ANDALOUSIE: Un voyage à Alméria et à Somonte

de Johannes Dahmke, 4 mars 2017, publié à Archipel 256

En septembre 2015, je me suis rendu en Andalousie en tant qu’observateur du procès de Biosol. En automne 2016, j’y suis retourné et cette fois-ci, j’ai pris le temps de partager le quotidien des amis du SOC à Alméria et à El Ejido. Je suis ensuite allé prendre des nouvelles de l’occupation de terre de Somonte, sur place.

Ce serait tellement beau sans plastique! Aéroport: monde moderne, strident et en faisant la queue, retour des passeports et des frontières dans mon quotidien de blanc européen. A Malaga, je continue avec le métro. Tout neuf ! Le sentiment de se trouver à cent mètres sous terre un jour de semaine à l’heure de pointe: quatre passagers. Un projet né dans les années du boom de la construction et abouti! Ce qui, ici, est rare.
Je continue ma route vers Motril, en covoiturage, où Federico du SOC vient me chercher. Ma conductrice, une enseignante, fait tous les jours la navette entre Malaga et Motril (un peu moins de cent kilomètres). Comme la plupart des jeunes enseignants, elle doit changer tous les ans de poste, et parfois même de ville, parce que le gouvernement de la région autonome d’Andalousie n’est pas capable de mettre en place un plan d’action pour les enseignants sur le long terme. Lorsque je lui ai parlé de la coopération entre le SOC et le Forum Civique Européen à Alméria, elle a évoqué les pauvres autochtones espagnols qui travailleraient dans les mêmes conditions; elle ne comprend pas pourquoi les ONG n’aident pas en priorité ces gens-là. Et de toute façon, il y aurait parmi les migrants beaucoup de parasites. Elle m’a donné l’impression d’être elle-même surprise par la dureté de son propos car elle s’est excusée pour ses positions, puis a tenu à préciser qu’elle n’était pas raciste, mais que c’était quand même un fait que ce sont les Gitans et les Noirs qui travaillent le moins. Car l’Espagne se trouve depuis presque dix ans en crise et endettée à cause d’une classe politique corrompue, de la spéculation bancaire et immobilière, en plus des exactions toujours et régulièrement commises contre les Gitans et les groupes de migrants.
Alors que nous quittons les constructions touristiques scandaleuses de la côte méditerranéenne autour de Malaga, nous nous rapprochons de la mer de plastique. Notre pronostic, selon lequel l’agriculture industrielle andalouse s’effondrerait face à la concurrence nord-africaine, est encore remis à plus tard. On accorde toujours des crédits pour construire de nouvelles serres modernes sur les quelques coins de terre pas encore épinglés de plastique. Il est toujours aussi révoltant de constater à quel point on peut abîmer une contrée aussi riche. Jadis, dans cette région, on produisait sans plastique et sans pesticides ou autres herbicides. De quoi nous faire rêver!
Après une soirée passée à Orjiva dans les Alpujarras, j’ai accompagné les membres qui constituent le noyau du SOC d’Alméria à leur réunion mensuelle de coordination. A l’ordre du jour, la planification du voyage de deux délégations: l’une en Suisse, l’autre en Angleterre. Puis après le bilan de clôture, nous avons pu entendre le rapport d’activités du local d’accueil d’El Ejido et de Nijar. Au centre de la discussion, le changement de génération. Comment les personnes ayant rejoint le syndicat ces dernières années peuvent-elles participer au réseau international? Spitou, Federico et Abdelkader, engagés depuis plus d’une décennie au sein du syndicat sont plus que rompus au travail de conseil, à la confrontation avec les gérants exploiteurs des serres ainsi qu’aux campagnes internationales. Ils approchent de l’âge de la retraite et leur relève n’est pas encore organisée.
El Ejido
Depuis ma dernière visite, les activités dans les locaux ont repris à un rythme continu, surtout à El Ejido où, parallèlement aux activités de conseils d’Abdelkader, a commencé un programme pour les femmes, programa para mujeres. Carmen, responsable de ce programme, m’invite à visiter le local, le jour suivant, ce que je fais volontiers. Le local d’El Ejido se trouve à environ cinq minutes à pied du centre. Il est décoré avec des motifs du mouvement ouvrier. En 2000, lors de ratonnades programmées, les magasins et les équipements marocains ont été détruits, il n’y avait alors plus de cafés et encore moins de centre d’accueil où les migrants pouvaient se rencontrer. Il est vrai que cela s’est un peu arrangé, mais la ségrégation existe toujours dans de nombreux domaines de la vie quotidienne. Le matin, le patron d’un café marocain m’explique que, jusqu’à aujourd’hui, pratiquement aucun Espagnol blanc ne s’arrêtait dans son bistrot et que les Marocains ont très peu de chance d’être servis dans les bars chics de la région. Au SOC, cela se passe autrement. Carmen, immigrée de l’Equateur à l’adolescence, est devenue citoyenne de l’Espagne où elle vit maintenant depuis plus de vingt ans. Elle a sa propre expérience du système d’exploitation sous les serres en plastique. Le deuxième pilier du «programme pour les femmes», Zaida, a grandi à El Ejido. Ses parents possèdent trois hectares de serres en plastique, en bio. Toute leur production est commercialisée dans des magasins bio et auprès de groupements de consommateurs. Ils produisent eux-mêmes leurs semences et le monde ici aurait un autre aspect s’il y avait plus de gens comme eux. Zaida était titulaire de la Gauche Unie (Izquierda Unida) à Alméria, mais, finalement, elle a rapidement pris congé de la politique officielle. C’est elle qui a initié les rencontres de réseau d’un groupe engagé contre les expulsions, ayant lieu ici depuis un an. Comme beaucoup d’autres de sa génération, elle se débrouille d’une manière ou d’une autre avec des petits boulots sans intérêt.
