BELARUS: La dernière dictature en Europe?

de Nataliya Gumenyuk, Minsk, 18 sept. 2020, publié à Archipel 295

Nataliya Gumenyuk a voyagé dans plus de 40 pays en tant que reportère internationale depuis l’âge de 20 ans. Elle est considérée comme l’une des meilleures expertes en politique internationale en Ukraine. Depuis que la liberté des médias a été successivement restreinte sous le président Ianoukovytch en 2009, elle travaille en tant que freelance. En 2013, elle a fondé la chaîne indépendante «Hromadske-TV» avec quelques journalistes de l’opposition. Cette chaîne télé citoyenne a joué un rôle important pendant le Maïdan avec des reportages en direct quasi permanents. Gumenyuk a été rédactrice en chef jusqu’au début de 2020. Voici ses impressions de Minsk.

Les manifestations au Bélarus font partie des plus belles et des plus authentiques que j’ai jamais vues. Le paradoxe de ces manifestations est que tout ce que nous considérons comme le point faible de la société bélarusse peut favoriser les manifestant·es. Voici l’observation que j’ose faire en étant simplement sur le terrain et en parlant au plus grand nombre de personnes possible. J’ai réussi à marcher 80 km pendant ces journées à Minsk (oui, j’ai compté avec une application sur mon téléphone!). Intuitivement, les gens suivent toutes les règles de la résistance non-violente: éviter la confrontation, renforcer l’autorité morale pour la mobilisation de masse afin que plus de gens se joignent à la résistance et que les autorités fassent défection. Et oui, les risques sont très élevés, car le régime peut être brutal. Ce qui est incroyable, c’est que les manifestations vont également à l’encontre de la tendance autoritaire que nous observons au niveau mondial et évitent les pièges qui peuvent généralement affaiblir le mouvement.

Pas de politique identitaire

Pas de politique d’identité (ce qui est inhabituel aujourd’hui), les manifestant·es se sont approprié le drapeau blanc-rouge tandis que le gouvernement l’a utilisé et continue de prétendre que c’est un symbole nationaliste, alors que c’est devenu juste le signe de la liberté. Il est presque impossible de trouver une ligne de démarcation: ni la langue, ni le statut social, ni la région. Oui, cette homogénéité de la société bélarusse a été utilisée pour garder le monopole du pouvoir (à comparer au pluralisme ukrainien qui a toujours sauvé la démocratie ukrainienne), mais maintenant elle joue contre lui.

Pas de bulle

Les dernières protestations ont souvent eu pour origine la soi-disant bulle libérale (par là j’entends la société civile, les médias, les intellectuels), et la lutte a consisté à attirer plus de gens, surtout en dehors de la bulle – on parlait tous du fossé urbain-rural, etc. Et aujourd’hui, ce n’est tout simplement pas le cas. Le malheureux fait que la société civile ait été «nettoyée», détruite par le régime, joue maintenant paradoxalement en faveur des manifestant·es, car illes sont les représentant·es d’une nette majorité.

Pas d’opposition formelle

Nous avions l’habitude d’imaginer que l’opposition formelle (les partis) est quelque chose qui peut aider. Malheureusement, une fois de plus, la vie politique a été anéantie au Bélarus au cours des dernières décennies, et les partis d’antan (ceux des années 1990 et 2000) étaient certes courageux, mais très impopulaires. Aujourd’hui, les partis politiques officiels sont dépassés, même à l’Ouest. C’est l’absence même de ces partis qui fait que plus de gens adhèrent à la contestation, et n’ont pas peur qu’une force politique récupère les protestations; il n’y en a plus pour le faire. Tôt ou tard, des dirigeant·es officiel·les apparaîtront au Bélarus, mais illes seront alors jugé·es sur ce qu’illes feront pour les protestations, ce n’est que comme ça qu’illes gagneront une légitimité. Le fait que Tsikhanovskaïa ne soit pas une bête de scène politique joue en sa faveur, car il est clair qu’elle n’est pas assoiffée de pouvoir (comme le dit l’un des collèges du Bélarus, "elle est comme Frodon qui porte l’anneau", c’est un lourd fardeau pour elle, mais elle a une forte volonté et, en fin de compte, est bonne mais aussi sage). Il n’y a donc aucune chance qu’elle s’aliène les manifestant·es.

