ACTUELLE: Figures renversées en Méditerranée

de Alex Robin Radio Zinzine, 21 mars 2011, publié à Archipel 191

Les insurrections arabes du début 2011 ont pris tout le monde de court. Après le renversement des «têtes», les systèmes oligarchiques en place ont accepté des concessions démocratiques. La sanction des urnes devrait s’ensuivre pour laisser de la place à de nouvelles représentations politiques.

Mais sans la poursuite des mobilisations populaires dans la rue, il sera difficile de répondre aux besoins sociaux qui se manifestent sporadiquement depuis des années dans les pays concernés. Les revendications sociales ont un tel «retard» qu’elles débouchent subitement sur la place publique, ce qui pousse l’armée à s’imposer face à un risque de «désordre» ou devant la remise en cause de certains intérêts. Sans parler des «appréhensions» internationales: bien qu’usé jusqu’au moindre ressort, on relance le diable islamiste hors de sa boîte; les potentats encore en place ont peur de la contagion; les Européens ont peur de nouvelles vagues de migrations, les banquiers ont peur de devoir lâcher certains clients «kleptocrates», Israël a peur de la remise en cause du blocus de Gaza et des accords de paix séparés avec l’Egypte etc. Tout se joue à chaud: les cultures politiques et les classes sociales se croisent, se confrontent et un nouveau paysage politique se dessine à l’improviste...

Des prémisses

Quel que soit le déroulement de l’histoire, rien ne retirera la grandeur de la révolte initiale. On a salué les vertus des réseaux Internet dans le déclenchement des débuts révolutionnaires et ils ont effectivement rendu quasi impossible les verrouillages policiers mais, comme le disait Hanna Arendt, la liberté d’expression n’est rien sans la vérité des faits. Et la vérité est sortie à la lumière des terribles souffrances qu’ont enduré ceux qui se sont immolés. C’est la vérité de jeunes sans avenir dans un monde injuste et caricatural. Cette vérité là, on ne pouvait plus la travestir en un danger, le danger fanatique des «barbus». Elle était devenue une force qui en d’autres temps et d’autres lieux pourrait faire penser au mot Hindou satyagraha (force de la vérité), le terme lancé par Ghandi, qui est à l’origine de la traduction approximative du mot «non-violence» mais qui signifie plus une exigence de vérité qu’un refus de violence. Et la force de cette vérité c’est que nous sommes nombreux à pouvoir la partager à travers le monde...
Aujourd’hui l’espace arabo-musulman est digne d’intérêt pour les médias internationaux, alors qu’ils étaient peu nombreux, pendant des décennies, à prêter attention aux signes avant-coureurs du soulèvement ou aux signes extérieurs d’oppression. Or l’année 2008 avait été longuement marquée en Tunisie par la révolte populaire de la région de Gafsa contre le clientélisme qui sélectionnait les emplois dans les mines de phosphate. La répression a été sévère mais pour une fois, la protestation dépassait la poignée de militants habituels. En Egypte également, les mouvements sociaux se sont multipliés et en 2008, la ville de Mahala dans le delta du Nil s’était soulevée avec les ouvriers du textile. Des étudiants solidaires qui avaient alors été arrêtés ont continué de manifester chaque année sous le nom de «mouvement du 6 avril». Ce sont en partie eux qui, avec Kefaya! (Y’en a marre!) et d’autres, ont lancé un appel sur Internet pour une grande mobilisation le 25 janvier, jour férié faisant référence aux policiers égyptiens qui s’étaient battus à mort contre les soldats coloniaux anglais en 1952...

