Nous publions aujourd’hui un entretien avec Vladislav Starodubtsev, activiste de l’organisation de gauche ukrainienne Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), et historien spécialisé dans l’Europe centrale et orientale. Nous lui demandons d’abord de décrire les conséquences de la guerre, en termes sociaux, pour les Ukrainien·nes.
Vladislav Starodubstev: Au moment où la guerre a commencé, l’Ukraine était dirigée par des politiques qui prônaient une idéologie de marché très radicale et fondamentaliste, une idéologie néolibérale. Iels ont utilisé la guerre pour mettre en œuvre leurs plans, pour promouvoir leur vision. Dans la plupart des cas, ce n’était pas promu par un intérêt privé et la poussée des élites oligarchiques, mais plutôt par les croyances des gens qui pensent que les mécanismes de l’économie de marché peuvent résoudre tous les problèmes. Au début de la guerre, en s’appuyant sur cette logique, iels ont radicalement réduit les droits des travailleur·euses, limité la protection contre le licenciement et soustrait l’État de son rôle de modérateur entre travailleur·euses et employeur·euses, dans le but de «motiver l’investissement», d’encourager les capitaux étrangers, etc, mais en fait c’est absurde dans une situation où tout investissement peut être très rapidement détruit par un missile. Alors bien sûr, cela n’a pas marché, mais iels ont continué de promouvoir de telles réformes.
A: Est-ce dû à la pression des grandes entreprises?
VS: Dans la plupart des cas, ce ne sont même pas les oligarques. Nos oligarques tentent, depuis un certain temps, de se donner l’image d’hommes d’affaires socialement orientés, patriotiques et responsables. Il s’agit principalement des nouvelles entreprises, y compris de grandes entreprises ukrainiennes, qui sont apparues après la privatisation dans les années 1990 et qui ont commencé à promouvoir ce lobbying néolibéral et radical.
A: Ce lobbying conduira-t-il l’Ukraine vers une politique économique et sociale proche de celle de Pinochet au Chili dans les années 1970?
VS: Le pire, actuellement, ce n’est pas le lobbying mais l’idéologie du parti au pouvoir. Pourtant il arrive qu’iels commencent à en douter, comme par exemple, Hetmantsev, le président de la commission des Finances et des Impôts de la Verkhovna Rada. Il a déclaré au début de l’été que si nous continuons à réduire les impôts des riches, nous ne serons tout simplement pas en mesure de financer l’armée et l’État en général. Il a alors été victime d’une grosse campagne de presse, le présentant comme marxiste radical. C’est-à-dire que cette politique ultralibérale est dans un premier temps initiée par l’État et ensuite la pression des élites économiques assure qu’il ne s’en écarte pas.
A: L’Ukraine, à mon avis, n’est pas une dictature, ni dans le sens politique, ni dirigée par un capital monolithique. On observe fréquemment le même scénario: le gouvernement fait voter au parlement des lois à la va-vite, ensuite la société s’y oppose et il revient en arrière. Qu’en est-il de la question sociale? Elle concerne beaucoup de monde, alors que je vois des résistances essentiellement dans des secteurs beaucoup plus marginaux. Je pense à la bagarre de quelques centaines de cinéastes ukrainien·nes qui se mobilisent pour défendre les archives cinématographiques.
