HOMMAGE: Dans nos cœurs, tu continueras à vivre

de Karola Kolbe, FCE, 4 oct. 2021, publié à Archipel 306

Dans la nuit du 9 au 10 juillet, Esther Bejarano, une des dernières survivantes des camps de concentration, est décédée à l'âge de 96 ans. Karola, qui avait participé à l’organisation de sa tournée ici en France, lui a écrit une lettre posthume.

Chère Esther, Je viens d'apprendre ta mort et je suis aussi triste que si tu faisais partie de ma famille.

Mais ce que je t'écris – à toi qui ne peux plus me lire – est aussi une lettre adressée à tous ceux et celles qui te connaissent et t'apprécient. Je t'ai rencontrée le 9 mai 2015 à Demmin au festival de la paix, entourée sur scène par trois hommes plus jeunes, ton fils Joram et Kutlu et Rossi de la Microphone Mafia. La veille, nous, antifascistes venu·es de toute l'Allemagne et de plusieurs pays européens, avions bloqué pendant des heures la marche annuelle des néonazis à Demmin. L'interprétation de La putain juive Marie Sanders m'avait fait monter les larmes aux yeux. Il y avait là une petite femme de 92 ans qui avait subi l'horreur de l'ère nazie dans son propre corps et qui, à cet instant, m'a fait ressentir physiquement l'histoire du pays où je suis née et l'histoire de ma famille.

Par hasard, j'ai appris que le groupe prévoyait une tournée à Cuba. Alors pourquoi est-ce que je n'inviterais pas Bejarano & Microphone Mafia dans le sud de la France? En octobre 2016, le moment était venu. Les dates à Marseille, Forcalquier et Arles étaient fixées. Une brochure avec une présentation de votre groupe, une interview de toi et de Kutlu et surtout avec les traductions des paroles de vos chansons a été distribuée aux classes de l'école qui allaient avoir la chance de te – vous connaître. Le texte pour ta lecture a également été traduit et surtout, nous avons trouvé une solution technique pour projeter tout en français sur un écran.

Nous sommes venu·es te chercher avec ton fils à l'aéroport de Marseille. Il t'a poussée dans un fauteuil roulant pour te faciliter les longs trajets. Quand tes yeux alertes et amicaux m'ont regardée, la glace a été immédiatement brisée. La tournée serait un succès!

Nous avons commencé par une lecture au Lycée Marcel Pagnol de Marseille. Esther m'a dit: "Tu verras, les lycéen·nes voudront tous venir me voir à la fin." Et c'est ce qui s’est passé. Illes voulaient tou·tes un autographe, échanger quelques mots avec Esther. Puis nous nous sommes rendu·es à l'Equitable Café, un lieu de rencontre culturel alternatif. Il faudrait encore un certain temps avant que le concert ne commence, mais les sujets de conversation ne manquaient pas. Tu as également accordé une interview à une journaliste. Enfin, Kutlu est arrivé en voiture de Cologne. Pendant la lecture, les lumières de la scène trop proches dans ta nuque t'ont beaucoup fait trans-pirer. Ça ne t'a pas empêchée, toi, Joram et Kutlu, d'emballer le public avec vos chansons.

A Forcalquier, après le spectacle de l'après-midi avec les troisièmes du Collège Henri Laugier – les élèves avaient pris d'assaut la scène après avoir chanté à tue-tête Bella Ciao – nous avons voulu te laisser te reposer. Tu as demandé, en t'adressant à Joram et Kutlu: "et vous, vous faites quoi?". A leur réponse qu'ils allaient visiter la coopérative Longo maï avec moi, tu as répondu d'un air de reproche: "mais j'ai toujours voulu y aller aussi!". Donc pas de pause avant le spectacle du soir. La salle était comble et silencieuse comme une souris pendant ta lecture, et les spectateurs et spectatrices ont été une nouvelle fois extrêmement impressionné·es par votre performance. Pour le dîner, nous avions réservé des places dans un petit pub italien. Lorsqu'il s'est agi de payer, tu as dit simplement: "C’est moi qui vais payer, je vous invite".