Industries essentielles et grèves

Comme la plupart des industries appartiennent à l’Etat, celui-ci est devenu dépendant des travailleur·euses quand illes se mettent en grève. Et c’est la plus grande menace pour le régime. Je me demande comment les employé·es des entreprises privées peuvent le faire. Si l’industrie est privée, ils ne peuvent pas en faire autant. Tout d’abord, les grèves présentent un risque pour le budget de l’Etat, mais aussi Loukachenko ne peut plus se targuer du soutien de la classe ouvrière. Pourtant, c’est la raison pour laquelle je ne peux pas imaginer quelque chose de similaire en Russie où la plupart des entreprises sont privées, donc les grèves n’ont pas d’importance là-bas. Et puis j’ai parlé à des travailleur·euses qui ont la trentaine et la soixantaine; il y a une nouvelle génération et oui, ce sont des professionnel·les qui suivent les infos sur Telegram*, qui connaissent leurs droits, les plus âgé·es pensent qu’illes n’ont rien à perdre - illes ont donné 20 à 30 ans de leur vie pour leurs entreprises, quant aux plus jeunes qui travaillent depuis 5 à 10 ans, illes pensent aussi que la perspective de vivre dans les mêmes conditions n’est pas vraiment ce qu’illes veulent pour les prochaines décennies.

Pas d’outils pour un soutien occidental ou extérieur

Oui, c’est peut-être important, Loukachenko a réussi à créer un Etat habitué à l’isolement et moins dépendant de l’Occident, ce qui peut signifier que l’Occident n’a pas de moyen de pression. Néanmoins, comme les manifestations sont nationales et que la plus grande menace pour le régime vient des petites villes, d’un·e fonctionnaire qui pourrait faire défection et qui n’a aucun lien avec l’Occident, elles ne dépendent pas non plus de l’extérieur. Ainsi, le fait que les médias occidentaux ne rendent pas suffisamment compte de ce qui se passe en Bélarus ou que l’UE ou les Etats-Unis ne feront rien d’important - ne joue pas beaucoup en faveur du mouvement. Cela pourrait être mauvais, mais en revanche, le fait que les manifestant·es n’ont pas besoin de passer du temps à persuader l’Occident ou qui que ce soit d’intervenir, signifie qu’illes sont assez fort·es.

Pour celleux qui attendent une solution rapide

7000 ont été détenu·es, nous savons qu’il y a eu jusqu’à 400 blessé·es – ces histoires ne sont pas encore racontées, car il n’y a pas de moyens pour les raconter, mais cela prolonge aussi les protestations puisque les gens entendent petit à petit parler de plus en plus de cas. Et une fois de plus, l’obéissance et la confiance des Bélarusses envers l’Etat les rendent encore plus choqué·es par la brutalité de cet Etat. Celles et ceux qui ne haïssaient pas Loukachenko, qui lui étaient fidèles, sont beaucoup plus choqué·es et en colère que les défenseur·euses des droits humains qui connaissaient mieux le régime et n’avaient pas d’illusions.

L'essentiel, c’est l’auto-discipline

Les protestataires comprennent qu’ils ne peuvent pas se rassembler quand il fait nuit. C’est vraiment important. C’est pourquoi il ne faut pas s’attendre à voir un village de tentes. Il est impossible de détruire et/ou de manipuler quelque chose qui n’est pas là. C’est précisément parce que la force physique est toujours du côté du gouvernement et de la police que toute confrontation peut ruiner la cause. Néanmoins, j’espère que cette autodiscipline sera maintenue. Vingt-six ans d’autoritarisme ont appris aux gens à être extrêmement prudents et à se méfier des provocateurs. (Et oui, ils sont visibles dans la foule, j’oserai considérer comme incroyablement suspect ceux qui appellent à aller manifester devant la prison la nuit). Et oui, pour moi, le symbole des protestations est un sac poubelle en plastique que les gens apportent aux manifestations pour collecter les bouteilles en plastique vides (il faisait une chaleur folle jusqu’à aujourd’hui à Minsk) pour montrer que les manifestations ne sont pas une question de chaos mais d’ordre et de discipline. D’une certaine manière, ils sont devenus évangéliques en ce qui concerne la propreté des lieux où les gens protestent. Et cette discipline (et pendant un certain temps, certains Bélarusses disaient que la discipline était la force du régime) est l’espoir pour la Bélarus libre. Natalya Gumenyuk, Minsk, 19 août 2020

  • Telegram est une application de messagerie sécurisée qui permet d’échanger des messages, photos, vidéos et documents et est utilisée par les manifestant·es pour s'informer et se coordonner.

Encadré : Confins du Monde - Bélarus Une émission spéciale de Radio Zinzine, avec Ales, activiste et analyste, interviewé le 11 août au soir, soit deux jours après l’annonce du résultat des élections qui donnaient Loukachenko vainqueur avec 80% des voix. Puis Svetlana – professeure de français à Minsk, une semaine après le début des manifestations populaires gigantesques qui accusent le président sortant de fraude électorale massive. Et enfin Vitali, doctorant en sociologie, de Bélarus mais actuellement en France, sur le point de la situation au 17 août.

Nataliya Gumenyuk, Minsk, 19. August 2020