Après le sommet de La Valette

de Samir Abi, 25 juin 2016, publié à Archipel 249

Adieu l’APD, Vive l’Aide Contre la Migration
Telle est la grande leçon de la tournée du ministre hollandais des Affaires étrangères, Mr Koenders, ces derniers jours en Afrique de l’Ouest. L’Emissaire de Federica Mogherini, la chef de la diplomatie européenne, a rempli ses engagements en rappelant dans chaque pays visité la nécessité de lutter contre l’immigration illégale et la réadmission des migrants «sans papiers» comme la base du partenariat que l’Europe entend développer dans le futur avec l’Afrique.

Certes le fait n’est pas nouveau. Depuis l’accord de Cotonou1 et son fameux article 13, la thématique de la migration est un axe phare du dialogue entre l’Europe et l’Afrique. L’Aide Publique au Développement (APD) de l’Europe s’est muée en instrument de chantage pour contraindre les pays africains à réadmettre leurs émigrés «sans papiers». L’emballement de la crise en Europe face à l’arrivée de migrants sur les côtes de la Méditerranée est venu amplifier le chantage institu-tionnel que constitue la politique actuelle d’aide au développement de l’Europe.
L’après Valette: le règne du sécuritaire
Le sommet de la Valette entre l’Europe et l’Afrique présenté comme l’ultime sommet pour remédier à l’afflux des migrants subsahariens en Europe a accouché d’un plan d’action devant orienter le partenariat entre l’Europe et l’Afrique sur la migration pour les prochaines années. La lecture des cinq axes prioritaires du plan d’action de la Valette peut donner à sourire car les propositions sont si redondantes que l’ensemble peut être résumé ainsi: «Nous vous aiderons à garder vos citoyens en Afrique par tous les moyens possibles et vous ramènerons ceux qui osent sortir de la nasse que nous allons vous aider à construire à cette fin.» Cette phrase qui peut paraître ironique pour certains est le fond de la stratégie de l’APD de l’Europe à l’heure actuelle. Au moment où l’Europe accordait 6 milliards d’euros à la Turquie pour reprendre les «indésirables réfugiés», les reliquats du 11ème Fonds Européen de Développement (FED), soit 1,8 milliard d’euros, étaient transformés en un fonds fiduciaire d’urgence pour des projets de contrôle, pardon, de gestion de la migration pour tout le continent africain avec une priorité sur les pays du Sahel et de la corne de l’Afrique. Le fonds fiduciaire est vendu à l’opinion publique comme étant une pure merveille solutionnant la migration irrégulière, fruit du laborieux travail accompli à la Valette2. Les premiers projets financés par le fonds fiduciaire confirment la stratégie sécuritaire de création d’une «nasse d’enfermement régional» de la mobilité des Africains.
Les montants affectés par l’Union Européenne (UE) aux pays via le fonds fiduciaire peuvent en tromper plus d’un mais il reste évident que le fait pour l’Europe de cibler prioritairement les quelques pays africains se trouvant sur la route des migrants démontre la dimension géopolitique de ce fonds. La place du géopolitique dans l’APD n’est certes pas un fait nouveau, mais le changement de paradigme que constitue la migration comme donnée fondamentale dans la répartition de l’APD de l’Europe au Sud est une nouvelle donne à analyser avec soin.
La précipitation dans l’affectation des ressources du fonds fiduciaire3 et le manque de clarté quant aux indicateurs prouvant l’efficacité des projets financés pour mettre fin à la migration irrégulière laissent douter de la pertinence de l’approche. Comme le souligne Danièle Lamarque4, la gestion de la question migratoire par l’UE est une politique au fil de l’eau en fonction des priorités du moment qui manque de stratégie et aboutit «à négocier à l’arraché le renvoi de migrants en échange de politiques de visas plus accommodantes, ce qui fait peu de sens». La cour des comptes européenne a ainsi dans un récent rapport pointé du doigt le peu de cohérence et la faiblesse des résultats des projets européens en matière de gestion des migrations financés sur le dos des contribuables européens. Au-delà de la rhétorique, le dessein réel de ces financements reste le contrôle des migrants passant par le Sahel en renforçant les capacités des forces de l’ordre au nom de la lutte contre les passeurs, le crime organisé et