»Le séisme d’Octobre au Chili, comme on le sait, n’a pas pu être prédit avec précision, mais il y avait suffisamment de signes que l’énergie accumulée au fil du temps allait être libérée à un moment donné» (Carlos Sanhueza, footballeur) Le matin du lundi 14 octobre, après l’annonce de l’augmentation du prix du ticket de métro de 30 pesos, un virus d’indignation a commencé à se répandre sous l’impulsion de jeunes étudiant·es. Elle allait provoquer quatre jours plus tard l’une des plus importantes épidémies sociales de notre histoire. Le modèle n’était plus adéquat, de multiples protestations et manifestations dans tout le pays, avec le slogan «Ce n’est pas 30 pesos, c’est 30 ans», allaient commencer à redéfinir la manière dont les Chiliens considéraient le modèle social.
Explosion sociale
L’un des concepts les plus utilisés au Chili à partir du 18 octobre 2019 par les médias, le système politique, le monde académique et les citoyen·nes – et jusqu’à aujour-d’hui, alors que cinq mois de mobilisation se sont écoulés - est l’idée d’une «explosion sociale». Cette notion, quasi absente de notre vocabulaire quotidien, ressemblait davantage à un fantasme subsistant dans la tête de la plupart des Chilien·nes comme le reconnaissent aujourd’hui divers expert·es, universitaires, citoyen·nes et même autorités politiques. L’explosion sociale «était quelque chose qu’on voyait venir», «ça va probablement exploser», «c’était une cocotte-minute sur le point d’exploser». Les commentaires se sont succédés. Le fantasme de l’«explosion sociale» s’est manifesté comme une force sociale que les Chilien·nes n’avaient pas connue depuis l’éclatement de la dictature militaire de Pinochet. Une dictature dont les politiques d’extermination et de violence continuent de faire partie de notre imaginaire, et qui nous rappellent jour après jour l’impunité et la dette que notre pays entretient envers les droits humains. En ce sens, les similitudes possibles entre une période et l’autre sont nombreuses, surtout lorsque nous voyons les militaires dans les rues, que le président de la république affirme à tous les Chilien·nes que «nous sommes en guerre» et instaure un couvre-feu. Cela nous rappelle que nous vivons sous un mode de démocratie protégée, peu participative et fondée sur une Constitution sans aucune légitimité, qui a réussi à imposer et à défendre un système inféodé à des gouvernements post-dictatoriaux, à la corruption des milieux d’affaires et à une défense farouche du modèle néolibéral par la majorité de la classe politique.
Tout est privatisé
Depuis le coup d’Etat du 11 septembre 1973, le Chili est devenu l’une des expériences néolibérales les plus réussies au monde. Dans notre pays, tout est privatisé, oui... tout! Même l’eau; les droits sociaux de base - éducation, santé, retraite, logement, etc. - sont cotés en Bourse. Notre pays néolibéral «prospère» s’accorde le luxe qu’une personne malade puisse mourir en attendant aux urgences d’un hôpital public, ou stagner sur une liste d’attente pendant des années pour être opérée. Lorsque je dis que le fantasme de l’explosion hantait le Chili depuis plusieurs décennies, je me base sur l’abondante littérature critique, sur ce mythe d’un pays prospère à la croissance impressionnante, qui nous a catapulté·es au statut de «panthère ou jaguar sud-américain», ce pays dont le modèle néolibéral réussi occultait l’inégalité et la violence d’un système qui, aux yeux du monde, semblait le plus approprié. Le sociologue Tomás Moulian, dans son livre Chili aujour-d’hui: Anato-mie d’un mythe (1997), avait déjà révélé ces paradoxes, mais le système est resté indifférent. Les raisons en sont nombreuses, mais sans aucun doute l’une des principales était et continue d’être notre constitution, héritée de la dictature et perfectionnée par les gouvernements successifs de centre-gauche et l’actuelle droite au pouvoir. Une réalité «constitutive» Se pencher plus avant sur les caractéristiques de la Constitution serait vain ici, mais nous pourrions en bref pour l’expliquer utiliser les mots que l’idéologue de la Constitution de 1980, Jaime Guzmán, a utilisés: «... Au lieu de gouverner pour faire ce que veulent les adversaires, il est préférable de contribuer à créer une réalité qui exige de tous ceux qui gouvernent une soumission aux exigences de cette réalité. C’est-à-dire que si les adversaires parviennent à gouverner, ils seront obligés de mener une action pas si différente de celle que l’on souhaiterait, car - selon la métaphore - la marge d’alternatives que le terrain de jeux impose en fait aux joueurs est suffisamment réduite pour rendre le contraire extrêmement difficile». C’est cette réalité «constitutive» de l’ADN chilien qui s’est effondrée, ébranlant les fondations d’un pays qui a commencé à remettre sérieusement en question son modèle de vie, où les gens pour la première fois sont capables de voir vraiment leur voisin·e et se rendent compte que certain·es vivent dans de pires conditions qu’elleux. Rapidement la théorie de la croissance néolibérale et du ruissellement a cédé la place à une vision de précarité et de faiblesse. Un exemple qui reflète le mieux les perversités de ce système est celui des retraites: plus d’un million d’adultes âgés survivent avec une retraite inférieure au salaire minimum, beaucoup d’entre eux même avec moins de 150.000 pesos chiliens par mois (environ 166 euros). Cette situation misérable a poussé des couples âgés au suicide plutôt que de tenter de survivre avec ces «pensions de la faim».
Crise sanitaire ou crise sociale
Au moment où j’écris ces lignes, le Chili - comme le reste du monde - est confronté à une énorme crise sanitaire. Le Covid19 a mis en branle des processus politiques qui sont en train de se développer. Mais le temps ne passe pas en vain, les Chilien·nes se sont engagé·es à participer à un plébiscite qui aura lieu finalement le 25 octobre 2020, avec l’idée de convoquer une Assemblée constituante de personnes élues par les citoyen·nes à égalité entre hommes et femmes pour pouvoir changer la Constitution et ainsi inverser les inégalités qui ont généré, imposé et aiguisé le modèle néolibéral et capitaliste. Les signes annonciateurs ont été nombreux, le fantasme de l’explosion sociale parcourt notre pays long et étroit depuis longtemps, des mobilisations ont eu lieu tout au long du 19e siècle. En 2001 les étudiant·es se sont soulevé·es, c’était le mochilazo (le mouvement des sac à dos), puis sont revenu·es en 2006 avec le «mouvement pingouin». L’année 2011 a été le cadre d’un des plus grands mouvements étudiants de notre histoire, avec le slogan «Une éducation publique gratuite et de qualité». L’année 2012 a vu la montée des revendications territoriales de diverses régions et l’année 2018 a vu le féminisme éclater dans les rues de l’ensemble du Chili. Aujourd’hui, tout est fait pour combattre un ennemi dangereux qui nous est familier, un virus qu’une certaine classe politique, commerciale et élitiste a laissé incuber avec une violence sans précédent, brisant le tissu social et légitimant l’inégalité. Des étincelles devaient s’allumer à un moment donné, et maintenant elles sont devenues un feu de joie et ce virus court à travers notre pays et remplit nos rues en demandant justice, égalité et démocratie. Au Chili, l’idée de l’Etat est pratiquement inexistante, la société est régie par l’économie. Ces jours-ci nous avons vu comment les idéaux d’entreprise, le marché libre et la spéculation sont protégés comme jamais. Les travailleur·euses doivent continuer à produire - certain·es peuvent mourir: «ils vont mourir, je suis désolé» a déclaré le président brésilien Bolsonaro, en enjoignant les travailleur·euses de retourner au travail. Ce «virus de l’inégalité» ressemble-t-il un tant soit peu au Covid-19 dont les ravages font déjà des milliers de victimes dans le monde? La réponse est affirmative: comment pouvons-nous, en tant que société, faire face à une telle pandémie lorsque la solidarité, le tissu social et la communauté ne sont pas les principes directeurs de la société? Comment repenser un monde qui tombe en lambeaux? Aujourd’hui, la santé publique nous montre l’incongruité de laisser la vie des êtres humains entre les mains du marché; de nombreux spécialistes