Il y a un an, dans un article intitulé «Réfugiés à la Bourse» nous évoquions la lutte des sans papiers à Paris qui avaient occupé depuis le 2 mai 2008 la Bourse du Travail près de la Place de la République. Le 24 juin 2009, les gros bras de la CGT avaient brutalement expulsé les 1.300 occupants. La semaine dernière nous avons pu rendre visite au nouveau lieu d’occupation, rue Baudelique dans le 18 ème arrondissement. Il s’agit là d’un mouvement considérable, sans doute le plus important qu’on ait pu voir jusqu’à ce jour en Europe. Cette magnifique aventure continue et s’amplifie même, dans une indifférence aussi générale qu’effrayante. Nous incitons tout le monde à aller à leur rencontre et à les soutenir de toutes les façons possibles. Voici un entretien avec Orhan Dilber, militant syndical turc qui a passé quelques années dans les geôles de la junte militaire après le putsch de 1980. Réfugié en France, il est aujourd’hui porte-parole du Collectif des sans papiers turcs et kurdes qui participe à cette occupation.
Ce Collectif a été constitué à partir de l’occupation en juillet 2009 d’un grand immeuble laissé à l’abandon de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM) au 14 rue Baudelique, baptisé «Ministère de la Régularisation globale de tous les sans papiers». Nous avons participé à l’occupation. Depuis, notre collectif fait partie des dix collectifs qui se trouvent derrière le Ministère.Avant cette occupation, il n’y avait pas de structure ni de collectif de Turcs et Kurdes semblables. Dans les années 90, il y avait un collectif de sans papiers turcs, à l’époque de l’église St-Bernard, mais c’était passager. Il faut dire que les Turcs et Kurdes ont des particularités par rapport aux autres collectifs. La majorité des sans papiers originaires de la Turquie sont turcophones et non francophones comme les sans papiers venant des ex-colonies françaises. Je ne suis pas moi-même sans papier, mais mes camarades avaient besoin d’un porte-parole francophone. Bien sûr ils se débrouillent, ils ont tous un travail, mais quand on a des débats dans le collectif ou des élections de délégués, il faut mener les discussions en turc, notre langue commune. Actuellement le collectif turc et kurde regroupe 1.300 personnes. Lorsque j’ai vu le grand mouvement derrière l’occupation à la rue Baudelique – le plus grand mouvement en France – j’ai interpellé les sans papiers turcs et kurdes. Il y a plus de 3.000 personnes qui occupent ce lieu de 4.300 m2 avec cinq étages. Il y a des salles de réunion, des salles de formation. Nous sommes fiers et heureux d’être parmi les fondateurs de ce Ministère.
Qui sont ces sans papiers turcs et kurdes? Sont-il depuis longtemps en France, est-ce qu’il y a encore des gens qui arrivent de la Turquie?
Certains camarades sont là depuis plus de 20 ans, sans papiers depuis des dizaines d’années. La majorité est ici depuis environ 10 ans, mais d'autres sont en France depuis moins d’un an. Ce qui explique le fait qu’il n’y avait pas de collectif auparavant, c’est que la plupart de ces gens sont venus en France pour des raisons politiques. Pour les Kurdes, c’est la répression nationale qui les pousse à chercher l’asile et la France est encore aujourd’hui le pays qui accueille le plus de demandeurs d’asile. Pour les Turcs, ce sont des militants qui ont eu des problèmes avec l’Etat et en général ces Turcs ont aussi cherché l’asile politique. Pendant les années 80 et 90 il était assez facile de l’obtenir, mais maintenant ce n’est plus le cas, car l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides) a décidé il y a deux mois d’inclure la Turquie (avec la Serbie et l’Arménie) parmi les pays sûrs dont les ressortissants ne peuvent plus obtenir l’asile. Mais on voyait déjà depuis plus d’un an que la plupart des demandes d’asile avaient été rejetées. On s’est donc rendu compte que la situation changeait et qu’il fallait chercher une régularisation par le travail. De toute façon, ils travaillent tous. C’est le système en France qui fait qu’ils travaillent au noir. La France n’accueille pas tous ces gens par indulgence ou générosité. On laisse balader les sans papiers et les demandeurs d’asile. Dans d’autres pays, il y a des camps de rétention pour les demandeurs d’asile et vous y restez jusqu’à la fin du processus. Soit vous pouvez rester, soit vous repartez. Ici quand vous demandez l’asile politique, on vous dit, «vous vous adressez à une préfecture, vous faites votre demande, voici un récépissé (avant c’était pour un an, maintenant c’est pour trois mois). Vous n’avez pas droit au travail, mais vous pouvez circuler librement, et c’est renouvelable». Qu’est-ce que cela signifie? Allez travailler au noir. Cela veut dire, allez trouver vos compatriotes de la communauté turque qui sont ici depuis longtemps, des sous-traitants qui travaillent pour les grosses sociétés fournissant une main-d’œuvre pas cher grâce aux sans papiers. Quand ils arrivent pour faire une demande d’asile, les Turcs et Kurdes sont tout de suite en contact avec ces réseaux pour pouvoir travailler. Puisqu’ils travaillent en communauté, des camarades sont là depuis 20 ans et ne parlent pas le français. Ils restent isolés.