VS: Les personnes qui se sont opposées à la privatisation des archives cinématographiques appartiennent généralement à la classe moyenne éduquée, ayant fait des études, ayant des connaissances, ayant une certaine expérience politique. Elles connaissent l’anglais, ont accès aux médias, savent comment se rendre visibles, ont des relations qui peuvent promouvoir la cause, mais la plupart des gens qui ne font que travailler forment une énorme classe invisible qui ne sait pas comment se faire entendre. Du coup, ils sont presque totalement non représentés en politique. Les grands médias n’en parlent pas, ce n’est pas sensationnel. Et les syndicats, à leur tour, soit n’ont aucun intérêt, soit ne savent pas comment mener des campagnes et des actions politiques. Ils sont généralement très passifs et prennent des décisions d’une manière très démodée, ne sachant pas utiliser les technologies de communication contemporaines. Et dans la plupart des cas, il s’avère qu’un très grand nombre de personnes passent la majeure partie de leur temps à travailler et, après le travail, n’ont ni la force ni la possibilité d’avoir des contacts, des débouchés et une représentation pour exprimer ou même formuler leur mécontentement. D’autant plus aujourd’hui pendant la guerre, la télévision et les grands journaux diffusent une information et des gens présélectionné·es. Tout le monde s’intéresse à la guerre, et les autres sujets passent à la trappe s’ils n’émanent pas de gens qui ont leur propre auditoire. Alors oui, les intellectuel·les, en particulier les intellectuels créatifs, peuvent faire avancer leurs revendications si nécessaire, pas les travailleur·euses.
A: L’un des problèmes majeurs est sans doute l’inertie colossale des syndicats issus de l’époque de l’Union Soviétique.
VS: En Europe, les syndicats se sont formés pendant plus d’un siècle, soutenus par les grands partis ouvriers. Les sociaux-démocrates, socialistes, radicaux défendaient leurs intérêts. En fait, il s’agissait d’une gigantesque école politique. Bien qu’en Europe, la plupart des syndicats soient désormais bureaucratisés, il n’existe pas en Ukraine d’école d’activité syndicale, de protestation, etc. Les syndicats ont tous été détruits après la révolution [d’octobre] et ne sont réapparus qu’en 1991, mais dans la structure administrative des pseudo-syndicats soviétiques.
A: Peux-tu en dire un peu plus sur les lois qui sont en place maintenant? À quel point sont-elles antisociales?VS: C’est une liste interminable! Mais la principale chose qui a été introduite est la pratique des contrats «zéro heure», dans lesquels il n’y a pas de limite de temps: vous pouvez être appelé à travailler à tout moment, en tout lieu et dans n’importe quelles conditions. En outre, des motifs supplémentaires ont été créés, qui peuvent être prescrits dans un contrat individuel entre l’employeur et l’employé. Les conventions collectives sont facultatives. L’employeur·euse peut facilement prescrire presque tout sous la forme d’un contrat individuel, partiellement soustrait à la juridiction des relations de travail. Iel conclut simplement un contrat individuel entre deux entités juridiques. On peut y prescrire presque tout, et les licenciements sont légaux, sauf s’ils sont à caractère discriminatoire.
Ces contrats «zéro heure», outre le fait qu’ils permettent à l’employeur·euse d’appeler l’employé·e quasiment à tout moment, ne garantissent pas qu’iel aura du travail. Du coup, s’il n’y a pas assez de travail, l’employeur peut payer moins que le salaire minimum. Auparavant, si l’employeur ne fournissait pas de travail, il devait payer les 3/4 du salaire.
Il y a aussi le cas des mobilisé·es qui ne reçoivent plus de salaire pour leur travail, dès qu’iels en reçoivent de l’armée. Et beaucoup d’entreprises essayent de licencier les personnes mobilisées, mais il est toujours possible de gagner en justice. Une importante réforme de l’assurance sociale a eu lieu: le fonds d’assurance sociale a été fu-sionné avec le fonds des retraites. À cette occasion, leur financement a été réduit de près de la moitié et la possibilité de recevoir un dédommagement en cas d’accident de travail ou autre pro-blème a été fortement réduite.
Certaines compensations ont été purement et simplement supprimées et l’État s’est entièrement retiré de ses responsabilités envers des travailleur·euses qui ont subi un tort dans le cadre de leur activité professionnelle. Auparavant, il était possible de convoquer une inspection d’une entreprise pour voir si elle res-pectait toutes les normes de la législation du travail. Pendant la guerre, il y a un moratoire de ces inspections. De plus, le service chargé des inspections a été radicalement réduit, ce qui indique que le moratoire sera très probablement prolongé après la guerre.
