AGRICULTURE - ANDALOUSIE: Les saisonnières de la fraise s'organisent

de Ana Pinto, Huelva, 14 mai 2021, publié à Archipel 303

"Nous avons besoin d'un monde où nous parlons de notre féminisme, de lutte des classes, d'antiracisme, de syndicalisme, d'écologie... Nous ne pouvons pas oublier toutes ces choses. Nous sommes complètement traversé·es par toutes ces oppressions. Nous sommes traversé·es par les questions de classe, de machisme, de patriarcat, de camarades étranger·es , la question de la racialisation, et nous devons travailler ensemble" (1)

Le secteur de production de fraises et autres fruits rouges à Huelva, en Andalousie, est l'une des principales zones exportatrices d'Europe. Il s'agit d'une agriculture hors saison qui produit ces fruits sous plastique pour les marchés européens. La rentabilité de cette culture repose sur l'intensification de la production par l'utilisation massive d'intrants (plantes brevetées, plastiques, produits agrochimiques...) qui conduit à l'épuisement des ressources naturelles (eau, sols, ...) et au maintien d'une faible rémunération pour la main-d’œuvre. Pour ce faire, la féminisation et la racialisation de la main-d'œuvre ont été la principale stratégie déployée dans le secteur depuis des décennies. Comme dans d'autres domaines de l'agriculture intensive, l'emploi de femmes autochtones et migrantes sous différents régimes a été la principale stratégie entrepreneuriale pour maintenir des bas salaires et imposer des conditions de travail et de vie extrêmement précaires.

C'est dans ce contexte que se sont implantées les propositions féministes, antiracistes et de classe du collectif des journalières en lutte de Huelva, un collectif autogéré composé de travailleuses du secteur, né en 2018 du ras-le-bol vis-à-vis de conditions de travail de plus en plus abusives.

La révolte des saisonnières marocaines en 2018

L'année 2018 est l'année où le silence qui entoure les conditions de vie et de travail des travailleur·euses saisonnier·es du secteur de la fraise à Huelva commence à se briser. Tout d'abord, la publication fin avril d'un rapport dénonçant les viols et abus sexuels subis par les travailleuses marocaines a attiré l'attention internationale sur le système des "contrats en origine" (2). Ce programme de travailleuses saisonnières dans l'agriculture, qui peut rappeler le programme français OMI, s'adresse depuis 2006 exclusivement aux femmes marocaines ayant des responsabilités familiales et est présenté depuis des années par les autorités comme un modèle exemplaire de "gestion éthique et ordonnée de la migration". Un système financé par l'Union européenne qui, malgré la vulnérabilité dans laquelle il place les travailleuses et l'ampleur des violations des droits dans les domaines dénoncés depuis des années par des organisations de différents types, a réussi à faire taire les critiques et à écarter les contestataires.

Début juin de la même année, les travailleuses marocaines de l'entreprise Doñana 1998, soutenues par le Syndicat des travailleurs andalous (SAT), ont tenté de dénoncer les ruptures de contrat et les abus sexuels dans l'entreprise. L'employeur a organisé le retour au Maroc de toutes les travailleuses de son exploitation, alors que leur contrat n'était pas terminé. L'objectif était de les empêcher de ratifier leurs plaintes auprès de l'inspection du travail. Cependant, les travailleuses, une centaine de journalières, résistent et refusent de monter dans les bus. Les réseaux sociaux retransmettent l'évènement, les médias locaux et nationaux se font l'écho de la situation. Neuf d'entre elles déposent plainte devant les tribunaux pour exploitation et abus sexuels. Au cours de ces mois, des manifestations de soutien aux travailleuses agricoles de Huelva ont été organisées dans différentes villes espagnoles et l'exploitation des saisonnier·es de Huelva commence à être connue par l'opinion publique.

La mobilisation des travailleuses de Doñana 1998 sera l'étincelle qui réactivera l'organisation et la lutte des journalières du secteur. La mobilisation des journalier·es n'est pas une nouveauté dans cette région productrice de fraises qui a connu d'importantes mobilisations comme celles menées dans les années 1970 par les familles de saisonnier·es andalous·es pour améliorer les salaires et les conditions de travail, et celles menées autour de l'an 2000 par les travailleur·euses migrant·es réclamant de meilleures conditions de travail et une régularisation. En fait, la mise en œuvre de programmes d'embauche à la source était une réponse à ces récentes mobilisations d'hommes d'affaires locaux qui cherchaient à remplacer cette main-d'œuvre par des travailleuses saisonnières sous contrat pensant que, étant des femmes, ne venant que quelques mois par an et dépendant légalement de l'accord de l'employeur pour revenir lors des saisons suivantes, elles accepteraient plus facilement les conditions imposées et "feraient moins de problèmes". La division ethnique, sexuelle et juridique de la main-d'œuvre induite par l'introduction des contrats, le manque de combativité des syndicats majoritaires, l'absence d'inspection du travail et la crainte de repré-sailles contre les voix dissidentes dans un contexte où l'emploi dans ce secteur constitue le principal moyen de subsistance des travailleur·euses autochtones et étranger·es, ont facilité l'impunité pour la violation des droits pendant longtemps.

