Sur toutes les routes du Mexique est apparu un nouveau panneau portant en chiffres de couleur une seule date, toujours la même, 2010, ruta 2010. Le Mexique d’aujourd’hui, le Mexique del Señor Fécal, dit Calderón, se prépare à célébrer en grande pompe le centenaire de la Révolution mexicaine et le bicentenaire de la lutte pour l’indépendance. (fin)
Dans le Mexique d’aujourd’hui des courants de pensée et des initiatives se font jour qui vont dans le sens d’un rapprochement et d’une reconnaissance mutuelle.
Rapprochement et reconnaissance
Du côté indien, il y a l’initiative zapatiste de l’Autre campagne. Même si la participation des partis d’extrême gauche, des partisans d’un pouvoir séparé, d’un Etat, donc, peut apporter une certaine confusion, l’Autre campagne reste généralement ancrée dans la vie des gens, dans la défense de la collectivité et du bien commun. C’est aussi dans cet esprit d’ouverture que s’inscrivent certaines résolutions prises lors des assemblées qui se sont tenues à Xayakalan Ostula et à Juchitan et qui consistent à prendre contact avec les organisations en lutte dans la société mexicaine et avec lesquelles il est possible d’avoir des objectifs communs (lutte pour la défense du maïs criollo et contre l’introduction des semences génétiquement modifiées, par exemple). Du côté métis, il y a l’initiative de Vocal (Voix oaxaquénienne pour la construction de l’autonomie et de la liberté) de rencontres entre les jeunes barricadiers de la ville d’Oaxaca et les peuples en lutte pour la défense de leur territoire. Ces caravanes, qui ont pour titre «le Sentier du jaguar ou la régénération de notre mémoire», se sont déjà rendues dans l’Isthme de Tehuantepec, une nouvelle caravane a été formée, qui est partie au début de ce mois de septembre sur la côte pacifique de l’Etat visiter les communautés menacées par le projet de construction de barrages sur le Rio Verde.
Voyage dans le pays chatino
A l’invitation de Vocal, nous nous sommes donc retrouvés (observateurs, membres d’organisations de défense des droits humains, délégués des associations de défense du territoire) ce vendredi 4 septembre à la Casota (lieu de vie et de rencontres multiples à Oaxaca) pour un long et aventureux voyage dans le pays chatino sur la côte pacifique. A partir de Sola de Vega, nous pénétrons dans la tortueuse Sierra Madre del Sur jusqu’à Puerto Escondido pour ensuite longer la côte sur 80 km avant de remonter une vallée de la Sierra: La Luz, Santa Ana, Santa Cruz, nous traversons le rio Leche, et nous arrivons enfin à Tataltepec, notre destination. La piste se termine en cul de sac un peu plus haut. Bien arrosée par les pluies venant de l’océan, la région est magnifique, elle est couverte de forêts et l’homme a aménagé des champs de culture et des pâturages sur les pentes raides qui descendent vers le fleuve, le rio Verde. Un si beau fleuve! Le bois, l’eau, l’air ne sont qu’en apparence du bois, de l’eau et de l’air, certains voient derrière les apparences beaucoup d’argent (d’autres y découvrent de l’esprit), il faut donc cimenter au plus vite cette belle vallée pour en aspirer toute la richesse, noyer les lieux sacrés et transmuter l’esprit de la vallée en bel argent dans l’escarcelle des transnationales. Le gouverneur de l’Etat, dont la famille patauge dans le ciment et dans d’autres affaires, soutient contre la volonté clairement exprimée des habitants un projet de barrage à Paso de la Reina dit «projet hydraulique à usages multiples».
Les peuples chatinos, mixtèques, d’origine africaine et métis des communautés affectées sont déterminés à sauver leur territoire. Ils ont constitué un conseil chargé de la défense du fleuve: Consejo de pueblos unidos por la defensa del rio Verde ou Copudever. Ce conseil regroupe les représentants de plus de trente communautés dont six municipalités: Tataltepec del Valdés, Villa Tututepec de Melchor Ocampo, Santiago Ixtayutla, Santiago Jamiltepec, Santa Cruz
Zenzontepec, Santiago Tetepec. Le samedi 5 septembre s’est tenu en fin d’après-midi un forum public avec la participation des autorités communales, des membres du Conseil des Anciens, du groupe de travail Sangre Chatina, de la population du village et des représentants des associations qui ont formé la caravane. Le délégué du Conseil des peuples en défense de la terre et du territoire des communautés de la Vallée d’Oaxaca a parlé de leur opposition au projet d’une bretelle d’autoroute; celui du Front civique Teotiteco de la Cañada a évoqué leur combat pour la reconstitution de la vie communale; celui de la communauté Benito de Juarez de Chimalapa a parlé de leur détermination à récupérer une partie de leur territoire envahie par les éleveurs de bétail venus du Chiapas avec le soutien des deux gouvernements, celui du Chiapas et celui d’Oaxaca; le représentant du Front des peuples pour la défense de la terre (FPDT) de San Salvador Atenco a rappelé leur lutte victorieuse contre le projet de la construction d’un aéroport international sur leur terre en 2002, de la vengeance des gouvernements en 2006 et des 12 prisonniers retenus comme otages dans les geôles de l’Etat, parmi lesquels Ignacio del Valle condamné à 112 ans de