issus de différentes sciences ont appelé à repenser le rôle que nous jouons en tant qu’espèce. Le philosophe italien Nuccio Ordine nous dit que «le coronavirus nous montre que les gens ne sont pas des îles», que nous pouvons apprendre des crises, mais pour cela il est nécessaire que l’Etat joue un rôle central dans la planification et la vie des gens. Cette crise sanitaire nous montre que c’est notre modèle qui a échoué, les contradictions entre le marché et l’Etat deviennent patentes, au Chili, la précarité de la santé publique est incontestable. Alors que dans la plupart des pays le test est gratuit et sans frais, dans les cliniques privées du Chili l’examen Covid-19 est source de profits comme nulle part ailleurs. Y a-t-il un autre pays où une clinique privée fait payer le test 158.800 pesos (environ 175 euros)? Le 24 mars, le ministre de la Santé avait fixé le prix de l’examen à 25.000 pesos (27 euros), ce qui continue de montrer que la santé est un privilège de classe au Chili. C’est le marché qui gouverne, pas le secteur public, ni l’Etat qui protège les citoyen·nes. C’est ce que tant de Chilien·nes ont révélé, l’explosion sociale n’a pas atteint son point culminant, comme le dit une des phrases qu’on a entendues ces jours-ci: «Piñera: nous résisterons à la pandémie pour te voir tomber». Le modèle a creusé sa propre tombe mais résiste encore à son propre enterrement.
Etre et devenir de meilleurs êtres humains
Le Chili, le Brésil et l’Equateur sont les pays d’Amérique latine qui seront les plus touchés. Le néolibéralisme nous tue, il est aujourd’hui plus visible que jamais, il est en train d’écraser la vie de millions de personnes qui valent aujourd’hui moins que l’industrie, les intérêts, les actions et l’économie de pays où les services publics et le rôle de l’Etat sont inefficaces, insuffisants et inexistants dans de nombreux cas. On dirait que nous vivons dans un de ces romans de García Márquez où le réalisme magique nous secoue constamment. Nous ne pouvons pas nous permettre de continuer à construire la réalité à partir des intérêts que le discours capitaliste néolibéral défend: «Les perspectives d’une survie digne à long terme ne sont pas élevées, à moins d’un changement de cap significatif. Une grande partie de la responsabilité est entre nos mains; les opportunités aussi» dit Chomsky, il est donc nécessaire de reconstruire la société sur des bases solides, «nous pouvons apprendre des crises», mais c’est à nous de déterminer les caractéristiques positives ou négatives qui donnent un ordre et un sens à cet apprentissage. Comme l’a dit Nicolas Chamfort: «Les fléaux physiques et les calamités de la nature humaine ont rendu la société nécessaire. La société s’est ajoutée aux catastrophes naturelles. Les désavantages de la société ont rendu le gouvernement nécessaire, et le gouvernement s’est ajouté aux désastres de la société». Une fois cette débâcle mondiale terminée, espérons que la communauté émergera, que nous apprendrons et commencerons à pratiquer des logiques différentes, plus humaines, plus solidaires et respectueuses de notre environnement. Il y a de l’espoir, tant que la solidarité est le gouvernail qui guide les communautés, tant que le tissu social est reconstruit et tant que nous sommes capables de prendre cette crise comme une opportunité d’être et de devenir de meilleurs êtres humains. Il y a encore une chance de revenir à ce type de solidarité sociale qu’Emile Durkheim attribuait à un esprit altruiste de collaboration désintéressée, exercé par la communauté et qui, lorsqu’il s’exerçait entre égaux, dynamisait les relations, les intérêts, les affections, l’appartenance, le bien-être et l’empathie sociale. Il est temps que nous commencions à nous reconnaître comme des égaux, il est temps de croire à nouveau en l’Etat qui n’est rien d’autre que la somme de cette solidarité humaine qui émerge du collectif* et qui nous maintiendra en vie. Alejandro Ernesto Siebert Maldonado, Sociologue, master en Etudes Latino-américaines, Chercheur à Flacso-Chile
- Il s’agit là d’une définition de l’Etat qui n’est pas forcément partagée par la rédaction.