Cependant, si les programmes des ouvrier·es agricoles saisonnier·es sont conçus pour réduire la capacité de ces derniers à s'organiser et à réagir, illes finissent toujours par surmonter les obstacles et trouver des moyens de résister aux conditions imposées (3).

Un féminisme de classe et antiraciste

En 2018, le germe de ce qui sera deux ans plus tard le collectif Jornaleras de Huelva en Lucha commence à prendre forme. Comme le souligne Ana, l'une des fondatrices du collectif et actuellement médiatrice syndicale, l'idée est née de l'échange d'expériences d'exploitation entre journalières marocaines et espa-gnoles et a été motivée par la révolte des travailleuses marocaines de Doñana 1998. Après avoir participé la même année à une initiative de médiation syndicale du SAT, Ana, Najat et d'autres camarades virent la nécessité de s'organiser elles-mêmes pour défendre leurs droits: "Nous avons décidé que c'est nous qui devions mener la lutte, nous sommes celles qui la connaissent et la vivent" (4).

C'est ainsi que naît le Collectif Journalières en lutte de Huelva. Le noyau le plus actif est un petit groupe de saisonnières, mais il est désormais un point de référence dans le secteur lorsqu'il y a des problèmes de travail ou autres. Parmi les membres, on trouve des travailleuses roumaines, marocaines et espagnoles, elles vivent dans des bidonvilles et servent de lien dans leurs propres réseaux. Cette composante transnationale est essentielle pour organiser la lutte dans un secteur où la segmentation ethnique, sexuelle et administrative a été utilisée par les employeurs pour diviser la main-d'œuvre. C'est pour cette raison que la lutte féministe et antiraciste est l'un des principaux piliers du collectif. La préférence actuelle pour les travailleuses étrangères sur de nombreux lieux de travail agricole alimente les sentiments de rejet au sein de la population autochtone, les discours racistes et empêche la solidarité entre les travailleuses, ce qu'elles ten-tent de combattre. En conséquence, parmi leurs revendications, figure la régularisation de tou·tes les travailleur·euses étranger·es, une exigence qu'elles considèrent fondamentale pour mettre fin à la violation des droits permettant l'irrégularité légale et pour permettre d'avancer dans l'organisation collective.

"Nous avons donc mis en place un réseau là-bas, dans lequel il y a aussi quelques camarades roumaines en charge du secteur roumain. Et chaque fois qu'il se passe quelque chose quelque part, elles m'appellent directement au téléphone et me disent: ‘écoute, il est en train de se passer ça’ et nous le dénonçons ou nous voyons ce que nous devons faire à ce moment-là. Avec les Marocaines, c'est pareil, nous avons Najat qui travaille comme traductrice et puis dans la colonie de Palos de la Frontera et Lucena del Puerto nous avons aussi des camarades qui ont organisé leurs propres réseaux de résistance."

Les autres champs d'action de ce collectif sont la médiation syndicale, l'impact politique, la dénonciation publique et le soutien mutuel.

Le collectif assure la médiation, l'information et le conseil en matière de droits du travail. La difficulté d'accès aux lieux de travail et le contexte de la pandémie actuelle les ont amenées à adapter leurs formes d'action. Par le biais de réseaux sociaux tels que WhatsApp ou Facebook, le téléphone ou le bouche à oreille, les travailleuses font part de leurs problématiques au Collectif qui se charge de négocier directe-ment avec les employeurs, de les dénoncer à l'inspection du travail et/ou à la presse, selon la situation. Parmi les situations traitées, on trouve les salaires impayés, le manque de jours et d'heures de repos et d'autres violations de la convention collective. [...] Le travail du collectif permet de dénoncer et de faire pression pour mettre fin à l'exploitation, tout en protégeant l'identité des travailleuses, ce qui est fondamental dans un secteur où s'opposer peut facilement entraîner la perte de son emploi. Nous avons le soutien de la Coopérative des avocates andalouses de Séville, elles fournissent des conseils juridiques en matière de droit du travail et accompagnent plusieurs pro-cédures judiciaires.

