AFRIQUE: Bien le bonjour du Sénégal

de Siete Nubes, 21 oct. 2017, publié à Archipel 263

En route pour le Mali dont vous lirez des nouvelles dans le prochain Archipel, détour par le Sénégal et le système esclavagiste qui a ravagé une grande partie de l’Afrique pendant plus de trois siècles, pour comprendre un peu mieux cet immense pan de notre histoire trop souvent laissé de côté…
En chemin vers Kayes, une région du Mali limitrophe du Sénégal où je pars rejoindre de vieux amis de retour au bled, je suis en escale depuis une petite semaine à Dakar, capitale du Sénégal et qui est, avec ses 4 millions d’habitants, la plus grosse ville d’Afrique de l’Ouest. Comme nous sommes quelques-uns à vous bassiner régulièrement avec le Mexique, je me disais que ça valait le clin d’œil de changer un peu de coordonnées, pour quelques réflexions sur notre grand et beau système capitaliste...

Nangadef? … (Comment ça va?)
Comme au final je vais au Mali, j’aurais pu commencer directement à Bamako, mais bon… Au-delà des considérations économiques qui guident mes tribulations, j’ai aussi une curiosité lancinante pour essayer de comprendre ce que c’était (ce que c’est?) que «l’empire colonial français». Passer par Dakar et par le Sénégal, c’était aussi une occasion de se confronter à cela: la racine historique de la colonisation française en Afrique de l’Ouest.
Alors première – bonne – claque: à part les publicités et (évidemment ce n’est pas rien!) la majeure partie des cadres normatifs (les panneaux de circulation, les consignes de l’aéroport, les émissions de télévision, etc.) qui sont presque totalement calqués sur la France, l’empreinte coloniale, ce n’est pas franchement la première chose qui saute aux yeux en arrivant à Dakar. Pas autant par exemple que dans les Antilles «françaises», en tout cas.
Dakar, comme toutes les grandes villes du «Sud», c’est d’abord le règne généralisé de l’informel. Les échoppes et la vente de rue, la foule qui vaque dehors à ses occupations, de jour comme de nuit, le sable qui envahit les rues, les mégaphones et les chants religieux du ramadan, la circulation cataclysmique, les mille et un taxis et transports collectifs… bref, le bled, avec ses variantes, mais tellement de choses en commun, que l’on soit ici à Dakar, ou à Tunis, à Hanoï, à Château-rouge ou Mexico. Des endroits où le capitalisme et l’empire dominent, c’est évident, mais comme un appareil de capture, un écrasement, jamais au point que la société-supermarché en vienne à y faire «civilisation» comme c’est le cas jusque dans les plus petites bourgades en Occident, où même au cœur de la campagne, des gens passent la tondeuse à gazon sur leur terrain!
Bon, j’arrive en pleine période de ramadan, alors forcément, ce qui impacte le plus, c’est plutôt la force culturelle du monde musulman, avec toute sa singularité bien propre au Sénégal. Les coupes de vêtements, les fêtes religieuses, les talibés1 dans la rue, les appels à la prière, la relative mise à l’écart de l’alcool dans les quartiers populaires (bien sensible par rapport au Mexique), et l’influence palpable des paroles du Coran, des cheikhs locaux et des confréries religieuses dans l’imaginaire social et dans toute la vie quotidienne... Toute une religiosité très marquée, ce qui ne veut pas dire, contrairement aux clichés, que les gens vont te regarder de travers parce que tu es athée, catholique, ou ce que tu es, bien au contraire. Chacun son mode. Pour bien casser les préjugés, la famille des personnes qui m’accueille est moitié catholique, moitié musulmane…
Ici, je suis hébergé dans un quartier populaire, en grande banlieue de Dakar, à Guédiawaye, derrière Pikine. Deux heures de transport depuis le centre-ville, des trajets immergés dans le grouillement de la ville… Pas trop de dépaysement avec le Mexique. Mêmes habitations de parpaing, même usage avant tout utilitaire et réduit à l’essentiel des pièces de la maison, mêmes cours intérieures avec le robinet et les bassines, mêmes petites basses-cours (plus développées ici même, il n’y a pas que les poules, il y a même l’agneau qui passera sur le fil pour le tabaski2…), même télévision qui tourne non-stop, avec ou sans spectateur… Et un peu les mêmes débrouilles familiales: un salaire de l’usine, des formations ou des stages d’agriculture urbaine, des études sans trop de débouchés, mélangées aux coups de main et aux heures passées dans la quincaillerie du copain… Pareil, pareil, pareil, même pour, je pense aujourd’hui, une bonne moitié de la population de la planète qui vit dans les villes, hors Occident! Et puis d’autres choses, un sens énorme de l’hospitalité, des enfants conscients dès tout petits des tâches et de toutes les attentions du foyer, l’intensité de la vie et de l’entraide de quartier… une petite claque, une fois de plus, sur tous nos codes implicites, tellement imprégnés d’individualisme inconscient en Occident.