Epouvantail

Lors de la chute du dictateur Ben Ali, le 14 janvier 2011, et lors du départ de Moubarak, le 11 février suivant, les fameux islamistes que l’on craignait tant n’étaient pas particulièrement dominants; telle est la première démystification que ces évènements ont provoquée.
Le professeur Olivier Roy a même titré un article «Révolution post-islamiste» dans le journal Le Monde du 12 févier. Il considère que l’opinion européenne retarde de trente ans: elle voit encore le syndrome de la révolution iranienne derrière les soulèvements arabes contemporains.
Or les insurgés des premières manifestations de 2011 sont moins idéologues et plus individualistes que la génération des militants islamistes des années 1970-80. Cela ne veut pas dire que les islamistes ont disparus, mais ils ont changé. Certains se sont radicalisés et se sont engagés dans le «Jihad international», mais sans base populaire, la plupart se sont adaptés aux règles politiques plus consensuelles, d’autant que ce sont eux qui ont le plus souffert de la répression.
Le parti tunisien Ennahda par exemple, a signé la plate-forme du 18 octobre 2005 à Paris. Il s’agit d’une sorte de charte républicaine approuvée par les principales formations de l’opposition politique et associations qui s’engagent à respecter les libertés civiques de chacun.
Certes il y a une visibilité accrue de l’islam qui peut être interprétée diversement. Dans son article, Olivier Roy confirme qu’il y a une réislamisation massive des sociétés arabes, mais que ce serait une illusion d’optique de la confondre avec une radicalisation politique. C’est le paradoxe de l’islamisation: «elle a largement dépolitisé l’islam. La réislamisation sociale et culturelle (le port du voile, le nombre de mosquées, la multiplication de prêcheurs, des chaînes de télévision religieuses) s’est faite en dehors des militants islamistes, elle a aussi ouvert un «marché religieux» dont plus personne n’a le monopole; elle est aussi en phase avec la nouvelle quête du religieux chez les jeunes, qui est individualiste mais aussi changeante. Bref les islamistes ont perdu le monopole de la parole religieuse dans l’espace public, qu’ils avaient dans les années 1980.» L’auteur ajoute que, non seulement les régimes alliés à l’Occident n’ont pas été des remparts contre l’islamisme, mais ils ont instrumentalisé la religion, en instituant des imams fonctionnaires.
Même en Egypte les frères musulmans ne revendiquent pas d’hégémonie. Alors qu’ils étaient interdits aux élections tout en étant une des principales forces politiques du pays, ils ont pris en marche le train de la révolte et envisagent de se présenter aux échéances législatives.
Avant les bouleversements actuels des pays arabes, la présence d’islamistes au pouvoir en Turquie a aidé à relativiser le danger imaginaire: il n’y a pas eu d’apocalypse à Ankara depuis l’arrivée du parti d’Erdogan. Concernant l’islamisme, la situation turque confirme ce que le politologue François Burgat dit depuis longtemps sur la violence politique en général: ce n’est pas l’idéologie qui est source de radicalisation mais essentiellement le contexte politique des pays concernés.
Même les pires extrémistes de l’islamisme ne sont pas regardés pour ce qu’ils sont. On ne voit que leur côté idéologique sectaire, leur côté imprécatoire et eschatologique, comme la bourgeoisie Florentine voyait Savonarole au XVème siècle. Ce qui est une réalité et il ne s’agit pas de les défendre, mais c’est une réalité tronquée qui empêche de voir également le côté politique que les islamiste radicaux expriment. Lors du procès du premier américain inculpé pour appartenance à Al-Qaïda, quand celui-ci s’exprima c’était surtout pour contester les ingérences américaines en «terre d’islam», plus qu’une imprécation religieuse contre l’american way of life en soi.
De même en France, en 2007, le préfet de police Squarcini a tenu à l’Université d’Aix en Provence une conférence assez explicite sur le terrorisme islamique, avant qu’il ne soit nommé chef des services de l’antiterrorisme à la DCRI. Il énuméra les trois raisons pour lesquelles la France pouvait risquer un attentat de la mouvance Al-Qaïda: les relations privilégiées que la France entretient avec le régime algérien, la présence française en Afghanistan et la loi de 2004 contre le voile dans les lieux publics.
Depuis, la France de Sarkozy a renforcé ses troupes en Afghanistan et a pris des mesures contre les rares burqa qui paraissent sur son sol... Sans doute pour se placer aux côtés de la puissance américaine, notre grand allié. Peut être aussi pour se servir du risque islamiste comme d’un épouvantail...
Il arrive aux hommes de sécurité d’être plus francs que les hommes politiques. Ainsi en 2008, Michel Scheuer, ancien responsable de la lutte contre Al-Qaïda à la CIA, illustrait la vision bornée et culturaliste du phénomène en imaginant ce dialogue de sourds: «Ben Laden dit: ‘Sortez vos troupes de la Péninsule arabique’. Washington répond: ‘vous n’empêcherez pas nos femmes d’aller à l’école’. Ben Laden dit: ‘Arrêtez de soutenir le génocide en Tchétchénie’. Washington répond: ‘Vous n’interromprez pas nos élections!’» (cité dans: Violent Non-State Actors in World Politics, Hurst Londres.)
Cela ne veut pas dire que la situation des femmes soit facile concernant les mouvements islamistes et le monde arabo-musulman en général mais la problème est que les dirigeants occidentaux l’instrumentalisent et que l’on finit par faire la guerre en Irak au nom du droit des femmes... Dès lors, on ne voit même pas qu’il y a aussi des luttes féministes dans le monde islamique. La chercheuse Stéphanie Latte Abdallah a récemment dirigé un ouvrage en français qui fait le point sur les «Féminismes islamiques» (Ed. PUP) où l’on voit qu’il existe des courants féministes depuis longtemps dans ce monde traditionaliste et que de plus en plus de femmes (soutenues par des hommes) interprètent le Coran à leur manière pour y puiser légitimation à leur émancipation
La lutte contre le terrorisme comme mode de gouvernement était justement un des sujets de la quatrième Rencontre européenne d’analyse des sociétés politiques. Cette rencontre s’intitulait: «Je hais donc je suis, la construction sociale du conflit», se déroulait en février dernier au CERI, Centre d’Études en Relations Internationales et notait dans sa présentation:
«Nous allons vous rendre le pire des services: nous allons vous priver d’ennemi, fanfaronnait Gorbatchev. C’était une fois de plus sous-estimer le capitalisme. A l’interface du soft et du hard power, l’industrie occidentale du prêt-à-haïr a vite confectionné un adversaire neuf avec lequel en découdre. A Nouvel ordre mondial, nouvel ennemi. (...) et selon la vieille rengaine du loup que l’on appelle pour en voir la queue: consigner le Niger ou le Mali dans un ‘arc de crise’ qui les relierait au théâtre afghan d’opérations revient à ouvrir un boulevard à la légitimation anti-impérialiste et islamique des groupuscules de l’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique), à leur donner l’opportunité de se constituer à bon compte une base sociale et à creuser le piège de la guerre de basse intensité morale dans lequel on risque fort de jeter la région.»