Ca ne doit pas être simple de créer un tel collectif. Ce sont des gens qui sont venus pour des raisons politiques, mais il y a eu beaucoup de disputes entre des forces de gauche, beaucoup de tensions entre les Turcs et Kurdes… En gros ça se passe plutôt bien?
Oui, c’est exceptionnel. J’ai eu cette expérience déjà en Turquie où j’étais militant syndical. J’ai vu que les différentes positions politiques ou idéologiques disparaissent quand on est en grève. Un problème comme le manque de papiers réunit les gens. Ici dans notre collectif, il y a des militants de la cause kurde et des nationalistes turcs qui seraient des ennemis s’ils étaient en Turquie. Ils sont ensemble face à un système xénophobe qui les rejette tous ensemble, de la même façon que les Maliens et les autres. Le système ne fait pas de différence par rapport à leur origine. Ici au Ministère, il y a plus de 25 nationalités de cinq continents. Bien sûr, la majorité sont des Africains, mais il y a des Latino-Américains, des Asiatiques, des Russes, des Ukrainiens, etc. Dans le collectif nous n’avons jamais eu de problèmes.
A la Bourse du Travail il y avait des manifestations hebdomadaires, beaucoup d’actions, des formations, des cours de langue... Comment ça se passe à la rue Baudelique?
Ici c’est encore mieux qu’à la Bourse. Les activités sont beaucoup plus riches, parce que nous avons tellement d’espace. La particularité de cette occupation vient du fait que c’est l’occupation de la plus longue durée. Si on la considère à partir de la Bourse, cela fait presque deux ans. On était habitué à être dans des églises pour quelques mois. Cette occupation est très massive avec plus de 3.000 personnes, tout le temps. En général quand on parle d’une occupation, on occupe et on ne bouge pas. Ici on continue à mobiliser chaque semaine, en bloc, mais aussi de façon itinérante. Chaque mercredi on organise une manifestation sur les grands boulevards de Paris et puis on participe massivement aux autres manifestations, par exemple en solidarité avec ceux qui contestent les privatisations, ou lors du rassemblement devant le Medef…Plusieurs bénévoles donnent des cours de langue,ou fournissent une assistance sociale pour aider les gens à obtenir une aide médicale ou faire des démarches au niveau de la Sécu… Des avocats qui viennent pour les dossiers de régularisation. Maintenant, parmi nous, il y a des bricoleurs. Par exemple un collectif ramasse les pièces de vélo dont beaucoup traînent à Paris, et fabrique de nouveaux vélos un peu bizarres, qui fonctionnent quand même, et il les distribue à ceux qui en ont besoin. Ces gens n’avaient plus d’atelier, car ils avaient été expulsés par la police. Alors ils ont demandé à être hébergés ici. Il y a beaucoup de place. Ils ont commencé à fabriquer leurs vélos, ils n’ont pas encore participé aux manifestations avec les vélos, mais ils pensent le faire bientôt. Des apprentis cinéastes donnent des formations de cinéma, ils montrent aux sans papiers, surtout aux femmes, comment manipuler une caméra, faire un film. Les possibilités sont énormes. C’est ça qui nourrit et enrichit le mouvement. Nous vivons cependant un certain isolement, car chaque fois que nous sortons dans les rues de Paris et les médias en parlent, ils ne précisent jamais que nous sommes les collectifs qui ont créé le «Ministère» à la rue Baudelique. La presse c’est comme ça, nous sommes habitués à être manipulés. C’est un peu pareil avec les syndicats et les associations. Nous sommes invisibles.
