BOSNIE-HERZÉGOVINE: Externalisation des frontières de l'UE

de Sophie-Anne Bisiaux et Lorenz Naegeli, 15 mars 2021, publié à Archipel 301

Aux portes de l’Union européenne, la Bosnie-Herzégovine fait figure de nouvel hotspot. Bien que le nombre de personnes bloquées dans ce petit pays des Balkans, parsemé de collines et de montagnes, soit limité, leur situation est catastrophique. Si l’on en croit les chiffres officiels, le nombre de migrant·es est estimé à 8000, dont environ 2000 vivent dans la rue. Les images sont terribles, la situation humanitaire désastreuse. Mais cette escalade repose sur un système: elle perpétue l’image d’une crise dont l’Union européenne et ses responsables politiques ont besoin pour justifier leur politique de dissuasion à l’immigration.

Depuis 2018, le territoire de la Fédération de Bosnie-Herzégovine tend à devenir une zone d'importance pour l'externalisation des frontières extérieures de l'UE au sein de l'Europe. Par le biais de pressions financières et politiques, les Etats situés le long de la route des Balkans sont de plus en plus étroitement liés à l'espace Schengen et à l'UE. Ce faisant, cette dernière peut externaliser sa politique migratoire et la confier à ces pays. Des camps sont mis en place, l'enregistrement et le suivi des migrant·es sont améliorés. Les gouvernements respectifs sont poussés à conclure des accords de réadmission avec des pays tels que le Pakistan – tout cela grâce et avec le soutien financier de l'Union européenne et de ses partenaires. En trois semaines, nous nous sommes rendues à Sarajevo, Zenica, Banja Luka et dans de nombreux endroits du canton d'Una-Sana, à la frontière avec la Croatie. Lors de conversations avec des dizaines de migrant·es, de militant·es, de représentant·es d'organisations internationales et d'habitant·es, nous avons tenté de com-prendre la complexité de cette situation. Les accords d'après-guerreL'année dernière, le monde a célébré les 25 ans de l'accord de Dayton.

En 1995, l'accord avait mis fin à la guerre en Bosnie-Herzégovine. Il a divisé le pays en deux: la République de Srpska (République serbe) et la Fédération de Bosnie-Herzégovine, plus le district de Brcko, officiellement considéré comme un condominium, administré par les deux républiques. La guerre, Dayton, les vieux conflits: partout où nous allions, il était question de tout cela. Les traumatismes sont omniprésents et la paix reste fragile. Le rôle des organisations internationales au cours de la guerre ainsi que dans la reconstruction de la Bosnie-Herzégovine après la guerre est sujet à controverse. Ses détracteur·euses décrivent l'accord de Dayton comme un excellent exemple de l'établissement d'une paix de type néolibéral. "Depuis 1995, la Bosnie-Herzégovine est une sorte de protectorat. En lieu et place des autorités, ce sont les organisations internationales et leurs gestionnaires qui décident. Il est impossible de comprendre la situation actuelle sans se référer au système mis en place après la guerre. Tant de conflits et de traumatismes ont jusqu'à présent été ignorés", explique Gorana Mlinarević. Selon la militante féministe et spécialiste des conflits de Sarajevo, ce phénomène est étroitement lié aux conflits et aux défis actuels en matière de migration: "au cours des 25 dernières années, l'Etat a été amené à externaliser son secteur social. C'est exactement l'idée de l'établissement de la paix sous le régime néolibéral: créer un Etat capitaliste par le biais des privatisations, dans lequel les ONG et les organisations internationales se voient confier un rôle de premier plan dans le domaine social.

De ce fait, nous sommes confrontés à un Etat dont de larges pans sont aujourd'hui dysfonctionnels. C'est également la raison pour laquelle l'UE donne aujourd'hui les fonds pour la gestion des migrations à l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et non aux ministères des Affaires intérieures locaux". Cela pose problème car si les ministères, aussi corrompus et dysfonctionnels soient-ils, sont à tout le moins responsables devant la population locale, il en va tout autrement de l'agence des Nations unies, l'OIM. Cette dernière reçoit des fonds de l'UE – et est de ce fait tenue de ne rendre des comptes qu'à celle-ci. C'est ce qui ressort clairement d'un récent rapport publié par l'agence des Nations unies basée à Genève: "Une fois que l'UE a pris une décision sur le montant des fonds à allouer, les priorités et le budget seront déterminés lors d'une réunion entre les représentant·es de la délégation de l'UE en Bosnie-Herzégovine, du ministère de l'Intérieur de Bosnie-Herzégovine, de l'OIM et de ses partenaires des Nations unies, et du Conseil danois pour les réfugié·es. La décision finale sur la répartition et le budget incombe au bailleur de fonds".