Un autre axe fondamental d'intervention est celui de la santé, via la plateforme "Yo Sí Sanidad Univer-sal", pour la santé universelle. Un mouvement de désobéissance civile a vu le jour, qui défend un système national de santé pour toutes et tous suite à la réforme de l'assurance maladie en 2012. Avec d'autres organisations, elles ont créé une plateforme de personnes travaillant dans le secteur de la santé pour tenter de faciliter l'accès au droit à la santé pour les migrant·es. La difficulté d'accès aux services de santé, comme la couverture légale en cas de maladie grave, sont des problèmes auxquels sont confronté·es les ouvrier·es agricoles, les migrant·es saisonnier·es recruté·es dans leur pays d'origine ainsi que ceux et celles en situation irrégulière.

De plus, le collectif a été très actif pour dénoncer publiquement à travers son site web, les réseaux sociaux, en donnant des interviews et en participant à des journées d'information, la violation des droits du travail et les conditions indignes des centaines de travailleur·euses saisonnier·es vivant dans des bidonvilles de la région sans accès aux services de base tels que l'électricité ou l'eau. Comme le souligne l'une des porte-paroles du collectif, réussir à mettre en lumière et à médiatiser les conditions de travail et de vie des travailleur·euses saisonnier·es du secteur est sans aucun doute l'une des principales réussites du collectif. L'agriculture intensive est souvent liée à son impact sur l'environnement, la santé ou la destruction de la production paysanne, en revanche, les multiples formes de violence à l'encontre des travailleur·euses dans les champs de l'agriculture mondiale sont trop souvent invisibles.

Enfin, bien que critique à l'égard de l'aide sociale, le collectif est conscient des situations extrêmement précaires auxquelles sont confrontées de nombreuses personnes qui travaillent dans les champs. Pour cela, il soutient matériellement ces ouvrier·es agricoles en les mettant en lien avec d'autres organisations et ressources. C'est le cas de la participation au "couloir humanitaire": un espace établi dans une zone dévastée par la guerre ou une catastrophe pour permettre le passage d'aide humanitaire, ou dans ce cas-là, pour permettre aux Marocaines de rentrer chez elles malgré la fermeture des frontières, qui a été créé après la crise du COVID-19, pour soutenir les bidonvilles.

Réseaux de soutien et de solidarité

Le collectif Journalières en lutte de Huelva est une initiative entièrement autogérée. Jusqu'en avril der-nier, le soutien de la Société coopérative des avocates andalouses leur a permis d’assurer le salaire d'une médiatrice syndicale et d'une traductrice marocaine. Il mène actuellement une campagne de crowdfunding sur <Goteo.org> afin de financer ces emplois, ce qui leur permettra de poursuivre leur travail de soutien aux journalières pendant la saison agricole actuelle. Dans son travail quotidien, le collectif collabore avec des organisations locales féministes et de soutien aux migrant·es, formant un large réseau de soutien et de résistance. Avec certaines de ces organisations, comme les femmes de chambre, les "Kelly's", le Collectif des travailleur·euses africain·es de Huelva ou les ouvriers métallurgistes, il a formé un nouveau syndicat: le Syndicat ouvrier andalou. Pour les membres du collectif, la création de ce syndicat est un pas de plus vers l'auto-organisation des travailleur·euses qui leur permettra de se réapproprier l'action syndicale à laquelle les grands syndicats ont renoncé, d'être présent·es sur le lieu de travail et de pouvoir participer, un jour, à la négociation de leur convention collective. Il s'agit d'un syndicat créé à partir de la base, à caractère horizontal, féministe et structuré en fédérations, dans lesquelles chaque collectif peut mener sa propre lutte, en collaborant les uns avec les autres. Les travailleuses saisonnières de Huelva continuent d'avancer dans leur lutte contre les multiples oppressions qui les touchent. Pour en savoir plus et collaborer avec le collectif des travailleuses saisonnières en lutte de Huelva:

<jornalerasenlucha.org>

<facebook.com/jornalerasenlucha>

<goteo.org/project/jornaleras>

Ana Pinto, porte-parole du collectif des journalières en lutte de Huelva

  1. Interview dans l’émission Passeuses d’infos sur Radio Zinzine, mars 2021 http://zinzine.domainepublic.net/?ref=5631.
  2. "Violées dans les champs européens", Pascale Muller et Stephania Prandi. Disponible sur: <buzzfeed.com/pascalemueller/violadas-en-campos-europa>.
  3. Burawoy M. (1976). The Functions and Reproduction of Migrant Labor: Comparative Material from Southern Africa and the U.S, American Journal of Sociology
  4. Entretien avec Ana Pinto