AIM: Construire des ponts en Macédoine

de Nicholas Bell FCE, 9 mai 2010, publié à Archipel 95

Notre dernière rencontre s’est tenue du 10 au 12 mai à Skopje (Macédoine), un peu plus d’un an après ce qu’on a appelé la «mini-guerre». Nous nous étions réuni-e-s pour un séminaire transfrontalier sur le reportage interethnique dans les situations de conflit, organisé par le réseau de journalistes AIM grâce à un financement du Conseil de l’Europe. Même s’il n’y a plus aujourd’hui d’hostilités ouvertes en Macédoine, le fossé entre les différentes communautés demeure dangereusement profond.Le rédacteur d’AIM à Skopje, Kim Mehmeti, nous avait averti-e-s depuis des années des conséquences potentiellement désastreuses du fait que les populations macédonophones et albanophones vivent dans des sociétés parallèles, sans réelle communication ou vie commune, un phénomène encouragé par l’attitude des médias d’Etat. Les médias en macédonien présentaient une réalité totalement différente de ceux en albanais, bien que contrôlés par le même Etat.

L’explosion d’un conflit ouvert, en mars 2001, a cimenté cette séparation, rendant la promotion de la réconciliation et de la compréhension mutuelle plus difficile que jamais. Aujourd’hui, les gens font tout pour éviter de traverser le territoire habité par «l’autre» communauté. Dans une telle situation, il est plus que jamais vital de soutenir les initiatives multiethniques.

Ca n’a pas été simple pour AIM de fonctionner dans un tel environnement. Première en date des structures médiatiques dans ce pays à rassembler des journalistes et des stagiaires des différentes communautés (albanaise, macédonienne, mais aussi rom et turque), c’est aujourd’hui encore une des rares à le faire, bien qu’il devienne de plus en plus difficile de trouver des journalistes de part et d’autre de la frontière ethnique, qui répondent aux critères d’AIM en matière de journalisme objectif et dépassionné.
Par ailleurs, il y a fort peu de médias en Macédoine qui soient prêt à publier de tels articles. Il y a quelques années, les articles d’AIM étaient repris par de nombreux journaux différents. Aujourd’hui, il n’y a plus que deux hebdomadaires, Kapital en macédonien et Lobi en albanais, qui continuent à publier des articles écrits par des journalistes AIM de «l’autre» communauté. Du côté des bonnes nouvelles par contre, il semble qu’un quotidien bilingue, Global, devrait être lancé prochainement.
Même s’il est quasiment impossible actuellement de se faire publier, AIM est convaincu qu’il demeure essentiel de refuser toute démarche monoethnique. Il ne faudrait pas non plus oublier que de plus en plus de gens ont accès à l’Internet où ils peuvent se connecter sur le service multilingue du réseau (en albanais, bosniaque-serbo-croate et macédonien).
Pendant la rencontre. Zelko Bajic, un des correspondants réguliers d’AIM, a expliqué qu’il y a six quotidiens en macédonien, dont aucun n’a de journaliste albanais qui pourrait expliquer la situation du point de vue de sa communauté. Chaque côté tente de prédire ce que l’autre communauté est en train de comploter, au lieu de permettre à ses représentants de s’exprimer. L’un des jeunes stagiaires d’AIM a décrit la situation à la télévision d’Etat où il travaille: il y a deux équipes rédactionnelles pour les deux langues principales qui ne communiquent quasiment pas entre elles.
Bien sûr, la Macédoine a un problème vis-à-vis de la langue que n’ont pas d’autres républiques de l’ex-Yougoslavie, comme la Bosnie par exemple, où tout le monde parle différents dialectes de la même langue. Il n’y a pratiquement aucun Macédonien qui parle ou écrive l’Albanais (les Albanais sont un peu plus multilingues). Pour Branka Nanevska, la correspondante économique d’AIM à Skopje, le réseau a été une source cruciale d’information sur les événements en Macédoine, précisément parce qu’il y a des journalistes de toutes les communautés.
Les journalistes macédoniens présents à la rencontre pensent qu’il y a deux tendances opposées à l’oeuvre dans leur pays. Ou bien la division ethnique va devenir si profonde qu’il sera impossible de faire machine arrière, ou bien l’orientation civique et multiculturelle va progressivement gagner du terrain. Pour faire un pas décisif dans la deuxième direction, il faudrait que les médias changent leur approche monoethnique. Kim Mehmeti était prudemment optimiste, dans la mesure où il y a quelques signes de ce que les médias sont en train d’abandonner en partie la terminologie incendiaire qu’ils utilisaient auparavant. «Les gens sont conscients de ce qu’on ne peut pas continuer comme ça». D’autres journalistes étaient plus pessimistes...
En tout cas, AIM va continuer de jeter des ponts, pas seulement en Macédoine mais dans toute la région. Dix ans après sa création en 1992, le besoin s’en fait toujours autant sentir. Même si les blessures et les tensions sont aujourd’hui moins visibles qu’avant, elles sont toujours bien présentes, juste sous la surface.
Malheureusement, l’avenir d’AIM est loin d’être garanti. Les donateurs internationaux ont récemment décidé de réduire leur aide financière aux médias dans le sud-est de l’Europe. De nouvelles priorités sont apparues dans le monde et certains pensent que maintenant que les pires régimes nationalistes ne sont plus au pouvoir et que la région n’est plus en guerre, un projet tel qu’AIM n’a plus de raison d’être.
Nous sommes au contraire convaincu-e-s que les cicatrices et les tensions souterraines sont profondes et ne peuvent pas être guéries rapidement. La transition vers la démocratie a tout juste commencé et la région est confrontée à une crise économique grave. Il est tout simplement trop tôt pour retirer tout soutien financier à AIM.
C’est pourquoi nous avons aussi discuté à Skopje de l’avenir d’AIM. Nous avons décidé de nous lancer dans une réforme profonde des structures du réseau. Chaque équipe éditoriale va former une association à but non lucratif pour soutenir les médias indépendants locaux en fournissant des articles et une formation de qualité pour les jeunes journalistes. Un coordinateur régional sera nommé sur place et chaque association recherchera des fonds localement pour ses dépenses (auprès d’ambassades ou d’institutions ayant des bureaux dans la région).
Cette transition va prendre plusieurs mois et le Forum Civique Européen veut aider AIM à mettre en place ces réformes dans l’espoir qu’elles lui permettront de continuer à fonctionner dans les années à venir. Tout soutien des lecteurs d’Archipel est le bienvenu.
Pour plus d’information, vous pouvez commander le dossier spécial sur AIM à l’adresse du FCE-Suisse.