L’après-midi, s’est déroulé un des cours de langue hebdomadaires. Le local était plein et l’ambiance animée. La fonction de ce lieu ne se limite pas à l’accueil des cours de langue. Il offre aussi la possibilité aux femmes de cultures différentes de se rencontrer dans un endroit sécurisé, de s’entre-informer et de se faire conseiller.
Somonte
Notre groupe de visiteurs de Somonte était composé de Monto, Zaida et moi-même. Monto est fonctionnaire et travaille depuis trente ans à la mairie d’El Ejido. Il connaît parfaitement les petites et les grandes histoires de corruption de la région et sait expliquer avec beaucoup de sarcasme la naissance de l’association de malfaiteurs qu’est le «PP» (le Parti Populaire, parti conservateur espagnol).
Pour aller d’El Ejido à Somonte, il faut compter cinq heures. Le plastique sur la côte, les oliveraies dans l’arrière-pays, la monoculture domine où que l’on regarde. Federico m’a donné plusieurs contacts auxquels m’adresser. Sur la Finca vivent actuellement deux personnes, Combativo et Manuel, tous deux autour de la quarantaine. Manuel est là depuis l’occupation des terres; avec l’aide d’une étudiante en agriculture, il a écrit un rapport intéressant sur la Finca qui pourrait servir de base à une étude de faisabilité.
Nous faisons un tour du terrain: le congrès du SAT a accordé le droit aux habitants du lieu de démarrer un jardin et de l’exploiter en mode de culture biologique. A peine deux hectares dont la moitié était semée. A vrai dire, aucun des deux ne s’y connaît en culture maraîchère et ils ignorent ce qu’est une rotation des cultures. Je n’écris pas cela pour me moquer d’eux, mais simplement pour montrer tout ce qu’il reste encore à faire en plus de surmonter l’extrême hiérarchie qui règne dans les syndicats. Néanmoins, les légumes étaient délicieux. Et les deux transpiraient le bonheur et la fierté de produire des légumes et des œufs biologiques et d’avoir au moins un petit domaine sous leur propre responsabilité.
Le reste du terrain est conventionnel, c’est-à-dire exploité avec des intrants chimiques. Personne ne pouvait nous dire de combien d’hectares il s’agissait, environ 400. Ici, on brûle les champs pour préparer les terres; c’est une méthode simple dans cette contrée de toute façon extrêmement sèche. Aucun insecte ni aucun brin d’herbe n’y résiste. Un spectacle effrayant: à perte de vue, des terres brûlées, des milliers d’hectares.
Le soir, deux familles de Burgos qui étaient déjà là en été durant deux mois sont venues nous rejoindre. Une des familles a été victime des expulsions «desahucios» tous azimuts et l’autre est engagée dans son combat. Des personnes incroyablement engagées et courageuses qui ont apporté de l’air frais dans la maison. Le soir, nous avons dressé une grande table et banqueté avec quinze convives de la République. La manière dont il nous a été possible de communiquer dans tout ce charivari reste pour moi un mystère. Après le repas, nous avons disposé les chaises en cercle et chacun, chaque groupe respectif, a présenté sa ou ses luttes. C’était la première fois que je faisais l’expérience d’une discussion de trois heures sans interruption en Andalousie.
C’est passionnant et beau de voir des gens ne pas se laisser décourager, malgré cette misère, rester droits et résister. Ils ont raconté les effets de la loi dite ley mordaza (la loi du bâillon) adoptée en été 2015. Cela avait été comme l’enterrement du droit démocratique fondamental à la participation telle la liberté d’association, de manifestation et d’expression. Maintenant tout ce qui n’est pas annoncé à l’avance est pénalisé, comme par exemple les actions de protestation spontanées. Cela peut aller jusqu’à 600.000 euros d’amende. Ce qui avant était du ressort du droit pénal est à présent considéré comme un délit, c’est-à-dire réprimé administrativement. Cela vient du fait que les quelques 500 procédures engagées, depuis le début du mouvement «15M 2011»*, contre des personnes interpellées pour troubles à l’ordre public, se sont soldées par l’acquittement. Un développement identique à celui qui se déroule en Italie pour mettre à genoux le mouvement NOTAV à coups d’amendes colossales. Une autre mesure qui vient d’être prise, presque incroyable, facilite l’expulsion accélérée de personnes qui, venant du Maroc, ont franchi la frontière avec l’Espagne par les enclaves de Melilla et Ceuta, de manière illégale. Ces expulsions ont été légalisées malgré les protestations véhémentes de juristes parce qu’elles sont anticonstitutionnelles et qu’elles sont en infraction avec les accords internationaux.
Les occupations de terres restent une exception en Europe et, même s’il y a lieu de critiquer quelques points à Somonte, ce projet est à soutenir absolument parmi les thèmes internationaux.

* Movimiento de los indignados, né en mai 2011