le terrorisme. En effet l’argent investi dans la lutte contre le terrorisme, tout comme l’aide apportée aux demandeurs d’asile et réfugiés en Europe, sont devenus des portions consistantes comptabilisées comme APD au profit des pays du Sud. Les financements alloués par le fonds fiduciaire à des projets créant des «opportunités économiques», des «emplois et activités rémunératrices», renforçant «l’engagement de la diaspora» ou contribuant à «l’insertion socio-économique des femmes»5 apparaissent aux yeux des acteurs de la société civile sur le continent comme du déjà vu dans cette partie du monde où depuis plus de cinquante ans la majeure partie des projets européens ont exacerbé la dépendance vis-à-vis de l’aide internationale.
L’autre enjeu majeur qui apparaît également dans les affectations de ressources du fonds fiduciaire est le contrôle de la circulation des personnes au sein de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). L’espace de la CEDEAO étant en principe un espace de libre circulation, le débat actuel sur l’avenir de l’espace Schengen se reflète également dans un débat sur l’avenir de cet espace africain. La liberté de mouvement a toujours prévalu en Afrique de l’Ouest jusqu’à l’arrivée de la colonisation européenne et la création d’Etats inféodés aux puissances occidentales. Les frontières héritées de la colonisation ont ainsi sérieusement mis à mal la libre circulation antérieure des peuples, créant des rivalités inutiles comme c’est le cas actuellement entre le Sénégal et la Gambie. En faisant la part belle aux pays du Sahel dans le financement du fonds fiduciaire et en saupoudrant les autres pays de microprojets via la commission de la CEDEAO, l’UE fragilise l’approche commune de la CEDEAO autour de la migration. Pour éviter une discussion avec l’ensemble des 15 Etats de la CEDEAO plus la Mauritanie, l’Europe des 27 favorise des dialogues de haut niveau avec des pays esseulés comme le Mali, le Ghana et la Côte d’Ivoire, utilisant la vieille stratégie de la division, qui a toujours marché en Afrique depuis l’époque coloniale et jusqu’à encore récemment dans le cadre des Accords de Partenariat Economique (APE).
La réaction africaine
Les Etats africains ont compris depuis quelques années le changement du paradigme dans l’APD européen faisant de la migration l’axe sur lequel reposera le financement des futurs projets de développement de l’UE à leur endroit. Tous les pays africains se sont lancés dans la rédaction de politiques, de stratégies et de plans d’action de «Migration et Développement». Et bien souvent avec l’appui d’experts européens gracieusement rémunérés pour la tâche au nom de l’APD. D’un côté l’Europe attend, à travers ces financements et ces experts, que les Etats africains contrôlent ou plutôt gèrent le mieux possible les migrations de leurs citoyens, de l’autre, les Etats africains n’attendent pas autre chose que les fonds de l’Europe pour les détourner autant que possible vers d’autres projets pouvant faciliter leur maintien au pouvoir. Toutes les tentatives de l’Europe pour freiner la migration ont été des échecs et l’approche sécuritaire n’a jusque là pas donné des résultats probants.
Cependant quand vient, lors des dialogues Europe – Afrique, le moment d’aborder la question de la réadmission des migrants «sans papiers», un sursaut apparaît au niveau des dirigeants africains. Ces derniers n’hésitent pas à prendre alors leur revanche en sermonnant sur les conditions honteuses dans lesquelles l’Europe, censée être un modèle de droits humains, traite des personnes qui ont pour seul crime le fait de vivre honnêtement sans autorisation dans un pays qui n’est pas le leur. En outre la difficulté économique que constitue pour les pays africains la prise en charge psychologique et l’insertion sociale des migrants expulsés est un casse-tête qui jusqu’à maintenant n’a trouvé aucune solution durable. Même les initiatives de retours volontaires de l’Organisation Internationale pour les Migrations peinent à proposer des solutions viables aux migrants de retour dans des pays où aucun microprojet ne peut réussir si les cadres macroéconomiques et politiques ne sont pas stables. De là à réussir à les convaincre de ne pas repartir dans des endroits où ils avaient commencé à se construire, c’est