L'OIM, prolongement de l'UE

Selon un rapport publié en janvier, l'OIM a reçu environ 80 millions d'euros de la seule UE depuis juin 2018. L'UE, qui reste les bras croisés de l'autre côté de la frontière, se contentant d'observer les mauvais traitements et les violences infligées aux personnes en fuite. Les chiffres récemment publiés illustrent bien la façon dont l'OIM investit les millions de l'UE: 3,4 millions d'euros ont été utilisés pour le soutien direct aux autorités bosniaques. Une grande partie de ces dépenses a été consacrée à des équipements de sécurité tels que des drones, des caméras thermiques ou des véhicules pour les unités de police locales et nationales. On signale, par exemple, l'achat de 30 véhicules spéciaux, entre autres pour la police du canton d'Una-Sana. C'est cette même police qui effectue depuis 2018 des contrôles de bus illégaux à Klucj, à la frontière avec la République de Srbska, sur ordre du gouvernement cantonal, obligeant tous les voyageur·euses sans papiers à descendre des véhicules. Les personnes doivent ensuite continuer à pied; soit elles atteignent l'un des camps, soit elles cherchent un abri dans les forêts ou dans les ruines. Le camp de Bihac se situe à plus de 100 kilomètres de la frontière. Les équipements de protection des forces de polices locales, c'est-à-dire les casques, les bottes et le matériel antiémeute, ont également été financés par les fonds de l'OIM. La plus grande partie des dépenses, près de 40 millions d'euros, est inscrite sous la rubrique "aide humanitaire" – cela va notamment à l'entretien des camps, y compris les mesures de sécurité associées. L'OIM est responsable de la création et du fonctionnement de différents camps: deux à Sarajevo (Usivak et Blazuj) et trois dans le canton d'Una-Sana (Borici, Sedra et Miral, l'Organisation s'étant retirée de Lipa fin décembre).

Malgré un budget considérable, tous les témoignages des camps de réfugié·es font froid dans le dos. Les résidents de Blazuj nous ont dit qu'illes doivent parfois faire la queue pendant deux heures pour avoir un repas. Le camp à l'extérieur de Sarajevo est désespérément surpeuplé, la gale y est très répandue, les tensions et la violence entre les résident·es et les gardes de sécurité privée sont constantes. Lors d'une courte visite au camp de Miral, près de Velika Kladusa, nous sommes tombé·es sur un camp incroyablement bondé: construit à l'origine pour 700 personnes, plus de 1100 personnes y vivent actuellement, entassées dans un hall, accolées les unes aux autres sur des lits superposés. Hormis les accompagnateur·euses, personne ne portait de masque au cours de notre visite. Alors que des millions sont alloués à l'expansion des technologies de surveillance, à la coopération transfrontalière en matière de sécurité et à l'armement, il semble qu'il n'y ait pas d'argent pour l'achat de masques destinés à protéger les personnes contre le Coronavirus. En Bosnie-Herzégovine, quelque 8000 migrant·es sont actuellement bloqué·es – il est difficile de comprendre pourquoi leurs conditions de vie sont si précaires en dépit d'un budget de plusieurs millions et des nombreuses organisations internationales expérimentées présentes sur le terrain. "Cette crise ne devrait pas en être une", nous ont encore et encore affirmé les personnes concernées et les militant·es. Ce qui se passe en Bosnie n'est pas une crise migratoire, mais une crise sociale basée sur une politique de fermeture des frontières, menée sur le dos des réfugié·es qui doivent survivre dans des camps surpeuplés ou à des températures inférieures à zéro dans des ruines ou des forêts enneigées. Les rapports sur les conditions précaires, la gestion défectueuse, les investissements problématiques dans une région en conflit avec des partenaires commerciaux douteux et la violence croissante dans les camps sont innombrables. Qu'il s'agisse d'habitant·es de la région, d'activistes internationaux ou de résident·es des camps, nous n'avons rencontré pratiquement personne qui puisse dire du bien de l'agence des Nations unies pour les migrations.

L'application par l'OIM de la politique migratoire de l'UE a ravivé d'anciens conflits et exacerbé les tensions au sein des fragiles structures de la société bosniaque d'après-guerre. Et l'OIM? Plutôt que de s'adresser à l'UE et de demander la fin de la violence et de la politique de fermeture des frontières (aucun Etat de l'UE n'a accepté d'accueillir des migrant·es bloqué·es en Bosnie-Herzégovine), elle s'adresse aux autorités locales et demande la fin de "l'impasse actuelle". Cela s'accompagne d'une couverture médiatique qui dépeint une Bosnie-Herzégovine barbare: une population xénophobe, des politiciens locaux fascistes, un gouvernement incompétent et de la violence partout. La journaliste et activiste Nidzara Ahmetasevic y voit une diabolisation des Balkans: "L'OIM et d'autres acteurs véhiculent l'image des Balkans comme un lieu du Mal. Malheureusement, il en va de même pour un certain nombre de volontaires internationaux. C'est une façon très néocoloniale de présenter la Bosnie, et surtout son peuple, comme un endroit hostile. Ce que l'on oublie, c'est que ce sont les organisations internationales qui mènent la barque. La Bosnie n'a pas de pouvoirs propres – la Bosnie n'est pas un Etat qui fonctionne. C'est l'OIM, l'UE, le HCR qui imposent leur ordre du jour et externalisent les conséquences de leur politique de fermeture des frontières en Bosnie".

