ANDALOUSIE: La terre contre la crise1

de Jean Duflot, FCE France, 25 juin 2012, publié à Archipel 205

Le 4 mars dernier, 500 journaliers du syndicat SOC-SAT2 ont occupé le domaine de Somonte (400 hectares) dans la province de Cordoue appartenant à la Communauté Autonome d’Andalousie. Cette finca fait partie d’un ensemble de 20.000 hectares, divisé en plusieurs domaines, dans différentes provinces, que le gouvernement, en tant que propriétaire, a décidé de vendre. Plus de 18.000 hectares ont déjà été cédés. Il ne restait qu’environ 1.200 ha, dont la Finca Somonte qui allait être proposée aux enchères le lendemain.

Ironie de l’histoire, les socialistes au pouvoir qui avaient réquisitionné en 1983 ces latifundia (moyennant expropriation et indemnités) les restituent aujourd’hui au privé, en l’occurrence à des spéculateurs à l’affût d’aubaines agro-industrielles et de subventions européennes.
Jeudi 26 avril, au petit matin, les forces de l’ordre délogent les occupants de la Finca, une trentaine d’adultes et d’enfants qui dormaient dans un dortoir collectif aménagé dans une des bâtisses. Ce raid de la Guardia civil a lieu juste au moment de la signature du pacte de gouvernance entre le PSOE et l’Izquierda Unida (Gauche unie).
Vendredi 27 avril, dans la nuit, une centaine de militants des provinces de Cordoue et de Séville réoccupent la ferme. Encouragé par les nombreuses réactions de solidarité, le collectif d’occupation organise un 1er mai festif sur le terrain. Des centaines de syndicalistes, d’associatifs et de sympathisants montent à la ferme célébrer une fête du travail qui retrouve là, en marge des défilés rituels, sa charge subversive originelle.
Une délégation du Forum Civique Européen s’est rendue sur place, en solidarité avec une initiative qui pourrait bien faire date dans le marasme économique actuel, en particulier dans le contexte de démantèlement des agricultures en Europe. Elle découvre le quotidien d’une poignée de «laissés pour compte» du système. Au bout d’un chemin qui serpente dans un damier collinaire de champs de céréales et de jachères pierreuses, clairsemées par la sécheresse, un hameau de bâtisses chaulées d’une blancheur éclatante sous le soleil printanier. Autour, vers Palma del Rio, comme partout sur ce relief d’alluvions et d’anciennes moraines glaciaires, d’interminables plantations d’agrumes et d’oliviers, manne de l’opulence des latifundistes et des entreprises agroalimentaires.
A l’entrée de la ferme et sur un des hangars flotte le drapeau du SOC, deux bandes vertes horizontales bordant l’emblème syndical: soleil rouge et faucille noire sur ciel blanc. Sur un mur deux ou trois tags résument la philosophie du mouvement: «Tierra y Libertad», «La Tierra a quien la trabaja», «Revolución agraria».
Un comité d’accueil nous explique pourquoi des mois de crise l’a poussé à rejoindre cette nouvelle enclave de rébellion. Ces femmes et ces hommes, la plupart aguerris par des années de luttes syndicales, ont en commun le dénominateur d’une pauvreté qui s’aggrave au point que certains d’entre eux découvrent aujourd’hui la faim. La faim, en 2012, dans ce jardin d’Andalousie qui regorge de richesses, un anachronisme difficilement imaginable… Et pourtant.
Zuleika, originaire de Palma, s’est installée à la Finca avec son ami et leurs deux enfants. Ils ont galéré durant des mois à la recherche d’un travail. Ils se lèvent à l’aube, à tour de rôle, pour emmener «leurs héritiers» à l’école. Tout le monde dort à même le dallage, dans plusieurs salles équipées de matelas et de sacs de couchage. Ce n’est pas le top du confort, mais c’est mieux que de passer d’un hébergement d’amis à l’autre… Marimar et son mari Eugenio, sont de cuisine. «Nous mangeons chichement, mais à notre faim; les amis et les sympathisants de la vallée nous offrent des légumes et un peu de viande. On nous a fait cadeau d’une quarantaine de poules, nous avons construit un poulailler pour élever plein de volailles». Marimar était en fin d’allocations de chômage depuis des mois. En un semestre, Eugenio n’avait travaillé que 30 jours, çà et là. Donc plus de PER (Plan d’Emploi Rural) qui assure une maigre allocation moyennant 60 journées de travail par an. Ils étaient menacés d’expulsion de leur appartement de Posadas, une bourgade voisine, à cause de plusieurs mois d’arriérés de loyer impayés. A la fin de l’hiver, c’était la rue, avec leur fils de seize ans…
Dans le potager, hommes et femmes ensemencent des parcelles ou bichonnent les premières pousses des futures récoltes (poivrons, carottes, oignons, pommes de terre, artichauts, asperges…). Antonio enrobe les rangées de tomates de papier journal car on n’est pas à l’abri d’un retour du gel. Divorcé, père d’une fillette de dix ans, lui aussi s’est joint en tant qu’ancien journalier à l’opération du SOC. Après la perte du PER, il a cherché à se reconvertir: d’abord dans des chantiers de câblage des télécommunications, puis dans une petite briqueterie qu’il avait montée à l’époque du boom du bâtiment. Avec l’explosion de la bulle immobilière, il s’est retrouvé en dépôt de bilan. Sa dernière prestation a été l’agrandissement du cimetière de Posadas: tout un symbole. Des mois de dèche totale, humiliante. Ils ne le chasseront pas d’ici, martèle-t-il, avec une expression typique du terroir: »ni con agua caliente ni con lejia» (ni avec de l’eau chaude ni avec de la lessive).
