VENEZUELA: Construire le monde que nous voulons, ici et maintenant

de Alice et Kathrin, Longo maï, 14 mars 2025, publié à Archipel 345

Janvier 2025: Difficile d’avoir d’autres échos du Venezuela que ceux de la bataille politicienne et médiatique autour du troisième mandat présidentiel de Nicolas Maduro. Alors que le pays se déchire, en pleine investiture, sur la légitimité de sa réélection, les travailleur·euses associé·es de Cecosesola (Centrale Cooperative des Services Sociales de Lara) s’activent pour ouvrir, du mercredi au samedi, les ferias, ces grands supermarchés autogérés au cœur de Barquisimeto, une ville de plus d’un million d’habitant·es dans l’État de Lara. C’est ce réseau de 51 structures coopératives solidaires et autogérées, portées par plus de 1200 coopérateur/trices, que nous sommes allées rencontrer pendant trois mois, au début de l’année 2024.

«Nous», ce sont deux longomaïennes (de France et d’Allemagne) et une personne du réseau allemand Kommuja. Nous avons voyagé dans le cadre de l’intercambio («échange»), qui permet depuis 2017 à des associé·es de Cecosesola comme à des membres de divers lieux collectifs européens de se rendre visite pendant trois mois.

Décembre 2023: à notre arrivée à la Feria del Centro, implantée dans un des quartiers les plus populaires de Barquisimeto, c’est la surprise en échangeant avec les associé·es de la coopérative: ici, on ne s’intéresse pas franchement aux opinions politiques des un·es et des autres. Qu’elle soit pro ou anti-chaviste, toute personne recommandée (par un·e associé·e) et désireuse de contribuer au projet Cecocesola est la bienvenue. Ici, on défend l’idée que ce qui fait collectif et permet de déplacer des montagnes, ce sont les relations que l’on soigne, et que c’est la transformation personnelle et collective – et in fine, par ricochet, de la société – que l’on vise. La raison d’être, au fond, de toute activité collective au sein du réseau, c’est de nourrir le processus de transformation culturelle, depuis la réflexion collective quotidienne, vers un esprit de solidarité et de co-responsabilité. Teresa, associée de la coopérative El Triunfo depuis 54 ans, raconte «le principal obstacle se trouve en nous-mêmes. L’obstacle est interne, mais individuellement, nous ne pouvons pas le résoudre. C’est pourquoi nous avons une équipe, pour le surmonter et devenir de meilleures personnes».

Au cœur de ce processus, des réunions: quelques 3000 par an, qui s’étirent parfois du matin jusqu’à tard le soir. Les travailleur·euses associé·es de Cecosesola y consacrent au bas mot 20% de leur temps de travail. Sans échanges profonds et réguliers, difficile en effet de faire collectif et de déconstruire les hiérarchies, les habitudes personnelles imprégnées de capitalisme, d’individualisme et de patriarcat. Au-delà des réunions, iels s’appuient sur la rotation des tâches et sur le principe d’égalité des revenus (majorés selon le nombre d’enfants à charge) pour chaque travailleur·euse associé·e. Et c’est une histoire qui dure…

Se réapproprier l’essentiel

Dès 1967, Cecosesola commence fort, à travers une réappropriation collective de la mort. En réponse à un besoin profond dans les quartiers populaires de pouvoir enterrer ses proches dignement, un service funéraire coopératif est créé. Il constitue encore aujourd’hui un des piliers de l’organisation: loin des pratiques spéculatives des entreprises classiques de pompes funèbres, il permet aujourd’hui à 23.000 familles d’accéder à ce service essentiel.

Puis en 1975, après des mois de participation aux mobilisations émergeant des secteurs populaires contre l’augmentation des tarifs des transports publics, Cecosesola reprend à son compte la plupart des lignes de bus de la ville de Barquisimeto en s’engageant à maintenir un tarif bas. Ensemble, travailleur·euses et usager·es s’organisent, décident du tarif et des trajets des lignes de bus, permettant ainsi de desservir en priorité les quartiers les plus précaires de la ville. C’est cet engagement pour la communauté qui vaudra à Cecosesola une répression d’État et une campagne de presse assassine. Mais à travers cette expérience, elle affirme sa solidarité avec toute la communauté dont elle émane, loin du fonctionnement des coopératives traditionnelles, dont l’action se limite le plus souvent au bénéfice de leurs membres. C’est également à ce moment-là que débute une phase de remise en question de toute forme de hiérarchie interne. Iels cessent alors de fonctionner avec des postes de gérant·es, qui nourrissent trop souvent les jeux de pouvoir. Une fois surmontée la féroce répression étatique et essuyé un endettement sans précédent, Cecosesola amorce un changement de cap au début des années 1980: priorité à l’affirmation, à l’organisation collective en faveur d’une autre société, et non plus contre celle qui existe.