Solidarité féministe

Dans quelles mesures les politiques définies par l'UE et mises en œuvre par les organisations internationales en Bosnie-Herzégovine visent à relever les défis humanitaires, cela reste flou. Mais ce n'est probablement pas le but, car la politique des hotspots est une politique de dissuasion: comme un monument commémoratif, un système plein de violence est censé décourager les gens de chercher le chemin de l'UE – la violence aux frontières, les camps, les retours forcés font partie intégrante de cette politique. En Bosnie-Herzégovine en particulier, il devient évident qu'il ne s'agit pas tant de disposer de meilleurs camps, mais que le problème réside dans le droit limité et exclusif à la liberté de mouvement: "Ces personnes ont franchi dix frontières dans les circonstances les plus défavorables. Que pense réellement l'UE, qu'elles vont tout simplement abandonner maintenant? Cela n'arrivera pas", résume Sanela Klepic, une militante du village de Velecevo, près de Klucj.

Au cours du voyage, nous avons rencontré de nombreux militant·es en différents lieux. Alors que l'UE et l'OIM s'occupent allègrement de la gestion des migrations, des centaines de bénévoles agissent dans l'ombre. Illes contrent la politique migratoire de l'UE avec un peu d'humanité. Mais ces actes se perdent dans les rapports actuels: les habitant·es de la région ne sont généralement mentionné·es qu'en regard de la xénophobie ou des attaques contre les migrant·es. L'industrie humanitaire éclipse la solidarité à petite échelle, mais de longue haleine, qui existe en Bosnie-Herzégovine. Pourtant, elle est essentielle. Et plus que cela, elle est remarquable.

Il s'agit souvent de femmes qui ont maintenant constitué une sorte de ré-seau à travers le pays. "Ce réseau nous confère une énorme force dans la Bosnie-Herzégovine patriarcale: nous luttons non seulement pour les droits des migrant·es mais aussi pour une société solidaire en tant que telle et nous montrons que nous pouvons nous organiser en tant que femmes", nous dit Klepic au cours d'un dîner dans un restaurant de la petite ville de Klucj, à la frontière entre le canton d'Una-Sana et la Ré-publique de Srbska. Avec son père, elle a initié un programme de soutien aux voyageurs et voyageuses qui sont débarqué·es du bus juste après la frontière par la police locale, sur ordre du gouvernement cantonal. Parti·es de rien et avec seulement deux personnes, illes ont maintenant une équipe, des toilettes, de petites huttes pour passer la nuit et un conteneur de distribution avec des sacs de couchage et autres produits de première nécessité. Tout cela a été rendu possible grâce à l'aide de volontaires et au soutien financier de la Croix-Rouge bosniaque. Mais au vu des défis, Sanela Klepic va plus loin: "Je veux m'installer à Sarajevo et y lancer un projet qui crée une interface entre la population locale, les migrant·es, les volontaires interna-tionaux et les organisations". Elle veut utiliser les expériences de ces dernières années, pour étendre et renforcer le réseau de solidarité: et ceci dans l'esprit des Corridors de solidarité – de la mer aux villes. La solidarité invisible en Bosnie-Herzégovine est bel et bien réelle, même si elle est soumise à des pressions dans certains endroits et même si les tendances xénophobes et la violence contre les migrant·es sont en hausse. Mais que ce soit à Sarajevo, à Zenica, avec deux jeunes sœurs qui ont mis en place de manière indépendante un réseau de soutien, ou à Velecevo avec Sanela Klepic et dans bien d'autres endroits, la ré-sistance contre la violence du régime de migration et la solidarité avec les personnes en fuite ont de nom-breux visages et histoires. La plupart des migrant·es le voient également ainsi: "Nulle part ailleurs qu'ici, les gens n'ont été aussi gentils avec nous", nous disent beaucoup, en référence à leurs allié·es. Mais leur cible reste l'UE. Illes continueront à défier la politique migratoire de l'UE et son régime frontalier violent et à réclamer leur droit à la liberté de circulation. Et l'UE? Elle continue à se verrouiller. A tout prix.

Sophie-Anne Bisiaux, chercheuse Migreurop

Lorenz Naegeli, journaliste indépendant