Plus loin, parmi ceux qui préparent un hectare de poivrons «de piquillo», Francisco plante un drapeau à la lisière d’un bosquet de jatrophas. Il nous explique que ces arbustes exotiques et le champ de cardes argentées qui encadrent leur jardin sont des plantations expérimentales destinées à la fabrication de biodiesel. De là, le panneau annonçant l’existence d’une «station biologique», à la bifurcation du chemin de terre.
Francisco, 55 ans, a été des premières occupations du domaine El Humoso, sur la commune de Marinaleda: un latifundium de 18.000 hectares appartenant au duc Infantado Iñigo de Arteaga, l’un des grands cumulards du foncier andalou, avec la duchesse d’Albe. En 1986, au bout de dix années d’occupations/expulsions, de procès, d’arrestations, d’amendes et de recours juridiques, les journaliers du SOC sont sortis victorieux du bras de fer avec le pouvoir qui protégeait ces deux fossiles de la »reconquista» et du franquisme. «Allez à Marinaleda! Vous verrez ce que l’on peut faire quand on se bat le dos au mur.»
A la mi-journée, déjeuner à la bonne franquette, assis sur le perron ou autour de la grande table de la salle commune. Dehors, autour du brasero de la popote, Marco entonne un cante jondo de sa composition. Voix rauque, gitane, rythmée par les battements de mains de l’assistance: «La tierra por quien la trabaja/los jornaleros del campo/que en Somonte puñan en alto/ que de parados estamos hartos/ y de injusticia y engaño…»3. Des militants nous font voir une vidéo à laquelle ils ont participé dans les premiers jours de l’occupation. Francisco, agriculteur sans terre, Domingo, Juan, journaliers, Consuela, Susana, chômeuses de longue date, tous ont souffert d’une précarité chronique, connu les mêmes parcours angoissants: rares journées de travail, chasse aux jobs de misère, salaires dérisoires et fins de chômage. Certains ont dû partir au Nord, pour les récoltes de pommes ou en France pour la cueillette des cerises et les vendanges. Dans cette nouvelle famille, où tout se décide en assemblées quotidiennes (les tâches du ménage, les équipes de cuisine, d’entretien du jardin, de remise en état de la ferme, l’accueil des visiteurs et même la gestion des conflits), ils ont l’impression d’oublier leur solitude et de reprendre goût à une vie réelle. Ces femmes et ces hommes, attachés à une terre dont ils sont dépossédés depuis des décennies de servage, veulent faire d’autres rêves que le cauchemar que le système leur a fait vivre.
Une visite pilotée par des techniciens venus de Marinaleda nous initie à la géologie du paysage. Selon eux, les sols bariolés du domaine appellent des traitements spécifiques. L’un des projets est d’exploiter les 41 hectares irrigables en maraîchage de plein champ. Au creux des failles qui fissurent les buttes, des buissons et des roseaux balisent les rigoles de ruissellement. Ils révèlent la présence de nappes d’eau sous-jacentes. A preuve le puits de forage déblayé et réactivé en contre-bas de la ferme. Les prochaines assemblées débattront de la possibilité de fertiliser les terres sèches, de les dépierrer et de replanter des haies autour des cultures. Avec le temps, on rêve de reboiser ce quasi-désert où l’on peine à localiser deux ou trois arbres erratiques à l’horizon. L’agrandissement du petit verger d’oliviers qui ornemente le pourtour de la ferme est à l’ordre du jour.
La vague de froid de la mi-février a ravagé de nombreuses orangeraies de la vallée du Guadalquivir. Les fruits, impropres à la consommation, jonchent les travées et pourrissent sur les arbres blanchis par le gel. La destruction de 100 millions de kilos d’oranges a entraîné la perte de 215.000 journées de récolte, 90.000 dans les entreprises subsidiaires.
Le cours du kilo d’orange de table périclite entre 0,11 et 0,18 euros, celui de «l’orange industrielle» autour de 0,08 euros. Une telle catastrophe renforce la précarité des jornaleros, déjà accélérée par la mécanisation des tâches manuelles.
Diego Cañamero, secrétaire général du SOC, explique que «90% du coton espagnol est produit en Andalousie. Ici, il n’existe aucune entreprise de textile. Tout est envoyé en Catalogne… 40.000 hectares d’orangers entre Doñana et les plaines de Cordoue et pas une seule fabrique de jus de fruit… Les tomates… tout est transporté à Murcie. On ne transforme pas les produits en Andalousie». Et de lier «cette situation coloniale» au régime féodal qui motive le combat opiniâtre mené depuis 1976 par le syndicat. «60% des terres les plus riches d’Espagne sont entre les mains de 2.500 familles qui représentent moins de 2% de la population… 80% des aides (6.500 millions d’euros) ont été allouées à 20% de propriétaires terriens et à leurs complices de l’industrie agroalimentaire.»
C’est dans ce contexte que s’inscrit le projet autogestionnaire de Somonte. «Cette Finca sera la nouvelle Marinaleda» affirme Lola Alvarez, «nous allons montrer qu’il est possible de vivre de la terre, comme là-bas, où existe le plein emploi».

Plus d’informations:

www.sindicatoandaluz.org
somontepalpueblo(at)gmail.com

  1. Cet article est composé d’extraits d’un texte plus long qui est disponible sur le site du FCE. Voir aussi Archipel No 204, mai 2012, «La Finca Somonte résistera».
  2. Le Syndicat des Ouvriers agricoles (SOC) a été intégré dans le Syndicat des Travailleurs Andalous (SAT) fondé en 2007.
  3. «La terre à qui la travaille/ Journaliers des champs/Qui brandissons le poing à Somonte/Nous en avons assez d’être au chômage/ Et de l’injustice et de la duperie…»