Après, au quotidien, le wolof, le wolof, le wolof… Je galère un peu. Bon évidemment, le français, langue coloniale, est compris par tous… Mais c’est surtout la langue de l’école officielle, des présentateurs télé, des pubs ou des bouquins… Bref, du monde d’en haut, de la «haute société»… celle à laquelle j’aimerais bien ne pas trop être rattaché! Claire différence avec les Amériques, où l’espagnol et les langues coloniales ont eu le temps de s’imposer à presque toute la société et d’y conquérir une place hégémonique.
Bref, Dakar, vie quotidienne, c’est la vie urbaine d’une grosse métropole, c’est clair, mais sans qu’elle soit engoncée non plus dans une modernité «à la française» ou à l’occidentale… Ca me rassure un peu, par rapport aux clichés «à la Babylone» que me colportaient quelques potes maliens sur le Sénégal! N’empêche. La force de toute cette vie populaire urbaine n’efface pas non plus magiquement tous les stigmates de la colonisation… Difficile, en toile de fond, de mettre de côté l’histoire et la réalité de ce qu’elle a représenté, tout comme la traite négrière, tant elles ont marqué la formation du pays tout entier – comme de tous les autres Etats actuels d’Afrique de l’Ouest. Alors, comme c’était aussi l’objectif, un petit retour en arrière s’impose. Un sombre regard vers l’océan…
Déportés d’Gorée3
Gorée, l’île en face de Dakar, à l’abri du cap le plus avancé des côtes d’Afrique de l’Ouest. Point hautement stratégique pour le contrôle maritime de la région, sous la mainmise des Portugais, puis des Hollandais, avant d’être finalement conquis par les Français qui s’acharneront à en garder le contrôle militaire, face aux attaques incessantes de la marine anglaise. Port fortifié fondé au XVIIe siècle, base de ravitaillement et d’expéditions maritimes… Mais, surtout, de contrôle de la traite négrière. Gorée, avec sa porte sans retour, la porte sur l’océan, devenue mythique pour les consciences africaines du monde entier. Une histoire lourde, l’esclavage, paradoxalement si ignorée et si mal connue aujourd’hui par les Français.
