Amérique latine: Réforme agraire en Colombie

de Hector Mondragón et Belén Torres, ANUC-UR, 1 oct. 2003, publié à Archipel 108

Du 25 au 27 juillet le Forum Civique Européen organisait, sur la ferme de la coopérative européenne Longo maï, un séminaire sur l'Amérique latine qui avait entre autres pour but d'étudier la situation de la Colombie. L'année dernière, Alvaro Uribe a été élu président; d'extrême droite, il a choisi l'option guerrière pour en finir avec le conflit armé qui dure depuis environ 60 ans.

Une tournée de représentant-e-s du syndicat paysan ANUC-UR est prévue en Europe à l'automne pour chercher des soutiens internationaux et informer les populations européennes. En particulier se tiendra à Bruxelles, du 6 au 11 octobre, une rencontre internationale pour évaluer un an de présidence d'Uribe. L'article que nous vous proposons a été écrit en février 2000 et réactualisé ce mois d'août.

"Faites une réforme agraire en Colombie, et 50% de la violence disparaîtra immédiatement ". Cette phrase, prononcée il y a 13 ans par Vasquez Carrisoza, président du Comité des Droits de l'homme de Colombie, résonne sans doute comme une évidence, s'agissant d'un pays latino-américain. Mais c'est une vérité oubliée ou volontairement escamotée aujourd'hui, tant l'attention est concentrée sur les effets d'annonce des derniers coups de force des acteurs du conflit armé, ou les avatars d'un processus de paix qui dure depuis plus de 20 ans déjà, sans que se dégage une véritable volonté politique pour construire une paix durable. Avec l'arrivée du président Uribe, ce sont même toutes les négociations de paix qui ont été stoppées. La guerre a repris d'intensité. Treize ans après la déclaration de Vasquez Carrisoza, la paix n'a pas avancé. Le gouvernement colombien a même reçu 1,7 milliard de dollars en 2000 des Etats-Unis pour militariser et paramilitariser encore davantage le pays, et la propriété foncière n'a cessé de se concentrer dans les mains de quelques gros possédants individuels ou organisés en sociétés anonymes.

La Colombie se caractérise, avec le Brésil, par le taux le plus important de concentration de terres de toute l'Amérique latine. Les 500 principaux propriétaires disposaient de 35% des meilleures terres cultivables du pays en 1984, et en possédaient 45%, quinze ans de violence plus tard.

C'est là le résultat du développement par l'armée d'une stratégie de formation de groupes paramilitaires servant les intérêts des gros propriétaires et de puissants groupes financiers, de l'afflux de dollars provenant du trafic de drogue et investis en achats de terre (on estime ainsi que les "narcos" ont accumulé plus de 5 millions d'hectares), combiné avec les mesures néo-libérales d'ajustement structurel qui ont ruiné une bonne partie de la production paysanne. Et ce n'est pas le récent accord signé entre le gouvernement et certains groupes paramilitaires (accord permettant à ces derniers de réintégrer la vie civile en échange de leur désarmement, le gouvernement leur garantissant une impunité totale, malgré la sauvagerie des crimes qu'ils ont commis) qui changera quoi que soit. Il en restera suffisamment pour continuer le sale boulot.

Les enjeux cachés

Mais ceux qui accumulent tant de terres le font de moins en moins pour l'agriculture. En 1988 déjà, on pouvait constater que moins de 1,7 % de ces terres possédées par les grands propriétaires étaient cultivées. En réalité, ils misent sur des projets miniers, ou des macro projets pétroliers ou hydrauliques, ou bien spéculent sur la réalisation de grands projets d'infrastructures fluviales ou terrestres. Par ailleurs, ces concentrations de propriétés permettent à ces potentats de s'assurer le contrôle politique absolu de régions entières et de faire taire tout germe de résistance aux méga projets qu'ils appellent de leurs vœux.

Malgré l'importance du paysannat – 60% de la population au début des années 60, 25% en 2000 – les politiques gouvernementales de modernisation du secteur rural, orientées par des experts nord-américains, n'ont jamais misé sur le potentiel de production de ce paysannat, mais ont au contraire cherché sa décomposition. Ainsi, en 1966 déjà, les conclusions d'une mission menée par le professeur américain Lauchin Currie s'opposaient à la proposition de rendre de nombreuses exploitations paysannes plus efficaces, car cela aurait eu comme conséquence de garder trop de gens dans le secteur agricole (1). Cette position et d'autres du même type, qui ont accéléré encore l'exode rural, ont cependant rencontré à l'époque une résistance très importante de la part des paysans et des Indiens: il s'agissait pour eux non seulement de défendre un mode de production, mais leur existence comme réalité culturelle, sociale et politique.