Le lendemain, nous sommes allé·es en Arles pour une réception avec le maire communiste. Tu devais recevoir la citoyenneté d'honneur de la ville d'Arles. C'était une cérémonie très officielle, mais tu n'as pas manqué l'occasion d'interpeller le maire afin qu'il s'occupe de l’accueil des réfugié·es de manière humaine. La représentation du soir a eu lieu dans une église d'Arles. Malheureusement, les classes d'école qui avaient été invitées n'avaient pas pu obtenir de places dans les premiers rangs, ou le cadre ecclésiastique les avait intimidées, ce que tu as beaucoup regretté. Néanmoins, pour beaucoup de ceux et celles avec qui j'ai parlé ensuite, la soirée a été une nouvelle fois impressionnante. Lorsque nous nous sommes dit au revoir, j'ai eu le sentiment d'avoir passé non pas trois jours mais des semaines avec toi.

Une fois, je t'ai rendu visite avec mon frère à Hambourg. Nous nous sommes rencontrées comme des connaissances de longue date. Sous ton fauteuil se trouvait l'épais paquet de lettres personnelles que chaque élève de troisième année de Forcalquier t'avait envoyées.

Puis nous nous sommes retrouvées à Paris. La Fondation pour la Mémoire de la Shoah avait invité Bejarano & Microphone Mafia pour une soirée. Et il y a quelques mois, je t'ai demandé si tu pouvais écrire un message de salutation pour la manifestation de femmes Toutes aux Frontières prévue le 5 juin. Tu l'as fait, et tout le monde peut le lire sur leur site. Je l'ai lu devant les manifestant·es à Nice, et je voulais te faire part du succès de la manifestation. Plusieurs milliers de femmes et d'hommes ont manifesté avec beaucoup d'imagination pour l'ouverture des frontières et un accueil humain des réfugié·es. Ces derniers jours, j'ai souvent pensé à toi et j'ai sans cesse repoussé le moment de te téléphoner. Maintenant, il est trop tard.

Tu as donné du courage à beaucoup d’entre nous, mais aussi secoué les consciences. J'espère que nous serons de plus en plus nombreux à poursuivre ton engagement. Tu nous manques!

Il y a six semaines encore, Esther était sur scène avec son groupe de musique Bejarano & Mi-crophone Mafia, à la ferme domaniale Neuendorf, à l'est de Berlin. C'est exactement à cet endroit, il y a 80 années – en 1941, qu'elle s'était retrouvée internée à 16 ans, avec d'autres jeunes d'origine juive, pour du travail forcé. En avril 1943, elle sera déportée au camp d'extermination d'Auschwitz. Il lui a fallu plus de 30 ans pour pouvoir parler des horreurs qu'elle a vécues dans les griffes du pouvoir nazi.

En 1960, après son retour de Palestine en Allemagne, elle et son mari font différents boulots pour élever leurs deux enfants. Dans les années 1970, elle ouvre une boutique de vêtement à Hambourg. Parmi ses clients, il y a beaucoup de jeunes gens, de profs et d'instits, avec lesquels elle commence à discuter de politique, mais pendant longtemps, elle ne parle pas du tout de son passé. Mais les discussions avec "ces jeunes gens, assez bien informés sur l'époque entre 1933 et 1945, ont fait resurgir mes souvenirs. Je pensais que je devais transmettre mon vécu aux jeunes." (cita-tion du livre Esther Bejarano - mémoires, édité par Antonella Romeo dans l'édition allemande Laika Verlag)

Puis, un peu plus tard, elle est confrontée à des néonazis. Le NPD, le parti national-démocrate allemand tenait un stand pas loin de sa boutique. "Je vois comment les nazis distribuent des tracts, tapent avec des matraques sur leurs adversaires. Je vois qu'ensuite, des policiers arrêtent les antifascistes. C'était trop pour moi. Les policiers protégeaient les nazis. Je leurs disais que j'avais été dans un KZ, en camp de concentration, et que je ne comprenais pas qu'ils protègent ces nazis. Alors un policier me répondit qu'en Russie, il y avait également des KZ, et qu'en plus je n'avais qu'à rentrer à la maison, autrement j'allais avoir un infarctus. Maintenant, je savais que je devais commencer à faire du travail antifasciste." (citation du même livre)

Esther Bejarano rejoint l'Union Allemande des Rescapé·es du Régime Nazi et Alliance des Anti-fascistes. Plus tard, elle initiera le Comité Auschwitz. Chanteuse de formation, elle reprend son répertoire et est invitée à de nombreux événements politico-culturels.