Forcément, on va dire, tout ça, c’est un peu mis en scène, prétexte à un nouveau tourisme de la mémoire, pour faire pleurer à bon compte en vendant des trajets en bateau, de l’artisanat et quelques souvenirs... En fin de compte, Gorée n’était «juste» qu’un comptoir à esclaves parmi d’autres, comme il y en eut sur toutes les côtes africaines… Saint-Louis du Sénégal, Joal, Rufisque, Portudal, Fort Saint-James, pour ne citer que quelques autres comptoirs situés à proximité (et qu’il faudrait démultiplier par tous les autres le long des côtes guinéennes, du Bénin, de la «Gold coast» anglophone ou de ce qu’on nomma avec le même cynisme la «Côte d’Ivoire», ou même la «côte des esclaves», et tous les autres comptoirs s’étendant du golfe du Congo jusqu’en Angola). Souvenirs d’une «brève» période récente de l’humanité. De la fin du XVe au début du XIXe siècle, pas moins de 350 ans de traite occidentale…
La traite des esclaves
Evidemment, ce n’était pas le monopole de l’Europe. En Afrique, des commerçants arabes et berbères en avaient instauré les rouages depuis des siècles au travers de caravanes traversant le Sahara, exploitant les traditions de soumission des vaincus si courantes dans de nombreux Etats africains (tout comme sur tous les pourtours de la Méditerranée), bien avant l’arrivée des Européens. Grâce au contrôle de l’océan Atlantique, c’est ce circuit traditionnel de la traite vers les régions méditerranéennes que les nouveaux négriers d’Occident vont s’employer à détourner à leur profit. Mais, dès la fin du XVe siècle, c’est aussi toute une réalité nouvelle qui se met en place, basée sur une abominable économie industrielle et raciste d’achat et d’exploitation de la main-d’œuvre, en vue d’approvisionner les impitoyables camps de travaux forcés des nouvelles colonies.
Un commerce de la mort, mené par les Portugais et les Hollandais dans un premier temps, avant d’être largement monopolisé par les Anglais et les Français, nouveaux maîtres des océans. Chaque année, ce sont des centaines et des centaines de navires qui seront destinés au transport des esclaves, sous la direction des armateurs du Havre, de Nantes ou de Bordeaux, pour ne citer que trois des villes françaises ayant figuré pendant plus de deux siècles parmi les capitales mondiales de cette entreprise de déportation de masse. Les données connues pour une ville comme Nantes par exemple, font état d’au moins 877 expéditions au XVIIIe siècle, soit 294.000 personnes déportées d’Afrique4. Les quantités d’esclaves transportés d’un bout à l’autre de l’Atlantique sont effarantes, surtout au regard de l’époque: selon les historiens, on parle, au minimum, de 11 millions de femmes et d’hommes déportés d’Afrique vers les Amériques5. Rien qu’en Sénégambie, au XVIIIe siècle, c’est près de 300.000 esclaves qui seront déportés, sur un total de 6 millions pour ce siècle sur tout le continent.
Colonisation et extermination en masse des peuples originels vivant sur le continent américain. Colonisation et déportation en masse des peuples du continent africain… Tout cela, afin d’ériger sur des millions d’hectares les «plantations» et les grands domaines (fincas) des Amériques, euphémisme pour désigner les campements de déportation, de travail et d’extermination créés par les Européens sur leurs colonies du «nouveau monde». Elle est belle, la racine historique du capitalisme!
On viendra ensuite nous rabâcher les mêmes poncifs: le progrès, les lumières, la civilisation, et des «plus jamais ça» dégoulinant d’hypocrisie… Après avoir déporté d’Afrique pendant des siècles des femmes et des hommes par millions, aujourd’hui on vient nous bassiner à propos de la «crise migratoire» et de cette «misère du monde» qui tenterait d’envahir l’Occident. L’oubli, comme disent les zapatistes, a toujours été le meilleur allié du crime.
Bref… Pour en revenir à l’histoire du Sénégal, c’est à partir du contrôle progressif exercé par les Français sur le commerce à l’embouchure du fleuve éponyme, puis tout au long de celui-ci, que se créent les bases de ce qui deviendra la «colonie du Sénégal». En 1628, la «compagnie normande» créée par des marchands de Dieppe et de Rouen sous le règne de Richelieu, installe un premier comptoir à l’embouchure du fleuve, déplacé en 1638 sur l’île de Bocos. Suite à un accord avec le Brak du Waalo, le souverain local, le comptoir est transféré en 1659 sur l’île de N’dar, à l’embouchure du fleuve, où est construit le fort «Saint-Louis». Après ses débuts sous Colbert, en 1674, Louis XIV entérine la création de la «compagnie du Sénégal», ayant pour but explicite la collecte d’esclaves dans la région afin d’alimenter les plantations de canne à sucre en cours de fondation sur les îles de la Martinique et de la Guadeloupe, suivant le modèle anglais alors mis en place en Jamaïque.