prison, Felipe Alvarez et Hector Galindo, chacun des deux à 67 ans de prison. Après ces témoignages, les femmes et les hommes, les jeunes aussi et les anciens de Tataltepec, partagés entre détermination et désespérance, entre rage et tristesse, ont fait à leur tour «usage de la parole». En les écoutant, j’ai senti combien ces projets peuvent être une agression contre les gens, contre leur vie, contre leur paix, contre leur mode d’être, combien ils violent l’esprit qui les anime et qui les unit. Ils apparaissent comme les forces déchaînées de la barbarie contre la culture d’un savoir-vivre. Ils viennent accompagnés de menaces et d’intimidations en tout genre et ils cherchent à s’imposer avec tout le poids de l’Etat, de ses polices et de son armée. Face à la puissance de feu mise au service de l’intérêt égoïste, il y a des gens avec leur mémoire, leur histoire, il y a la chair de ces guerriers et guerrières désarmés. J’ai découvert aussi en écoutant le témoignage des uns et des autres et en particulier des membres de l’organisation Sangre Chatina le sens du mot corruption. Sa signification ne se limite pas à ce que nous entendons habituellement quand nous parlons d’un président municipal ou d’un comisariado1 des biens communaux corrompus – profitant de leurs positions pour s’enrichir aux dépens de la communauté, elle touche un domaine beaucoup plus vaste, le domaine de l’esprit, elle est spirituelle: c’est la pensée qui anime l’homme comme être social, comme humano-pueblo, qui se trouve corrompue; c’est un mode de pensée qui est corrompu et il est corrompu par un autre mode de pensée, par une autre vision du monde et de soi.
Mettre les villes à la campagne
Le monde capitaliste a atteint le seuil frénétique d’une domination si parfaite que les mots eux-mêmes ont perdu leur sens. Dans le rapport sur le développement mondial 2009, sous-titré «Une nouvelle géographie économique», publié par la Banque Mondiale, il est dit que «l’intégration économique implique de rapprocher les zones rurales des zones urbaines». Alphonse Allais proposait de mettre les villes à la campagne, la Banque Mondiale, avec beaucoup moins d’humour et beaucoup plus de sérieux propose de mettre la campagne en ville comme on la mettrait en bouteille et invente un nouveau concept, qui n’a strictement aucun sens, celui de «ville rurale». En fait ce nouveau concept a une signification bien précise que le contresens ou le non sens, disons la novlangue, a pour but de cacher: il s’agit de construire des centres concentrationnaires où serait regroupée la population indienne en vue de créer «une nouvelle organisation territoriale basée sur la propriété privée, une main-d’œuvre bon marché, des plantations agro-industrielles, et un tourisme de masse», ainsi que le signale Japhy Wilson de l’Université de Manchester. Le gouverneur du Chiapas, Juan Sabines, vient d’inaugurer la première (d’une longue liste) «ville rurale», entendons camp de concentration avec sanitaires individuels. Les peuples sont dépossédés de leur territoire, ce qui était une collectivité se décompose et se défait, les paysans perdent leur terre pour se trouver à la merci de leurs éventuels employeurs dans les secteurs de l’agro-industrie ou de l’agroalimentaire. Le Chiapas se trouve au centre géographique et stratégique de la région qui va de Puebla à Panama. En juin 2008, les représentants du Mexique, de l’Amérique centrale et de la Colombie ont rebaptisé le Plan Puebla Panama (PPP) Projet Méso-Amérique. Ils se sont mis d’accord pour que tout le territoire, du Sud du Mexique jusqu’à la Colombie soit mis au service du grand capital.
Les guerriers de la pensée
En revenant du pays chatino, un compagnon zoque nous racontait l’histoire de son village, comment les gens de sa communauté s’étaient rendu compte qu’une entreprise clandestine d’abattage des arbres (clandestine, cela signifie que l’entreprise est hors la loi mais qu’elle a l’appui des caciques et des hommes politiques et que cet appui remonte généralement jusqu’à l’entourage du gouverneur et au gouverneur lui-même) avait commencé à travailler dans la montagne. Ils se sont alors réunis et ont décidé d’envoyer quelques familles créer un hameau dans la sierra afin de s’opposer à la coupe des arbres et affronter l’entreprise et ses hommes de main. En l’écoutant, je pensais au peuple nahuatl d’Ostula dans le Michoacán, au peuple chatino dans la vallée du rio Verde, aux peuples zapatistes, chol, tzotzil, tojolabal, tzeltal, mam, du Chiapas…, et je me disais que leurs armes étaient dérisoires face aux forces de l’ennemi, que, tout compte fait, la seule force de ces guerriers aux armes dérisoires, restait la pensée, qu’ils étaient les guerriers de la pensée.
* Cette chronique nous est envoyée depuis l’Etat de Oaxaca, où réside Georges Lapierre, co-auteur de «l’Incendie millénariste». Comme il y a déjà quelques années, (voir Archipel 115 à 124), il nous propose, en différents chapitres que nous avons publiés au fil des numéros, une vision philosophique et politique des événements en cours au Mexique.
- Comisariado: celui qui représente les comuneros ou les ejidatarios et qui est désigné par l’assemblée communale ou ejidale.