A la Bourse du Travail il y a eu de grands conflits avec la CGT. Après, c’était le secteur CGT du nettoyage qui a aidé à lancer l’occupation de ce grand bâtiment de la CPAM. J'ai entendu que cinq syndicats soutiennent le mouvement. Mais alors ce n’est pas un soutien très actif?
Les soutiens sont faibles. Les Solidaires sont avec nous depuis le début, la section nettoyage de la CGT et la CNT sont présents, mais ce ne sont pas tous les syndicats bien sûr. La CGT a une position ferme et très nette. Ils ne sont pas pour la régularisation globale de tous les sans papiers. Maintenant ils sont dans un mouvement de piquets de grève1 et ils demandent la régularisation de ces 5.500 grévistes-là et c’est tout.
Comment ça se passe pour le bâtiment? J’ai lu qu’au début la direction de la CPAM voulait vous virer de ce lieu, mais qu’à l’intérieur de la CPAM il y a eu des protestations de salariés qui trouvaient que ce n’était pas normal d’expulser des sans papiers.
Tout de suite, au début de l’occupation, nous avons contacté les salariés de la CPAM et avons fait une réunion avec les délégués syndicaux à la rue Baudelique. Ils nous ont apporté leur soutien, en disant qu’ils allaient empêcher l’évacuation de ce lieu parce qu’ils sont solidaires avec les sans papiers. C’est une sorte de garantie; et en plus quand on a passé le mois de septembre, c’est bon jusqu’au mois de mars. Il y a déjà un jugement pour l’évacuation, mais on ne peut pas l’appliquer à cause de la pause hivernale.
Vous pensez qu’il sera difficile de rester au-delà de mars?
Cela dépendra du rapport de forces. Ce lieu est exceptionnel parce qu’il était vacant, désert. Si on occupait un lieu utilisé on ne pourrait pas rester plus de quelques semaines. Maintenant il y a les piquets de grève qui font des occupations d’une ou deux semaines, mais après ils sont virés. Cette occupation est très particulière, car elle nous donne la possibilité d’organiser un mouvement, de développer autre chose. Ce sont des éléments qui font que notre mouvement devient de plus en plus fort. La presse et la gauche ne sont pas habituées à ça…
J’ai l’impression que les grands syndicats et organisations politiques veulent toujours maîtriser et organiser des mouvements comme ça, les contrôler, mais là ils voient que les sans papiers sont tout à fait capables de s’organiser eux-mêmes.
C’est exactement comme ça. Je constate que la gauche française veut tout faire pour les autres, mais en agissant elle-même, en se sacrifiant pour les sans papiers. Mais on ne peut pas admettre que les sans papiers commencent à s’organiser. C’est pour cela que les collectifs des sans papiers ne sont pas connus, reconnus, visibles. Le GISTI, la Cimade, la Ligue de Droits de l’Homme, les organisations humanitaires, sont quand même là pour nous aider. Au début la LDH ne venait pas, mais ils ont commencé depuis que Mme Aubry a parlé des sans papiers, avant les élections.
Est-ce que ça avance au niveau des régularisations? Djibril, l’un des porte-parole à la Bourse m’a dit qu’il y avait eu là-bas une centaine de personnes régularisées. Est-ce que ça continue?