Aujourd'hui le conflit ne se situe pas tant entre la grande agriculture nationale et le paysannat, mais entre le modèle paysan et l'agriculture transnationale, les macro projets pétroliers ou miniers, et les autres macro projets. C'est pourquoi les investisseurs étrangers et les secteurs économiques nationaux qui se sont alliés à eux voient dans le paysan l'ennemi qui s'oppose de façon archaïque aux grands projets néo-libéraux, l'obstacle à liquider, au besoin par la guerre. Cela se traduit concrètement par deux à trois millions de paysans expulsés de leurs terres, et déplacés dans d'autres régions. C'est une vaste entreprise de "nettoyage" des terres de leurs paysans, qui n'est pas toujours commanditée directement par de grands consortiums économiques, mais qui est la conséquence du meilleur prix qu'ils donnent pour des terres ainsi "libérées" de leurs occupants paysans, ce qui incite les propriétaires à faire le sale travail pour eux avant de vendre ces terres au plus offrant.

Dans les régions du Nord, les déplacements de population provoqués par l'avancée paramilitaire ont entre autres buts celui de réaliser des projets de transport fluvial, en connectant les fleuves Amazone et Putumayo avec la construction d'un port à sec à Puerto Asis. S'ajoutent aussi des projets de transport routier et portuaire, et la construction d'une voie terrestre, espèce de canal de Panama mais sans eau, entre les océans Pacifique et Atlantique, d'importance stratégique pour les Etats-Unis, vu le caractère obsolète du canal de Panama. Ils ont aussi pour objectif de tracer des routes menant à la région du Pacifique et reliant la fertile région bananière d'Uraba au Venezuela.

Un Parlement au service des propriétaires

Ces méga projets d'infrastructures et d'exploitations minières et pétrolières ont ceci en commun que pour les réaliser à moindre coût, l'expropriation des terres se fait manu militari . Ces spoliations de familles indiennes et paysannes sont accélérées par un arsenal de lois adoptées à l'initiative du pouvoir exécutif et entérinées par le Parlement, d'ailleurs composé en grande majorité de propriétaires fonciers. A titre d'exemple, depuis 1994, une loi prévoit l'expropriation des terres appartenant à des familles paysannes ou indiennes qui se trouvent dans un rayon de cinq kilomètres d'un puits pétrolier ou de toute ressource non-renouvelable. Cette législation a permis à la British Petroleum (BP) et à la société Occidental (OXY) d'exproprier des centaines de milliers de paysans qui cultivaient dans les régions où elles opèrent. Des journalistes de la BBC ont montré comment la BP finance et informe l'armée colombienne qui utilise des groupes paramilitaires pour museler toute résistance paysanne à ces politiques. Ces communautés paysannes et indiennes ne se trouvent donc plus tant confrontées à leur ennemi habituel, le terrateniente , mais à des investisseurs internationaux. C'est à leurs projets qu'ils opposent une résistance farouche, notamment très active en novembre 1999, lorsque des milliers de paysans ont bloqué durant 30 jours la route panaméricaine dans le Sud.

Plus au Nord, les 5.000 Indiens et Indiennes U'was mènent depuis une dizaine d'années une lutte frontale contre la compagnie pétrolière OXY qui a obtenu du gouvernement l'autorisation de commencer l'exploration et l'exploitation de pétrole sur leurs terres. Récemment les Etats-Unis ont annoncé qu'ils étaient disposés à envoyer des troupes pour protéger leurs infrastructures, en particulier d'exploitation pétrolière. Cette ethnie poursuit la lutte contre la compagnie et a su trouver des relais internationaux importants. Elle est même allée jusqu'à annoncer qu'elle préférait un suicide collectif plutôt que de se voir déposséder de ses terres et d'être condamnée à disparaître en allongeant la file des déplacés internes.

L'histoire repasse les plats

De 1946 à 1957, la Colombie avait déjà connu une autre poussée de violence, fomentée par le pouvoir en place qui avait obligé des millions de paysans et d'Indiens – ceux qui ont eu la chance de n'avoir pas été massacrés, car il y eut plus de 300.000 morts – à abandonner leurs terres et leurs régions pour rejoindre soit les villes, soit des zones à défricher. Ces événements ont altéré la structure agraire, évitant la redistribution des terres dont la revendication allait croissant, et encourageant la "révolution verte" qui fut en réalité un développement capitaliste de l'agriculture.

Cependant, la crainte d'une extension de la révolution cubaine sur le continent a ensuite conduit les Etats-Unis à imposer aux pays latino-américains des politiques de réforme agraire dans le but d'imposer le développement de la petite propriété paysanne en même temps que le développement du modèle d'entreprise agricole. Mais, avant même que cette politique ne démarre réellement, intervint un pacte entre les deux partis traditionnels de Colombie qui coupa les ailes à cette timide réforme agraire. A la place furent promulguées des lois faisant resurgir des formes primitives d'exploitation et d'assujettissement des paysans à la grande propriété.

Cette situation obligea le mouvement paysan à durcir son action en occupant 1.200 latifundia le même jour, afin de prouver au pouvoir que s'il refusait, il y avait une autre voie pour le forcer à veiller à une répartition plus juste des terres, c'est-à-dire les occupations de fait.