Construire le monde que nous voulons, ici et maintenant

C’est ainsi qu’ouvre en 1983 la première feria de consumo familiar, ces marchés coopératifs qui constituent encore aujourd’hui le cœur de l’activité économique du réseau. Il existe au total 22 lieux de vente à Barquisimeto et dans les autres villes ou villages où sont localisées les coopératives associées. 100.000 familles s’y approvisionnent actuellement. Et jusqu’à 40% des habitant·es de Barquisimeto viennent, à un moment ou à un autre, y chercher les produits de base à des tarifs qu’iels ne trouvent nulle part ailleurs dans la ville. En plus des produits d’épicerie, ce sont 500 tonnes de produits frais qui y sont vendus chaque semaine. 70% de ces fruits et légumes sont produits et acheminés jour et nuit depuis 7 États du Venezuela, par les 350 producteur/trices agricoles de Cecosesola, qui s’organisent dans 21 groupes. Les 30% restants sont achetés auprès de producteur/trices indépendant·es. La feria, c’est aussi ça: 350 familles productrices qui peuvent se maintenir sur leur territoire rural, y nourrir une dynamique collective et y vivre dignement.

Tout au long de l’année, de nombreuses réunions en assemblée, réunissant producteur/trices et distributeur/trices du réseau Cecosesola aboutissent à la planification des cultures à semer. L’objectif est qu’elles soient réparties de manière équitable entre les producteur/trices du réseau. Par ailleurs, iels y discutent ensemble des prix, en fonction des coûts estimés de production et non pas des prix du marché. Ainsi, de longues réunions permettent de prendre en compte les problématiques et besoins des un·es et des autres, afin qu’un consensus soit trouvé. Par ailleurs, un fonds d’entraide a été créé pour couvrir les besoins émergents des producteur/trices agricoles.

Une école de la confiance et de la solidarité

Dans le contexte de grave récession économique, de pénuries et de forte insécurité alimentaire que traversent les Vénézuelien·nes depuis une dizaine d’années, l’existence des ferias a sans doute pris encore plus de sens. Certains événements racontés par les camarades de Cecosesola nous ont particulièrement touchés.

En mars 2019, l’apagon, une panne d’électricité générale a paralysé le pays pendant quatre jours. Plus personne n’avait d’argent liquide, les caisses enregistreuses étaient à l’arrêt, les magasins partout fermaient. À contre-courant, dans les coopératives de Cecosesola, il est rapidement décidé de ne fermer aucun espace, pas même les centres de santé. Simultanément et sans concertation, le choix est fait dans les 22 points de ravitaillement alimentaire du réseau, de faire confiance a priori, et de vendre à crédit aux dizaines de milliers de personnes venues acheter ces jours-là. «Nous avons donné des tonnes de nourriture à tou·tes celles et ceux qui sont venu·es à la feria, on notait ce que devaient les gens sur des bouts de papier» raconte Noel, également associé de la coopérative El Triunfo. La suite donne du grain à moudre: «89% des personnes ont remboursé dans les semaines suivantes, les autres personnes ont payé dans les mois et années qui ont suivi. Au final, 98 % des crédits liés à l’apagon ont été remboursés. Cette décision, on l’a prise en accord avec l’idée de toujours chercher une solution alternative à la fermeture des espaces: si une difficulté se présente, on cherche les différentes options qui pourront garantir le fonctionnement du réseau solidaire entre nous, en tenant compte du fait que nous ne sommes pas extérieurs à la communauté dans laquelle s’inscrit la feria, nous sommes la communauté». Décision audacieuse et risquée d’un point de vue économique, mais particulièrement fructueuse en termes de cohésion communautaire.

L’escasez (pénurie), le manque de produits de première nécessité, n’est par ailleurs pas arrivée du jour au lendemain: les produits essentiels sont devenus, les uns après les autres, de plus en plus rares. À cela s’est ajoutée une inflation incontrôlable de plus de 1.000.000%. Pendant la période de plus grande pénurie, entre 2016 et 2018, de longues queues se formaient à l’extérieur des fe-rias, les gens attendaient jusqu’à 3 ou 4 jours dehors, dans l’espoir d’avoir accès au peu de marchandises qui seraient livrées. Tout est rationné, et en particulier la farine de maïs précuite qui sert à l’élaboration des fameuses arepas. Un kilo de farine par semaine, c’est ce à quoi pouvait avoir accès un foyer pendant cette période, et c’est 8 à 10 fois moins que la consommation habituelle. Après de longues discussions portant sur la répartition du peu qui arrivait encore à la feria, les travailleur·euses associé·es de Cecosesola, qui auraient très bien pu décider de prioriser leurs foyers, décidèrent de s’appliquer la même règle qu’au reste de la communauté. S’il y a un kilo de farine par personne, tout le monde le recevra, qu’iels fassent partie du réseau ou non. La pénurie touche tout le monde, pas de privilèges.

Pendant les guarimbas, des émeutes de protestations contre le gouvernement Maduro de 2019, les travailleur·euses de la feria du centre, à quelques rues des barricades et des affrontements, décidèrent de ne pas fermer: «On n’a jamais fermé la feria pendant cette période. Face à une si-tuation de violence, il y a d’autant plus besoin d’acheter des aliments pour la famille» raconte Teresa. Et alors que des saccages avaient lieu partout dans la ville, les camions pleins de Cecosesola étaient protégés par les manifestante·s: «iels disaient de nous laisser travailler, que ces camions étaient chargés de la nourriture pour le peuple» raconte Noel.

S’appuyer sur la force de la communauté pour bâtir un centre hospitalier

Pour les coopérateur/trices de Cecosesola, une chose est claire: loin d’attendre quoi que ce soit de l’État, c’est l’auto-organisation qui permettra de trouver des réponses concrètes aux besoins de la communauté. Ainsi, le réseau s’empare de la question de l’autonomisation face aux besoins de santé, de ses coopérateur/trices tout d’abord: la première consultation de médecine générale ouvre en 1996. Face à une demande grandissante, les coopératives de Cecosesola s’organisent et créent leur réseau de centres médicaux à partir de 2002. En 2009, elles inaugurent leur propre hôpital coopératif, ouvert à tou·tes: le Centre Intégral Coopératif de Santé (CICS), qui accueille plus de 200.000 personnes chaque année, et n’a rien à envier aux cliniques privées. Pourtant, les travailleur·euses associées de Cecosesola ne considèrent pas qu’il s’agit d’un service, mais plutôt d’une «opportunité de construire des relations de respect entre les membres d’une même communauté». Cet hôpital, iels l’ont construit sans aucune subvention publique ou privée, et y pratiquent des tarifs 60% moins chers que dans les cliniques privées. Les coopératives intégrées de Cecosesola, soutenues par les membres de la communauté, ont rassemblé pendant des années, bolivar après bolivar, les sommes permettant de financer l’intégralité du bâtiment comme de l’équipement médical. «Les excédents produits par les différentes coopératives ont été consacrés à ça, tou·tes les travailleur·euses mettaient une contribution hebdomadaire, on organisait des tombolas… Dans chaque feria, il y avait une tirelire à toutes les caisses, et les gens de la communauté pouvaient participer» raconte Noel.

Depuis son ouverture, le CICS offre des services de santé de haute qualité. De multiples espaces et pratiques de soin ont été mis·es en place pour toute la population: des traitements alternatifs tels que l’acupuncture et le soin par le massage, mais aussi des interventions chirurgicales et des examens de laboratoire, de radiologie. Depuis quelques années, et dans un contexte d’accouchements par césarienne généralisés dans tout le pays, un dispositif alliant salle d’accouchement naturel et ateliers de préparation tout au long de la grossesse, permet aux femmes d’éviter la césarienne et à la communauté de se réapproprier la pratique de l’accouchement par voie basse.

Dans cet espace aussi, la rotation des tâches est de mise, et les fonctionnements hiérarchiques combattus. Mais la collaboration avec les médecin·es, qui sont les seul·es à échapper au principe d’équité des revenus, représente encore un immense défi au sein du CICS. Bon, on nous a quand même raconté qu’à force de processus collectifs, les médecin·es s’attellent de plus en plus aux réunions et aux tâches hors consultations…

Et maintenant?

La remise du Right Livelihood Award (aussi appelé «Prix Nobel Alternatif») à Stockholm en 2022 a honoré et visibilisé cette expérience collective qui dure depuis 57 ans et qui demeure extrêmement vive, organique, créative et inspirante.

Les rencontres inter-collectives du réseau Intercambio, de plus en plus régulières, créent des effets miroirs déconcertants de part et d’autre de l’Atlantique. Elle permettent de soulever de nombreuses questions qui traversent tout collectif: comment s’organiser, agir, se lier... Ce sont des moments précieux pour renforcer et associer les luttes pour un autre monde, dans des coins du globe si éloignés et si différents, qui partagent pourtant des imaginaires communs. Ces rencontres nourrissent le sentiment de ne pas être seul·es, face aux défis qu’ont laissés des décennies d’agissements dévastateurs dans nos sociétés. Émergent alors une confiance et une énergie créatrice qui nous donnent la certitude qu’un autre monde est possible, quand nous nous mettons enfin tou·tes en route pour le créer véritablement, ici et maintenant!

Kathrin et Alice, Longo maï