Dès lors, tout comme sur le fleuve Gambie plus au Sud, où les Anglais procèdent de même, des forts et des factoreries ravitaillées par bateau sont peu à peu construits tout au long du fleuve Sénégal, à James Toll, Podor, Matam, Bakel, Saint-Joseph de Galam… C’est dans ces fortins que, tout comme le long des côtes, les Français viennent vendre aux royaumes africains différents articles de commerce (métal, verreries, chevaux, armes et cotonnades d’Inde) en échange des esclaves capturés suite aux guerres et aux razzias qui ravagent toute la région. La demande en esclaves et les promesses de gain qui y sont liées alimentent en effet en permanence les guerres entre seigneurs locaux, favorisant l’éclatement des grands royaumes africains: dans la région sénégambienne, les seigneurs du Cayor puis du Baol se détachent ainsi du royaume du Djolof, tout comme le Siné et le Saloum plus au Sud. Plus dans les terres, le même processus a lieu avec les seigneurs du Galam et du Khasso, qui, pour commercer et vendre directement des esclaves aux Européens, s’affranchissent du royaume bambara du Kaarta. Du XVIIe au XIXe siècle, les côtes de la région et les abords du fleuve Sénégal sont désormais traversés en permanence par des caravanes de captifs, tandis que de grands marchés aux esclaves se mettent en place, comme à Joal sur la côte, à Bakel dans le haut-Sénégal, ou à Médine, à quelques kilomètres de Kayes.
Si le commerce est prospère, Français et Européens sont toutefois dépendants du bon vouloir des élites régnantes de ces royaumes africains, qui n’hésitent pas à taxer sévèrement les commerçants français, voire parfois à détruire les comptoirs en question au gré de leurs guerres internes. Il n’est pas non plus sans provoquer de fortes révoltes, comme dans la région du Fouta, sur le moyen Sénégal, où en 1776, la révolution islamique toroodo tente de mettre un terme à la traite des esclaves sur le fleuve Sénégal. Mais c’est en 1791, suite au soulèvement général des esclaves sur l’île française de Saint-Domingue, dans les Antilles – «joyau» des plantations esclavagistes de l’époque –, que le système esclavagiste atteint ses limites dans les Amériques.
Au XIXe siècle, alors que la traite des esclaves est peu à peu prohibée, une nouvelle forme d’exploitation vient la remplacer: désormais, plutôt que de déporter sans fin de la main-d’œuvre servile outre-Atlantique pour assurer la production de denrées agricoles, les commerçants français et européens vont s’attacher à mettre en valeur de nouvelles matières premières, dont la production sera directement assurée par les paysans africains. De nouveaux commerces lucratifs vont alors remplacer le négoce des esclaves: celui de la gomme arabique tout d’abord puis d’une plante dont la culture va devenir hégémonique dans toute la région: l’arachide. En réponse aux nouveaux besoins industriels de l’Europe, au milieu du XIXe siècle, s’ouvre alors une nouvelle période: celle de la colonisation française de l’Afrique de l’Ouest.
A suivre…
Siete Nubes

  1. Un talibé est un enfant issu d’une famille pauvre, confié à une école coranique en charge de son éducation religieuse.
  2. Nom de la fête religieuse de l’Aïd dans les pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale.
  3. «Déportés d’Gorée/ tandis que les truies font des portées d’porcs/ et moi qui rêve d’or et d’argent…» Une rime de l’époque adolescente qui me reste gravée dans la mémoire, du rappeur (franco-sénégalais) Booba, bien avant l’actuel «DKR», le vidéoclip que mes neveux adoptifs n’arrêtent pas d’écouter en boucle…
  4. Guy Thilmans, 2010, Informations sur l’esclavage, Editions du musée historique du Sénégal.
  5. Paul E. Lovejoy, 2000, Transformations in slavery. A history of slavery in Africa, African Studies series, Cambridge University Press.