Juliane Kokott, l’avocate générale auprès de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a demandé la levée de l’interdiction de commercialiser des semences d’une variété non inscrite au catalogue officiel. C’est le résultat le plus important de ses conclusions dans l’affaire Graines Baumaux/Association Kokopelli. On peut y lire: «L’interdiction (…) de commercialiser des semences d’une variété dont il n’est pas établi qu’elle est distincte, stable et suffisamment homogène, (…) est invalide en ce qu’elle viole le principe de proportionnalité».
Si la Cour suit l’avis de son avocat général, ce qui est habituellement le cas, les réglementations concernées dans la législation européenne sur les semences seront caduques; les directives de l’Union Européenne (UE) sur les semences et leur transposition dans les législations nationales devront être reformulées en conséquence.
Ce serait une issue très réjouissante pour toutes les initiatives et entreprises qui se consacrent au maintien, au développement et à la diffusion de semences de variétés anciennes. Une victoire pour toutes les personnes qui se sont investies pour la diversité dans les jardins et dans les champs.
Kokopelli
L’association Kokopelli en France s’engage depuis de nombreuses années pour le maintien de cette diversité. Tandis que des associations équivalentes dans d’autres pays bénéficient d’une certaine tolérance, Kokopelli s’est vu condamnée pour la première fois à une amende de 17.000 euros en 2006 pour vente de semences de variétés non inscrites au catalogue officiel.
Chez les Indiens Hopi qui vivent dans les zones arides d’Arizona et du Nouveau-Mexique, Kokopelli est un symbole de fertilité. La silhouette du joueur de flûte bossu est une figure mythique pour beaucoup de communautés indigènes d’Amérique du Nord, centrale et du Sud qu’on retrouve sur des pierres et des poteries. Selon la légende, la bosse de Kokopelli contient un sac avec ses semences qu’il dissémine à tous vents. Avec sa flûte il leur insuffle son esprit.
Forte de ses 6.000 membres, l’association Kokopelli produit et diffuse plus de 2.000 variétés de légumes, de céréales, de plantes aromatiques et médicinales, et de fleurs. Elle organise des stages, publie un guide détaillé, soutient des bourses de semences ainsi que des initiatives paysannes dans le monde. Une douzaine de producteurs multiplient de nombreuses variétés pour la vente. D’autre part, des «parrains» et des «marraines» conservent in situ dans leur jardin une ou plusieurs variétés et les protègent ainsi de l’extinction.
Kokopelli a déjà été accusée en 2004 de «vente de semences non conformes» par le Groupement National Interprofessionnel de la Semence (GNIS) et la Fédération nationale des professionnels de semences potagères et florales (FNPSP) et ensuite condamnée à l’amende en 2006. Toutefois, l’Etat français a renoncé au recouvrement de l’amende, sans doute à cause de la grande campagne de solidarité avec Kokopelli.
Ce n’est pas le seul procès auquel Kokopelli est confrontée. En 2005, l’entreprise semencière française Baumaux a porté plainte contre elle pour concurrence déloyale, et a demandé sa fermeture et des dommages et intérêts à hauteur de 50.000 euros. Elle devait être condamnée parce qu’elle n’avait pas inscrit certaines variétés dans le catalogue officiel.
Protection contre l'extinction
L’inscription dans le catalogue par laquelle les variétés de pays sont officiellement «légalisées» est irréaliste pour plusieurs raisons. La création du catalogue français date de 1922 et l’adhésion aux accords intergouvernementaux de l’UPOV (Union internationale pour la protection des obtentions végétales) de 1961 ont contribué à faire disparaître de nombreuses variétés anciennes de légumes, de céréales et de fleurs. La grande majorité des variétés inscrites au Catalogue sont des hybrides qui ne peuvent pas être ressemés. Des milliers de variétés anciennes ne sont plus inscrites ou ne l’ont jamais été et de ce fait ne peuvent pas être vendues, échangées ou données. Une directive de la Commission européenne de 2009 a certes introduit des dérogations pour permettre l’inscription au Catalogue de variétés de conservation menacées d’érosion génétique, mais elle les a assorties de restrictions géographiques et quantitatives telles que leur portée est fortement réduite.