L'antifascisme et l'engagement pour la paix sont la même chose pour elle. Pour que nous n'oublions pas, Esther a retraversé l'horreur de son vécu en racontant depuis plus de 40 ans, un nombre inimaginable de fois, son histoire. Elle savait l'importance de son témoignage, et la force que sa voix transportait. Jusqu'à la fin, elle a mis toute son énergie à montrer les parallèles avec le contexte actuel.

Ses positions et son langage étaient toujours très clairs. A travers la musique, d'abord avec son groupe Coincidence, puis avec Bejarano & Microphone Mafia, elle a non seulement incité son public à ne pas oublier le passé, mais elle a trouvé aussi une manière de parler aux cœurs, et à encourager de ne pas accepter l'inacceptable. Nous avons eu la chance de vivre ces moments lors de quelques lectures et spectacles à Marseille, Forcalquier et Arles. Un de ses derniers combats publics était la revendication qu'en Allemagne, le 8 mai soit fêté comme jour de libération, et non effacé du calendrier comme défaite honteuse.

Le fait qu'en 2019, le statut d'utilité publique de l'Union Allemande des Rescapé·es du Régime Nazi et Alliance des Antifascistes soit supprimé l'a profondément indignée. Cette décision était basée sur des renseignements du Verfassungsschutz, le service secret allemand. Heureusement, un large tollé de protestations et des procédures juridiques ont complètement annulé ce printemps cette décision de l'administration fiscale de Berlin.

Dans son message de soutien envoyé fin mai à l'initiative Tou·tes aux frontières, Esther Bejarano écrivait: "J'ai survécu à Auschwitz et Ravensbrück. Il est de mon devoir, tant que j’en ai la force, de témoigner de ce qui s'est passé, et de mettre en garde contre des développements parallèles aujourd’hui. Parce que le nationalisme et les opinions d’extrême droite se répandent à nouveau. Aujourd'hui, les mouvements de réfugié·es sont mondiaux.

Des millions de personnes fuient leur pays pour échapper aux guerres, à la faim et aux persécu-tions, afin de sauver leur vie et de trouver un endroit où elles pourront vivre dans la dignité et la sécurité.

D'innombrables personnes ont déjà péri en Méditerranée et sur d'autres routes dangereuses. Dans des camps improvisés et institutionnels, des milliers et des milliers de personnes vivent dans les conditions les plus effroyables. Mais l'Europe continue à exporter des armes et à se fermer. Chaque fois que je suis sur scène avec Bejarano & Microphone Mafia, je dis: ‘Regardez dans nos yeux et voyez la détermination..... Entendez notre protestation, nos chants, notre désir. Le désir d'humanité – le capital le plus important de la terre, de l'humanité entière.’"

Dans ce message, son dernier souhait est que nous devenions de plus en plus nombreuses et nombreux.

A l'enterrement d'Esther, avant la cérémonie d'adieu, de nombreux petits groupes de personnes ont afflué de tous côtés vers le cimetière juif d'Ohlsdorf à Hambourg. Cette cérémonie ne fut pas seulement digne, mais aussi une manifestation politique impressionnante. Presque toutes les personnes présentes étaient en noir, parfois avec le logo antifa sur leur T-shirt. Nombreux étaient les panneaux fabriqués maison. On pouvait y lire "dans nos cœurs tu continueras à vivre", ou encore "nous ne nous tairons pas, promis Esther!".

Karola, 10 juillet 2021