Mais la répression fut, elle aussi, immédiate: censure de la presse, emprisonnements, tortures, assassinats, militarisation des zones rurales, promulgation de lois criminalisant le mouvement paysan. Celui-ci fut durement frappé, mais si la répression a effectivement permis au gouvernement de freiner les luttes pour la terre, elle a aussi eu pour effet de renforcer les mouvements de guérilla. De sorte que s'est enclenché un processus sans fin. Cette répression a effectivement permis au gouvernement de diminuer la lutte pour la terre, mais a eu pour conséquence de renforcer le mouvement de guérilla.

Au milieu des années 80, le mouvement indien et paysan et le mouvement syndical avaient à nouveau repris vigueur, et la lutte pour la terre a recommencé avec force. Cependant le gouvernement promulgua une loi imposant à la terre les critères commerciaux communs aux biens quelconques et interdisant l'acquisition par l'institut de réforme agraire de terres occupées de fait, laissant ainsi le champ libre à la répression et aux massacres des paysans récalcitrants.

Des milliers de paysans en faillite

En 1994, dans le cadre des lois de restructuration parachevant le néolibéralisme, le rôle de l'Etat pour redistribuer la terre est simplement supprimé. Pourtant, la tâche est loin d'être accomplie. Ainsi, des 9 millions d'hectares aptes à l'agriculture, seuls 5 millions sont effectivement cultivés, tandis que 40 millions d'hectares sont consacrés à l'élevage extensif de bétail alors que le pays ne dispose théoriquement que de 19 millions d'hectares aptes à ce type d'élevage. La reconcentration des terres a conduit à la situation actuelle: les grandes propriétés de plus de 1.500 hectares qui occupent la plus grande partie des terres ne cultivent que 4% de ces terres, et en consacrent 72% à l'élevage extensif, tandis que les exploitations de moins de 20 hectares consacrent plus de 47% de leur superficie aux cultures.

Les mesures d'ajustement structurel, comme la libre importation de produits alimentaires subventionnés dans leurs pays d'origine, et la suppression des programmes d'appui aux paysans, tant sur le plan technique que financier, ont provoqué la faillite de centaines de milliers de paysans, obligeant plus de 500.000 d'entre eux à cultiver de la drogue pour survivre, essentiellement la coca et le pavot. Ce phénomène continue à s'étendre, avec des conséquences dévastatrices pour l'écosystème. On estime qu'il touche 170.000 hectares de forêt amazonienne et de régions d'Altiplano. A cette situation, le gouvernement a réagi par la répression pure, en traitant le paysan comme un délinquant, au lieu de lui offrir des alternatives de développement incluant la redistribution des terres.

La rentabilité, un débat biaisé

Aujourd'hui le modèle économique en vigueur en Colombie ne permet pas le développement de l'agriculture paysanne. Dès lors continuent les propositions de réduction du nombre de paysans comme solution de développement. Au Mexique aussi, le gouvernement continue à affirmer encore que les populations indiennes et paysannes d'Amérique latine ne sont pas viables d'un point de vue économique: la seule chose à faire est de les former pour qu'elles aillent travailler dans les usines ou dans les grandes exploitations comme journaliers. Ces thèses néo-libérales sont aujourd'hui complètement dépassées, même par des théoriciens de la Banque mondiale (2). Une tournée de représentant-e-s du syndicat paysan ANUC-UR est prévue en Europe à l'automne pour chercher des soutiens internationaux et informer les populations européennes. En particulier se tiendra à Bruxelles, du 6 au 11 octobre, une rencontre internationale pour évaluer un an de présidence d'Uribe. L'article que nous vous proposons a été écrit en février 2000 et réactualisé ce mois d'août.) mais continuent à servir de base à la destruction des paysans par la guerre, puisqu'ils ne se sont pas laissés convaincre de rejoindre la ville de leur plein gré. En Colombie, les déplacements de paysans sont la réalisation d'un programme économique par la voie militaire, par l'armée qui recourt aux escadrons de la mort paramilitaires pour faire le sale travail sans avoir à y répondre devant la justice nationale ou éventuellement internationale. Pour les organisations paysannes, "la réforme agraire est un instrument de dépassement de la violence et constitue une base solide pour une paix durable et pour le développement national. Il est indispensable pour cela de rendre aux paysans les 5 millions d'hectares que les gros propriétaires consacrent à l'élevage extensif et de fortifier les institutions d'appui au paysannat et le système coopératif de manière à faire ressortir le caractère rentable de l'économie paysanne". (3)

Il semble évident qu'à terme s'imposera l'idée que l'activité paysanne est une formidable voie alternative de développement et non un secteur vétuste dont il faut accélérer le démantèlement. Mais combien de temps et combien de violence faudra-t-il encore pour que cette possibilité unique de solution politique du conflit social et armé que traverse la Colombie soit finalement acceptée?

Hector Mondragón et Belén Torres*

* Respectivement conseiller et responsable du travail international de l'organisation paysanne ANUC-UR.

Article traduit de l'espagnol par Paul-Emile Dupret

1 Currie Lauchin, le Développement économique accéléré , p. 86

  1. Voir Deiniger, 1999, ou Binbswanger et al., 1995

  2. Document de l'ANUC-UR et du Conseil national paysan, Cartagena, juin 1999