un pari raté d’avance. Reste aussi l’épineux problème des avoirs des expulsés en Europe qu’on hésite à aborder lors des dialogues de haut niveau entre l’UE et les Etats africains. Les «sans papiers» reviennent en laissant leurs effets et des avoirs bancaires, voire pour certains leurs cotisations sociales, qui ne leur sont jamais rétrocédés. Pour les téméraires qui osent les réclamer, les honoraires d’avocat finissent souvent par dépasser le montant de leurs avoirs. Et malgré son souci de droits humains, l’Europe laisse perdurer cette injustice face à des personnes qui ont pourtant donné de leur sueur en travaillant pour l’économie européenne.
Le discours de «Migration et développement» est donc plus que jamais un discours polysémique que chaque Etat en Afrique ou en Europe comprend à sa façon sans aucune possibilité de prendre de réelles initiatives pour faire de la migration un réel outil de développement mondial. Si en Afrique on loue les transferts de fonds des diasporas, qu’ils soient en situation régulière ou non, en Europe on dénonce un dumping social des migrants qui travaillent à bas coûts tout en incitant les chômeurs européens à la migration professionnelle pour capter les opportunités offertes par la mondialisation. Mais une chose est certaine, comme le rappelle si bien le rapporteur des Nations unies sur les droits des migrants, François Crépeau, le développement n’arrête pas la migration autant que les murs et les frontières ne pourront jamais le faire. L’envie de mobilité est si profonde dans la nature humaine et nul ne peut s’opposer à cette nature à moins d’orchestrer un crime contre l’humain. Tel est le discours que rappellent sans cesse les acteurs de la société civile africaine qui n’ont de cesse de plaider pour des politiques de libre mobilité au sein de l’Afrique et entre l’Afrique et le reste du monde.
Appel d’Afrique de l’Ouest aux peuples d’Europe
Les noyades répétées de migrants ne cessent d’interroger les consciences africaines sur la part de responsabilité qui est la nôtre dans ces drames. Si en Afrique de l’Ouest les peuples ne cessent de batailler pour que leur droit à une mobilité sécurisée soit assuré, il revient également aux peuples frères d’Europe de relayer cette lutte pour se dédouaner des crimes commis en leur nom par les politiques migratoires sécuritaires de l’Europe. En effet, c’est au nom des citoyens européens et de leur protection, que Frontex est renforcé et c’est aussi avec l’argent du contribuable européen que l’on finance des projets de contrôle ou de gestion de la migration en prétendant la recherche du développement de l’Afrique. Au nom de la part d’humain qui est en nous tous, cette situation se doit de nous interpeller pour exiger une politique juste qui remet l’humain au centre plutôt que la peur. L’histoire des civilisations antérieures prouve que la migration n’a jamais détruit un pays ni une culture mais au contraire la renforce et donne lieu à de beaux métissages. En revanche, la peur a toujours été le caveau des civilisations et des empires. L’Afrique reste toujours heureuse d’accueillir les peuples de partout qui arrivent sur son sol et apportent un plus pour son développement. Mais l’Afrique, au nom de la solidarité et non d’une simple générosité, demande aux peuples d’Europe de refuser le chantage qu’est devenue l’APD aujourd’hui. Les contribuables européens doivent, nous en sommes convaincus, pouvoir faire fléchir cette politique qui a transformé nos mers en cimetières.
Samir Abi*

*Rédacteur de «Vision Solidaire» du Togo.

  1. Accord signé à Cotonou en 2000, qui remplace les conventions de Lomé et organise la coopération entre l’Europe et les pays de la zone Afrique – Caraïbe – Pacifique (ACP)
  2. Lire les communiqués conjoints sanctionnant le passage de Mr Koenders au Mali et au Ghana
  3. Au nom de la facilitation des mécanismes de décaissement, pour éviter la lourdeur des mécanismes habituels de financement de l’Union.
  4. Membre de la cour des comptes européenne et responsable du rapport des auditeurs sur la politique migratoire européenne.
  5. Articles à consulter sur le site Europa.eu dans la rubrique «Migrations»: «4ème Sommet Europe – Afrique», «Les Journées européennes du développement 2015», «Migration: les raisons d’un départ».