Nouvelle donne

Les révolutions arabes faciliteront-elles une remise en cause de la paranoïa islamophobe? C’est une grande question. Un test parmi d’autre pourrait être le sort réservé en France aux islamistes étrangers: Salah Karker, co-fondateur d’Ennahda a été assigné à résidence en 1993 par l’ancien ministre de l’Intérieur Charles Pasqua. Depuis, la Ligue des Droits de l’Homme, le FCE et d’autres demandent qu’il soit jugé s’il y a quelque chose à lui reprocher. Mais rien. Si bien que Karker, qui est malade, bat désormais le record d’assignation en France. Autre déni scandaleux: l’affaire Djamel Beghal: il est franco-algérien et la justice anti-terroriste l’a condamné à 10 ans de prison en 2005 pour avoir voulu commettre un attentat contre l’ambassade US de Paris. Or dans les révélations Wikileaks on peut voir le juge Ricard dire à l’ambassadeur qu’il n’y avait pas de preuves suffisantes pour le condamner.
Il est peu probable que ces affaires soient remises en cause, tant les autorités ont horreur de se déjuger, d’autant que l’islamophobie va bon train dans nos sociétés.
La démystification de l’islamisme qui a lieu en ce moment dans les pays arabes en mouvement va sans doute laisser une place politique à cette sensibilité «identitaire» mais elle n’empêchera pas les dirigeants occidentaux de continuer à agiter la peur de l’islamisme, car si les barbus ne ravagent pas les rives de Carthage on pourra toujours se rabattre sur le syndrome d’Al-Qaïda ou sur les signes culturels islamiques dans nos sociétés, tels les voiles d’une islamisation rampante qui menacerait notre identité nationale...
Par contre si l’expression se libère au sud de la Méditerranée, on risque d’entendre d’avantage la colère des Arabes contre le mur des visas européens ou contre l’occupation israélienne... Et au niveau des «forces vives» de la contestation, les deux rives de la Méditerranée apprennent à parler le même langage, telle les figures renversées d’une nouvelle carte à jouer...