ANDALOUSIE: Une nouvelle immersion dans la mer de plastique

de Peter Gerber, Codetras, 10 févr. 2022, publié à Archipel 311

Presque 22 ans après les émeutes pogromistes d’El Ejido contre les travailleurs marocains, je me trouve à nouveau dans le sud de l’Espagne. En avril 2000, j’avais participé à une délégation internationale du Forum Civique Européen. Nous avions alors été choqué·es par l’exploitation brutale et implacable des migrant·es, par un racisme sans retenue et sans complexe et par un modèle de production sophistiqué de l’agriculture industrielle moderne.

Dans le rapport de la délégation «El Ejido - Terre de non-droit», nous avions également souligné les faiblesses et les fragilités de ce système: de telles situations inhumaines suscitent toujours plus de résistance des travailleuses\eurs; la concurrence avec le Maroc et d’autres pays où les salaires sont plus bas menace à long terme la suprématie de l’Espagne pour être le jardin d’hiver de l’Europe; les coûteux forages d’eau dans des couches toujours plus profondes (plus de mille mètres) pour trouver des nappes phréatiques sans sel et l’utilisation intensive de pesticides en-traînent des coûts supplémentaires et menacent la continuité de cette production intensive.

Quelle est la situation aujourd’hui?

Aujourd’hui le racisme, le fascisme, la misogynie et l’homophobie sont entré·es dans les institutions andalouses et espagnoles par le biais de VOX (parti d’extrême droite ultralibéral, représenté au parlement régional depuis 2018), en accord avec le Partido Popular (parti de droite classique, qui a su se rajeunir et faire peau neuve suite aux scandales qui l’ont mené à une condamnation par le tribunal suprême de justice pour corruption organisée dans les trois échelons de gouvernance, mairies, régions et entreprises de État, après l’investigation appelé Trama Gurtel) (1).

Une coalition de droite/extrême droite est actuellement à la tête du gouvernement andalou et de la mairie de El Ejido, 21 ans après ces événements haineux. Le racisme est aujourd’hui plus insidieux qu’hier, il se faufile dans les programmes de l’éducation publique impulsés par la région, dans les bureaux où sont traités les dossiers des personnes migrantes; des incendies réguliers dans les bidonvilles ou vivent les travailleuses\eurs agricoles de Almeria à Huelva, sous le regard impassible des autorités locales, régionales et nationales; des banques éthiques (Triodos bank, un exemple) soutiennent des entreprises du bio qui ont tout, sauf de l’éthique...(2)

Nous sommes encore profondément bouleversé·es lorsqu’on nous sommes confronté·es de près à la situation des travailleurs/euses agricoles. Outre une publicité en espagnol pour les dernières variétés hybrides, on trouve aussi cette publicité en arabe. Une situation encore plus grave, c’est la mise en vente de lambeaux de plastique et de tuyaux d’irrigation usés ainsi que de cartons pour la construction des habitations misérables, encore nombreuses aujourd’hui. Le système d’exploitation et de production continue de fonctionner «parfaitement». La grave crise économique qui a frappé l’Espagne n’a pas non plus posé de problème à ce secteur. Alors que l’on parlait à l’époque d’environ trente mille hectares de plastique, on estime aujourd’hui que la mer de plastique, qui grimpe aussi sur les flancs des montagnes, s’étend sur plus de soixante mille hectares. Il y a aussi des exploitations bio et Demeter qui profitent de ce système productif pour mettre sur le marché des fruits et légumes à bas prix. Si à l’époque, on avait l’impression que les pesticides étaient utilisés sans retenue et en masse, on trouve aujourd’hui de nombreux spécialistes et conseillers en matière d’insectes utiles, de pièges à hormones, de filets anti-insectes et aussi de produits biologiques contre les maladies fongiques et les ravageurs. Les pesticides sont utilisés de manière beaucoup plus ciblée.

La main-d’œuvre pour cette immense zone de production ne manque pas non plus, et elle semble infinie. Elle se renouvelle en permanence: celleux qui le peuvent se régulariseront souvent ailleurs. Les nouveaux arrivant·es, généralement des sans-papiers, les remplacent; la concurrence entre les demandeurs/euses d’emploi est toujours très forte.

Des gouttes d’espoir dans un océan de plastique

Le syndicat indépendant SOC-SAT d’Andalousie participait déjà à notre délégation en 2000. Avec le soutien financier du Forum Civique Européen et d’autres organisations, il gère depuis plus de vingt ans trois bureaux syndicaux à Almeria, El Ejido et Nijar (ce local s’appelle Ascen Uriarte, en mémoire d’Ascen (1958 - 2006), qui avait initié la délégation en Andalousie à l’époque).

Pendant les heures d’ouverture des locaux, les travailleurs/euses font la queue pour être con-seillé·es; l’avocate Laura mène de nombreux procès qu’elle gagne généralement, car les entre-prises et les propriétaires ne respectent guère le droit du travail. Le SAT est le seul syndicat vrai-ment actif dans la région. Les membres du syndicat parviennent à organiser des blocages et des grèves, et parfois les entreprises se montrent prêtes à faire des compromis, car elles craignent la force de mobilisation du SOC-SAT. Iels ont également réussi à obtenir des délégué·es dans cer-taines entreprises par le biais d’élections au comité d’entreprise, ce qui leur permet également d’exercer une influence sur la situation sociale. Grâce à leur réseau international, iels ont pu faire pression sur les grands distributeurs locaux lorsque ceux-ci ne respectaient pas les contrats de travail ou voulaient licencier des travailleurs/euses syndiqué·es. Suite à un reportage de la chaîne de télévision belge RTBF de janvier 2021 sur les conditions de travail chez le grossiste bio Biosavor près d’Almeria, Aldi Belgique a mis fin à leur partenariat. Il ne s’agit là que d’un exemple parmi tant d’autres. Le SOC-SAT collabore également avec les Interbrigadist@s de Ber-lin, qui s’engagent et publient également des documents médiatiques sur la situation là-bas.

Les bureaux du syndicat sont dépassés par la quantité de demandes et les cas d’exploitation dans la plupart des entreprises agricoles et de conditionnement de fruits et légumes. Ils continuent de faire face au lobby agro-industriel de la région, avec plus de 90 % des procès gagnés par l’équipe juridique et le travail constant et acharné d’actions syndicales sur le terrain (Le SOC-SAT est le seul syndicat qui a continué d’être actif pendant tous les confinements). Début février, une délégation de Jornaler@s de la région de Huelva se rendra dans le sud de la France.

Le Codetras (collectif de défense des travailleurs/euses étranger·es dans l’agriculture du sud de la France) servira d’intermédiaire pour établir des contacts avec les nombreuses personnes d’Amérique latine et surtout d’Équateur qui travaillent dans le sud de la France. Échange d’expériences, entraide, fêtes communes et bien d’autres choses encore sont au programme. Des journalistes et des scientifiques du Codetras ont participé à la tournée de visites en Andalousie en décembre 2021. Iels ont noué de nombreux contacts, notamment avec un groupe de femmes qui luttent pour leur dignité et leurs droits. Nous en rendrons compte.

Peter Gerber, Codetras

  1. https://www.eldiario.es/politica/supremo-consagra-triple-corrupcion-pp-municipal-autonomica-estatal_1_8267145.html
  2. Exemples de quelques entreprises où il y a eu des conflits syndicaux et de l’exploitation de tra-vailleuses\eurs financées par Triodos Bank: Bio Campojoima, Biosavor, Gliwen Spain et Hacien-das Bio.