A: Ça a l’air sauvage et effrayant. Regardons une situation particulière, celle de la Transcarpatie, ou je vis. Dans cette région, la législation du travail concerne, je pense, 10% de la population. Celle-ci est très mobile et les gens qui gagnent de l’argent à l’étranger sont très nombreux. Dès qu’ils ne se plaisent pas dans un endroit, ils vont ailleurs. Mais je comprends que dans d’autres régions, il n’y a pas autant de choix. En Ukraine occidentale – si de telles lois étaient adoptées, un certain contingent n’accepterait pas de travailler dans de telles conditions.
VS: Oui, mais il y a encore d’autres facteurs. Par exemple, si on supprime les droits des travailleur·euses, dans une situation où il y a des syndicats forts et le plein emploi, ça a tout de suite un effet. Mais lorsque les syndicats sont faibles et qu’il y a 13 personnes pour un seul emploi, cela crée une inégalité de pouvoir absolue, pousse à la réduction des salaires, détériore les conditions de travail et réduit le pouvoir de négociation des travailleur·euses. Et oui, dans ce cas-là, beaucoup de gens partiront à l’étranger.
Et aussi, comme tu le dis à juste titre, la plupart des gens ne relèvent pas du tout des relations de travail, ou sont dans un emploi au gris, parce que les entreprises ne les emploient pas officiellement. Notre gouvernement a un plan terrible pour faire face à cette situation: il a proposé une nouvelle réforme fiscale, qui prévoit des réductions d’impôts pour toutes les entreprises qui sont dans l’ombre. Au lieu de jouer son rôle de contrôle et de défense de la population, avec ces me-sures, l’État risque de motiver encore plus d’entreprises à glisser vers l’économie de l’ombre car elles profiteront de plus de privilèges que les entreprises qui travaillent dans la transparence.
A: Mais il y a aussi du positif dans tout cela. En Ukraine, il existe des traditions de luttes victorieuses des travailleur·euses, si je comprends bien, surtout dans l’industrie lourde et les charbonnages.
VS: La dernière grève réussie a eu lieu en septembre ou octobre, à Novovolynsk, menée par les travailleur·euses du charbon contre un dirigeant corrompu, mis en place depuis la guerre. La grève a réussi et il a été renvoyé. C’est-à-dire que même pendant la guerre, vous pouvez organiser et gagner des grèves. Le problème est que cette industrie est en déclin et sans espoir. Aujourd’hui, il reste probablement environ 10% de ce qu’elle était à la fin de l’URSS. Et l’industrie du charbon est condamnée pour des raisons environnementales, sans aucun mécanisme approprié de réinsertion et d’assistance sociale pour les travailleur·euses.
A: Les charbonnages se trouvent essentiellement dans les territoires occupés, non?VS: Oui. Mais en Ukraine centrale, il y a l’exemple d’une grève qui a eu lieu à Kryvyi Rih. Les mineurs se sont mobilisés pour des salaires plus élevés et contre les réformes dans la mine. Plusieurs mines ont rejoint cette lutte qui s’est terminée par des concessions de la direction et une augmentation des salaires de 20 %. C’est-à-dire que lorsque la classe ouvrière s’organise, elle obtient généralement des concessions. Le problème est qu’il y a un manque de représentation politique, c’est-à-dire de possibilité de se faire entendre. Les gens ne comprennent pas ce qu’ils peuvent faire, ils ne comprennent même pas leurs droits. Ils ne disposent pas de culture de la protestation et de défense de leurs droits. Nous avons besoin d’alphabétisation politique et de représentation politique, d’organisations politiques.
A: Il y a des nuances ici qui ne sont pas faciles à comprendre pour nos lecteur/trices en Occident. Zelensky est entouré par des gens d’une idéologie peu élaborée qui voient dans des réglementations étatiques le spectre de l’Union soviétique et qui prônent par conséquent des théories tout à fait antisociales.