Après l’évacuation de la Bourse, pendant plus d’un mois, les occupants qui avaient été expulsés étaient campés sur le Boulevard du Temple. Des négociations ont eu lieu avec la Préfecture de Police qui avait dit que si nous arrêtions cette occupation dans la rue, elle examinerait 300 dossiers. Mais il n’y a pas eu ces 300 régularisations, peut-être la moitié. La police dit qu’elle se sent dupée car on a évacué le boulevard pour s’installer ailleurs et on continue à revendiquer la régularisation globale de tous les sans papiers. A part ça, il n’y a pas de régularisations. A force de manifester devant sa porte, nous avons été reçus deux fois par le cabinet d’Eric Besson. Il faut d’abord terminer avec ces 300 dossiers qu’ils ont promis. Ensuite nous voulons que toutes les préfectures reconnaissent les collectifs de sans papiers en tant qu’interlocuteurs pour le suivi des dossiers. Bien sûr le gouvernement insiste sur l’application du «cas par cas» au lieu d’une régularisation globale sans condition. Ce qui nous intéresse, c’est d’abord de briser la glace, parce que les collectifs ne sont pas reconnus. Après tant d’années de mobilisation, il faut laisser des traces, obtenir une reconnaissance officielle.
En même temps, c’est aussi reconnaître le problème des «travailleurs isolés», parce que la CGT ne soutient que des travailleurs dans des lieux de travail où il y a plusieurs sans papiers, dans des entreprises plus importantes… A la Bourse et à la rue Baudelique ce sont bien plus des personnes qui travaillent seules ou dans des micro-entreprises.
Ils ne sont pas considérés comme travailleurs. Le problème est là. Le moteur de notre mouvement, ce sont les travailleurs au noir. Pendant la canicule, je me souviens que le ministre de la Santé disait que si des personnes âgées n’étaient pas gardées par nous, les pertes auraient été doublées. Il y avait déjà 15.000 morts pendant dix jours. Ce n’est pas seulement la garde des personnes âgées, il y a aussi les malades, les enfants… La France a besoin de cette main-d’œuvre. Vous êtes subventionnés pour faire des enfants afin d’augmenter la population, mais comment faire? Travailler et avoir des enfants? Ils ont besoin de nous…
Pour la continuation de votre mouvement il y a une date bientôt qui sera importante, je crois…
Depuis la création du Ministère, même si cela n’a pas été très visible auprès des Français, les sans papiers dans d’autres régions ont vu que ça marche. Donc il y a eu des réunions avec les collectifs venant d’autres villes. Nous avons décidé de faire une grande manifestation des sans papiers le 9 janvier sur Paris, à partir de la rue Baudelique. Nous sommes bien sûr pour la régularisation globale, mais nous savons bien que ça ne se fera pas d’un seul coup. D’autre part, quand on est régularisé, qu’est-ce que ça veut dire? Nous serons toujours des ouvriers, ex-sans papiers, mais des étrangers exploités. On aura toujours des problèmes. Donc une organisation structurée est très importante, parce que même après la régularisation nous aurons besoin de cette solidarité, de cette organisation, afin de pouvoir obtenir nos droits au travail, des salaires corrects, des conditions de sécurité au travail, etc. En même temps nous développons des relations avec les syndicats. Nous ne sommes plus des étrangers isolés à l’écart de la lutte de classes en France, mais nous sommes dedans. Avec ce mouvement de sans papiers nous nous préparons pour l’avenir aussi. Je crois que l’avenir des sans papiers c’est en même temps l’avenir des travailleurs français. On l’oublie toujours. Les Français pensent qu’ils sont là par générosité, par solidarité, ils se considèrent comme soutiens, mais pourquoi vous nous soutenez? C’est par charité? Non, c’est pour vous. Quand il y a des sans papiers qui travaillent au noir, ça veut dire que les caisses d’assurance sont de plus en plus vides, il n’y a pas de caisse de retraite. On va dire que vous devez travailler jusqu’à 70 ans, même plus, puisqu’ils n’arrivent pas à payer les retraites parce qu’on ne collecte pas les cotisations de tous les sans papiers. Et en plus tout cela tire les salaires vers le bas. Il y a les privatisations, les sous-traitants, donc ce n’est pas seulement le problème des sans papiers, mais celui de tous les travailleurs, des salariés français, qui doivent être là, non pas pour nous soutenir, mais pour lutter pour eux-mêmes.
15 décembre 2009
Nicholas Bell, Forum Civique Européen, St-Hippolyte, F-04300 Limans
nicholas.bell@gmx.net
Actuellement plus de 5.000 sans papiers sont en grève dans la région parisienne, soutenus par la CGT. Cela concerne 1.800 entreprises et sociétés d’intérim.↩