences sexuelles et soumis à des traitements dégradants et à la nudité forcée2.

Joëlle Meunier, Archipel

  1. Voir Ukraine-Une farce cynique, Archipel 324 de Michael Rössler, avril 2023, Ukraine – treize ans de détention, Archipel 325, mai 2023 et La Fédération de Russie et ses forces d’occupation doivent immédiatement libérer Maksym Butkevych, Archipel 326, juin 2023.
  2. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme.