Des extraits d’un long entretien mené en octobre dernier avec trois Palestinien·nes de passage en France pour la rencontre «Sème ta résistance» organisée par le Réseau Semences Paysannes. Iels sont originaires de la région de Ramallah en Cisjordanie et membres du Forum palestinien de l’agroécologie.
Lina Ismail travaille à sensibiliser à l’agroécologie et à l’autonomie alimentaire, Saad Dagher, membre fondateur du Forum, tient une ferme où il produit des légumes et des olives, et est actif à Ramallah dans le domaine de la formation et du conseil pour l’agriculture, l’environnement et l’eau, Mohammad Khoueira, paysan et éleveur, anime aussi des ateliers sur l’agroécologie.
Quelle était la situation de l’agriculture en Cisjordanie quand vous avez commencé à mettre en place vos idées d’agroécologie?
Notre agriculture est passée d’un mode traditionnel à un mode chimique de monoculture, utilisant des semences industrielles. Quand Israël a occupé la Cisjordanie, il a introduit ces méthodes et essayé de convaincre les agriculteur/trices de les adopter. Avec l’occupation, c’est notre agriculture et la façon de produire l’alimentation qui ont changé. Après sont arrivés des organismes étrangers qui prétendaient développer l’agriculture, plus particulièrement après les accords d’Oslo, afin d’aider au processus de développement économique de la Palestine. Ils ne se sont pas attachés à l’idée que les Palestinien·nes puissent produire pour la population locale, mais plutôt qu’on puisse s’appuyer sur la technologie, produire de la nourriture comme marchandise à exporter, de manière à ce que notre dépendance perdure.
En plus, du fait que nous n’avons pas de maîtrise sur nos frontières, nous ne savons pas forcément ce qui est importé: la provenance des graines, s’il y a des OGM, mais nous savons qu’il entre beaucoup de pesticides et d’engrais, de manière légale ou non, dont une grande partie est interdite dans les pays européens qui les fabriquent. Ils sont utilisés chez nous.
Quelles sont les activités principales de votre forum? Qu’est-ce que vous mettez en place comme alternative dans le domaine agricole?
Nous considérons que l’agroécologie est l’un des moyens qui limitent notre dépendance à l’occupation. Parce qu’en agroécologie, la production s’appuie sur des intrants produits localement. Toutes les matières requises sont locales. Nous considérons que c’est l’outil qui nous permettra d’atteindre la souveraineté alimentaire. Notre objectif est de diffuser chez les gens une agroécologie qui s’appuie sur les semences locales paysannes, pour ne pas avoir à en importer qui viennent de l’occupant. Les semences locales sont adaptées aux conditions locales, en particulier avec le changement climatique en cours. Elles n’ont pas besoin d’intrants chimiques comme les semences génétiquement modifiées ou hybrides. En même temps, du fait qu’on produit de la nourriture sans produits chimiques, sans poisons, cette production est saine pour les gens et réduit aussi la dépendance aux médicaments, dont une grande partie est importée.
La situation était très difficile depuis des décennies, pour la population en Cisjordanie et notamment pour les agriculteur/trices. Depuis le 7 octobre, il y a eu une grande accélération et la répression est devenue beaucoup plus féroce. Il y a eu beaucoup d’attaques et beaucoup de morts. Quelle forme cela a pris pour vous en tant qu’agriculteur/trices?
Ce matin (le 12 octobre 2024) il y a eu une agression contre des agriculteur/trices palestinien·nes dans des villages du nord-est de la ville de Ramallah. Iels ont été battu·es, chassé·es et empêché·es de cueillir les olives. Les colons sont venus avec des armes, et bien sûr l’armée les protégeait. Hier la même chose s’est passée dans le village de Rantis. Avant-hier, c’était à al-Lubban al-Gharbi. Il y a eu des blessé·es, des bras cassés, une tête fracassée. Ça se passe aujourd’hui. C’est la mise en pratique des appels des leaders des colons de Cisjordanie, qui ont déclaré il y a environ un mois que cette année, la saison des olives sera la saison du sang.
Et il y a nombre d’autres problèmes. Parmi les principaux, le contrôle total de l’eau exercé par les colons. Toute l’eau de Cisjordanie est censée être à la disposition des Palestinien·nes, mais les colonies en prennent 85%, y compris l’eau potable. Certaines régions n’ont de l’eau qu’une fois tous les deux ou trois mois, en particulier dans le Sud. Le prix du mètre cube flambe.
Nous avons entendu parler d’une grande augmentation du nombre d’expropriations de terres, de destructions et de harcèlement.
Il y a d’autres problèmes qui malheureusement sont occultés par la guerre à Gaza et au Liban. En ce moment des Palestinien·nes sont chassé·es de leurs localités, de leur terre, de leurs villages. Jusqu’ici, on compte 39 localités dans ce cas. C’est le début de l’opération d’expulsion dite «le transfert». Dans un premier temps, iels ont pris le contrôle des terres et de vastes surfaces, notamment dans la zone d’al-Aghouar en Cisjordanie. Pour nous, iels sont en train de faire des essais pour une grande opération d’expulsion dans laquelle les Palestinien·nes seront déplacé·es de Palestine en Jordanie.
La deuxième chose qui a pris de l’ampleur ces deux derniers mois, ce sont les démolitions de maisons. Il y a aussi les barrages, plus de 700 barrages militaires qui entravent la circulation des légumes et des fruits, des biens de consommation. Les légumes peuvent être produits dans la région de Jénine et doivent être vendus à Ramallah. Parfois, un trajet qui devrait prendre une heure prend cinq, six, huit heures. De grandes zones dans le nord de la Cisjordanie, proches du mur de l’apartheid, ont été détruites au bulldozer: les serres à légumes ont été arrachées, les pépinières d’oliviers détruites. Il y a plus d’un demi million de plants d’olivier qui ont été détruits. Ils auraient dû être plantés cet hiver.
Le mois dernier, en particulier dans le sud de la Cisjordanie, dans la région d’Hébron et de Bethléem, non seulement les maisons ont été détruites, mais aussi les puits qui servent de réserves d’eau de pluie. C’est une partie de la guerre contre les Palestinien·nes par le biais de leur alimentation, de la destruction de leur capacité à produire de la nourriture.
Et puis des nouveautés. Pour la première fois à cette saison, nous avons dû importer des tomates. C’est une décision de l’Autorité palestinienne. Car la tomate à cette saison de l’année est produite dans la région d’al-Aghouar, à l’est de la Cisjordanie. Or actuellement, la majeure partie de cette zone est sous contrôle militaire ou fermée, et les agriculteur/trices ne peuvent plus planter leurs tomates.
Nombre de Palestinien·nes d’origine rurale, mais qui vivent et travaillent à la ville, vont pour la saison cueillir les olives et les presser. Ensuite iels ramènent l’huile à la ville. Ce qui arrive couramment, c’est que lors de leur retour vers la ville avec les bidons d’huile, aux barrages militaires les soldats repèrent l’huile et la déversent par terre. On attend l’huile durant un an, et en un instant iels la jettent.
Il y a un mouvement dénommé «Jeunes des collines» qui vous pose beaucoup de problèmes…
Les premiers appels à créer ces groupes, «Jeunes des collines», ont été lancés en 1998 par Ariel Sharon, qui était à l’époque ministre israélien de la Guerre. L’objectif était d’occuper les sommets des collines. Nous voyons ces dernières années les résultats de cette politique. Un groupe, ou une seule personne, avec des vaches ou des moutons, occupe un sommet, mais contrôle toute la zone qui l’entoure. La personne est armée et protégée par les militaires. Elle va empêcher les propriétaires palestinien·nes d’approcher de leurs terres, de cueillir les olives, de cultiver ou de faire quoi que ce soit. Même si quelqu’un·e a des moutons qu’iel veut faire paître dans la zone, ce colon l’en empêche. Il y a quelques mois, un berger de la région de Ramallah allait vers sa terre. Ils l’ont battu, brisé.
Deux ou trois jours avant que je vienne ici en France, un «Jeune des collines» a pris le contrôle d’un sommet. Nous y sommes allé·es en tant que villageois·es pour protester, car cette terre doit rester à ses propriétaires, aux Palestinien·nes. Quand nous sommes arrivé·es, des civils désarmés, le colon nous a vus et est descendu avec son arme, accompagné d’un groupe de colons qu’il avait appelé en renfort sur son portable. En quelques minutes, l’armée était là. Elle nous a encerclés et a commencé à tirer des grenades lacrymogènes et assourdissantes. Il a fallu qu’on parte pour ne pas respirer le gaz. Il était impossible de rester sur place.
Depuis les colonies sur les sommets, iels commencent à prendre le contrôle des terres de la vallée, les terres agricoles dans les plaines. Iels commencent par empêcher leurs propriétaires de les cultiver, de les planter, puis au bout de quatre ou cinq ans de non-plantation iels commencent à planter eux-mêmes.
Il est connu que les Palestinien·nes ont cherché à planter beaucoup d’arbres sur des collines et sur des terres parce que ça rend plus difficile la confiscation par les Israélien·nes. Il semble que ces derniers ont trouvé des méthodes pour s’opposer à cela.
Au début des années 1970, il y a eu un mouvement initié par des étudiant·es de l’université cisjordanienne de Birzeit. Il avait créé les Comités d’action volontaire, pour aller planter dans les zones menacées d’être confisquées. En réponse, l’occupant s’est mis à lâcher des gazelles dans les montagnes. Il y a toujours eu des gazelles, mais les colons les ont multipliées, en particulier les gazelles à cornes. L’été, les gazelles ont une activité spécifique, hormonale. Elles ont besoin de gratter l’espace entre leurs deux cornes. Elles utilisent les petits plant d’olivier pour s’y frotter, elles les blessent. Les arbres perdent leur écorce et meurent. Mais en Palestine, environ 85% des Palestinien·nes sont musulman·es et 15% chrétien·nes. Les musulman·es mangent de la gazelle. Les chrétiens aussi. Et donc tout le monde s’est mis à la chasse à la gazelle. Et le plan de l’occupant de destruction des oliviers par les gazelles a échoué.
Alors, il y a trente ans, iels ont introduit des sangliers. Une majorité d’entre nous, en tant que musulman·es, ne mange pas de sanglier. Et si la gazelle procrée une fois par an et donne naissance à un ou deux petits, le sanglier a entre 10 et 15 petits par portée. Il se reproduit très vite, personne ne le chasse, et il n’a pas de prédateur naturel. Ils détruisaient tout, et les agriculteur/trices ont arrêté de planter. Quasiment toute production de blé s’est arrêtée dans les zones à sangliers. Et quand les agriculteur/trices ont arrêté de cultiver, l’occupant en a fait un prétexte pour confisquer ces terres. Ils ont ressorti des lois ottomanes qui disent que si une terre n’est pas exploitée pen-dant 3 à 10 ans, elle devient propriété d’État. Ainsi les confiscations ont augmenté. Et il y a eu un grand déficit dans la production de nourriture. Le sanglier n’avait jamais été présent dans notre région. Des gens ont filmé des camions de l’armée israélienne qui venaient lâcher des sangliers. Et plus encore après la construction du mur, après 2000.
Voilà les deux principaux problèmes qui menacent le secteur agricole, les colons de la «Jeunesse des collines» et les sangliers.
Curieusement, les Israélien·nes sont tout à coup très intéressé·es par les ânes pour lesquels iels sont prêt·es à payer un prix très fort.
Nous observons depuis deux ans que des Israélien·nes achètent des ânes à des prix élevés, quel que soit l’état de l’âne, malade ou pas. Le nombre d’ânes dans les villages a beaucoup diminué. Les paysan·nes les utilisaient pour le travail, pour accéder à leurs terres qui sont montagneuses, sans routes d’accès. Aujourd’hui on peut aller dans un village avec 3000 habitant·es, et ne trouver que dix maisons où il y a un âne. Le prix des ânes a augmenté. L’âne qui coûtait environ 50 euros, vaut aujourd’hui 250, 300 euros, même 500 euros.
Encore bien plus grave pour vous, c’est la nouvelle que les colons, qui étaient déjà bien armées, ont récemment reçu encore plus d’armes. Vous avez de grandes inquiétudes sur ce que cela pourra amener par la suite.
Ces dix derniers mois, les colons en Cisjordanie ont reçu encore plus d’armes. Il y a aujourd’hui environ 850.000 colons, dont 180.000 portent officiellement une arme, c’est-à-dire environ le quart. Iels ont fêté cette distribution d’armes. On voit de nombreuses vidéos des entraînements qu’iels reçoivent de la part de spécialistes. Nous pensons que c’est une préparation d’attaques sur les villages et villes palestiniennes, comme en 1948.
Pour conclure, comment voyez-vous la question de la solidarité et du soutien de personnes en Europe?
En premier lieu, chaque personne se doit de se tenir informée de ce qui se passe dans la région. Nous considérons aussi que chacun·e porte la responsabilité de faire pression sur son gouvernement, d’une manière ou d’une autre, pour que s’arrête la collaboration avec l’occupant.
Nous savons que les gouvernements en Europe et aux États-unis, a minima, soutiennent en four-nissant des armes, ou de l’alimentation, d’autres du pétrole. Il y a aussi ceux qui restent neutres. Nous les considérons comme complices, ceux qui ne disent rien du génocide en cours en Palestine. Donc sachez la vérité, diffusez-la, et faites pression sur vos gouvernements pour qu’ils fassent quelque chose et que cela cesse. Nous, dans la région, Palestinien·nes et Libanais·es, sommes ac-tuellement en première ligne pour nous défendre, pour faire face à une agression coloniale. Les effets négatifs de cette agression se répercutent également sur les peuples des pays occidentaux. Au lieu de soutenir militairement et financièrement cette entité colonisatrice et raciste, les gouvernements occidentaux devraient assurer que cet argent soit consacré au bien-être de leur propre population. La situation serait certainement différente. Qui parmi la population française sait combien d’argent est dépensé pour cette entité? Sous forme d’armes ou de soutien financier ou en alimentation? Personne. Nous demandons à savoir ce qui est offert en soutien à cette entité. Et ce soutien, le peuple français devrait en bénéficier plutôt qu’il n’aille là-bas.
Interview Nicholas Bell, Radio Zinzine
Lien vers l’émission sur Radio Zinzine: http://www.zinzine.domainepublic.net/?ref=9760