Contrairement aux variétés industrielles, les anciennes variétés, aussi dénommées variétés de conservation, ont démontré leur capacité de s’adapter à l’environnement et au climat. Dans ce sens, elles ne sont ni homogènes ni stables. Les sélectionneurs doivent régulièrement introduire de nouvelles variétés sur le marché, car les variétés commerciales s’épuisent après un certain nombre d’années. A ce moment-là, ils s’appuient de nouveau sur la grande diversité des variétés anciennes.
Les frais d’inscription ne correspondent aucunement à l’importance économique des variétés anciennes et dépassent les ressources de petites associations comme Kokopelli. Par exemple, l’inscription d’une variété de céréales coûte 8.000 euros pour les dix premières années. Vu le très grand nombre de variétés anciennes, ces frais élevés rendent leur inscription impossible.
Mais revenons à la Cour de Justice européenne. Dans le procès opposant Kokopelli aux Graines Baumaux, le tribunal de grande instance de Nancy a accordé 10.000 euros de dommages et intérêts à Baumaux. Kokopelli a fait appel de ce jugement devant la Cour d’Appel de Nancy. Sur proposition de l’avocate de Kokopelli, le tribunal de Nancy a décidé de demander une «décision préjudicielle» à la CJUE afin de clarifier si les législations européennes sur les semences «sont valides au regard des droits et principes fondamentaux» de l’UE. A part Kokopelli et Baumaux, la France, l’Espagne, le Conseil de l’UE et la Commission européenne ont présenté des observations écrites.
Dans ses conclusions, l’avocate générale affirme que la législation européenne viole le principe de proportionnalité, la liberté d’entreprise, la libre circulation des marchandises, ainsi que le principe de non discrimination. Elle précise qu’«il appartient aux agriculteurs de décider des variétés qu’ils cultivent». De plus, «le fait que les agriculteurs soient cantonnés à des variétés admises réduit enfin la diversité génétique dans les champs européens». D’autre part, cette législation limite excessivement le choix des consommateurs qui n’ont «ni accès aux denrées alimentaires ou autres produits issus de variétés qui ne satisfont pas aux critères d’admission, ni la possibilité de cultiver eux-mêmes ces variétés, par exemple dans leur propre jardin». Elle en conclut que «les inconvénients de l’interdiction de commercialiser des semences de variétés non admises l’emportent manifestement sur ses avantages.»
Police semencière en Lettonie*
Nous avons le premier exemple d’un producteur amateur de semences et d’un club amateur de jardiniers et de multiplicateurs de semences pris comme cibles par les autorités en charge de la protection des variétés de plantes en Lettonie.
Le 28 janvier 2012, le club «Tomato» a organisé une rencontre publique sur la culture de tomates, «De la semence à la récolte». Parmi les animateurs qui ont fait des présentations il y avait les propriétaires de la ferme «Neslinko» qui maintiennent depuis 33 ans une collection de 160 variétés de tomates et de poivrons. Les 130 personnes qui ont assisté à la journée voulaient apporter des semences. Etant donné que le groupe et les cultivateurs (growers) de la ferme avaient déjà reçu un avertissement l’année dernière de la part des autorités, ils avaient imprimé des documents qui expliquaient qu’ils n’avaient pas le droit de vendre des semences, mais qu’ils pouvaient les donner et recevoir en retour des cadeaux.
Selon le cultivateur de la ferme, deux fonctionnaires de l’Agence étatique pour la Protection des Plantes se sont présentés, ont demandé d’acheter un paquet de semences, et puis ont immédiatement rédigé un procès-verbal pour le délit de vente illégale de semences non inscrites aux catalogues letton et européen. Quelques jours plus tard, les fonctionnaires se sont rendus à la maison du cultivateur et lui ont présenté un «protocole de violation administrative» qui le contraint à se présenter à une audition de la commission administrative le 27 février.
Cette nouvelle a circulé sur plusieurs listes électroniques et blogs et a été rapportée dans les médias. Un groupe de soutien assistera à l’audition et aide à la recherche d’un avocat, mais en Lettonie il y a un manque d’expérience sur ce genre de question.
Archipel
* Extraits d’un message de Guntra Aistara, Central European University, Budapest