VS: C’est vrai. La pensée politique en Ukraine est en retard de 30 ans sur l’Occident. On continue de citer Margaret Thatcher, Reagan, au mieux Tony Blair. Selon cette pensée, il suffit de supprimer toute réglementation et tout ira mieux. Libérons toutes les forces productives des entreprises, elles créeront tout, investissements et emplois.
A: C’est du darwinisme social.
VS: Oui. Pourtant, depuis la guerre, certaines personnes commencent à changer d’avis, y compris Zelensky. Il a récemment nationalisé plusieurs entreprises importantes. Et son parti s’exprime en faveur d’une augmentation des impôts. Un autre exemple, dans le domaine de la politique agricole, il est impossible de semer sans subventions, car les coûts des semis ont beaucoup augmenté. Du coup, le gouvernement est obligé de subventionner tout ce secteur de l’économie, sinon il s’effondre complètement. Cela l’amène à comprendre que l’approche néolibérale ne fonctionne pas ici. Mais il essaie toujours.
A: Malheureusement, ces subventions vont presque entièrement dans les poches des gros industriels de l’agriculture, l’agriculture vivrière étant livrée à elle-même.
VS: Tout à fait. Et accompagné par cette logique post-soviétique absurde selon laquelle tout doit s’écrouler, que nous allons créer un meilleur climat d’investissement, et que par conséquent il y aura du travail et tout le monde vivra bien. Je me souviens d’une citation qui m’a vraiment marqué, en tant qu’historien de l’Europe de l’Est: après la révolution de velours en Tchécoslovaquie, un ministre de l’Économie avait expliqué dans une interview que quand il avait affirmé que l’État devrait avoir une politique industrielle, il avait été traité de communiste et mis à la porte. Nous sommes dans la même situation. Quelque-fois, les gens au pouvoir comprennent qu’il faut prendre certaines mesures, mais ils sont pris dans un cadre de pensée dont ils ne peuvent pas sortir. C’est un énorme problème. Toute notre politique économique est basée sur l’approche selon laquelle nous devons d’abord soutenir les entreprises, afin que les entreprises soutiennent tout le monde. Et dans le cas idéal, l’État ne devrait pas exis-ter. Ou, dans le pire des cas, l’État ne devrait soutenir que les entreprises. Parce que s’il soutient les entreprises, celles-ci assureront le bien-être de leurs employé·es. Voici la logique.
A: Je comprends que vous travaillez avec des réseaux qui ne sont pas seulement en Ukraine. Comment voyez-vous l’utilité des partenaires internationaux, des syndicats à cet égard?
VS: Tout d’abord, les syndicats internationaux peuvent faire pression sur notre gouvernement, parce qu’il est très dépendant de l’opinion en Occident et des partenaires occidentaux. Nos dirigeant·es sont très attentif/ves à tous les signaux venant de l’Occident. Si à l’Ouest, on entend: «Mais enfin, quelle terrible politique sociale en Ukraine!», cela aura forcément des conséquences ici. C’est-à-dire qu’il y a une énorme possibilité d’influence, si vous soulevez ces questions, il y a aussi la possibilité d’une influence directe. Par exemple, un représentant de l’Organisation Internationale du Travail est venu nous voir et s’est prononcé contre les réformes sociales.
Ensemble, les plus grands syndicats et nous nous y sommes opposés, et cela a partiellement suspendu le processus. Cela ne s’est pas arrêté, mais c’était une pression supplémentaire sur le gouvernement. Le problème est que pendant la guerre, en raison de la domination des médias, du fait que la plupart des travailleur·euses sont mobilisé·e et que la majeure partie de l’espace médiatique est occupé par la guerre, il est très difficile de soulever de telles questions. Mais si tu le fais, ça marche. Et bien sûr, il est nécessaire maintenant d’établir des contacts avec les militant·es ukrainien·nes, pour apporter de l’aide humanitaire, venir dans les syndicats qui sont au front, établir une communication directe à la base entre syndicats de même niveau dans d’autres pays et en Ukraine. Cela aide beaucoup.
Interview réalisé par Jürgen Kräftner, membre FCE - Ukraine