La Straze, bien plus qu’une maison

de Torsten Galke, 1 juin 2019, publié à Archipel 282

Le projet de la STRAZE est né de l’idée de faire quelque chose de soi-disant impossible: s’engager politiquement dans une région que beaucoup considèrent comme laissée pour compte, n’ayant rien à offrir. Comment vivre et travailler de manière autogérée, solidaire et ouverte sur le monde dans une région où l’AfD a engrangé ses meilleurs scores électoraux (46,8% à Peenemünde) et où des anciens et des nouveaux nazis s’engagent dans ces zones «de colonisation», déjà instiguées sous Hitler? Depuis la chute du mur, le Land du Mecklembourg, très agricole, se bat contre la fuite des cerveaux, l’exode des personnes qualifiées. Depuis les années 90, les postes de travail dans l’agriculture ont été très largement automatisés. L’industrie y est quasi inexistante. Seul le tourisme fonctionne encore, à la va-comme-je-te-pousse, mais le personnel y est très mal payé. Dans ce vide, il y a une véritable renaissance de la mouvance völkisch1, se camouflant derrière l’image d’artisans et de paysans bios et écolos. Retour à la terre et loin des villes modernes qui «corrompent la culture allemande». En parallèle, le NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands, parti politique ultranationaliste allemand) y a développé une stratégie spécifique: ils se sont substitués aux infrastructures culturelles inexistantes en répandant leurs idées, infiltrant les clubs de jeunes, conseillant les chômeur·ses et organisant des fêtes populaires. Les concerts de rock d’extrême droite, les groupes de combat paramilitaires et le travail de la droite auprès des jeunes a ici œuvré pour et créé un espace où ceux et celles qui pensent autrement, qui ne parlent pas la même langue ou qui ont une autre orientation sexuelle peuvent être ouvertement attaqué·es et agressé·es. Au Mecklembourg, les attaques verbales et la chasse aux étrangers ont augmenté massivement depuis 2015. Pourtant, les étrangers ne représentent que 4,6% de la population du Land, le chiffre le plus bas de toute l’Allemagne. Les personnes ayant des idées et perpétrant des actes fascistes ne sont pas considérées comme criminel·les ni marginalisées. Au contraire, elles contrôlent quelques zones de la région («les zones libérées nationales»). De plus, il existe des groupes d’extrême droite qui se préparent réellement au combat, car, selon eux, l’inévitable situation de crise est imminente. Ils s’entraînent aux sports de combats, au maniement des armes et attendent l’instant où l’Etat perd le contrôle. En 2017, un de ces réseaux a été démantelé: le groupe survivaliste du nom de «Nordkreuz» dont les membres se composaient de juges, de soldats, de policiers, d’artisans. Toutes ces personnes se préparaient pour le jour où elles pourraient éradiquer de leur chemin les quelques 25.000 opposants politiques dont ce groupe avait les adresses dans un fichier. La liste des organisations néofascistes qui agissent dans la clandestinité est longue, elle va de Combat 18, Blood and Honour et diverses Kamaradschaft2 jusqu’aux corporations d’étudiants observant des rites et aux identitaires. Des intellectuels d’extrême droite aux grosses brutes épaisses.

Le 8 mai
Ces groupes font encore et toujours des apparitions publiques lors de manifestations comme à Demmin tous les 8 mai, où ils co-organisent une marche funèbre célébrant le deuil des victimes des suicides de masse qui y ont eu lieu en 1945. Depuis de nombreuses années, des groupes de la société civile comme des syndicats, des élèves et l’église évangélique s’engagent contre l’inversion des rôles de victimes et de bourreaux et contre le rassemblement de plusieurs centaines de néonazis. Ces derniers perpétuent ce rituel révisionniste depuis 2008. Au début, seule une vingtaine de personnes tentaient de leur barrer la route. Au fil des ans, la police a développé différentes stratégies, de l’utilisation de la violence au blocage total de la ville, afin de concéder aux nazis leur droit de manifester. Mais aujourd’hui, après des années de protestation persistante, plusieurs centaines de personnes envahissent les rues de la ville et fêtent ensemble ce jour de la libération. Cela, et bien plus encore, a été rendu possible grâce à de réels engagements communs sur plusieurs années.

Politique immobilière
La Straze est un lieu où toutes ces initiatives peuvent se rencontrer, échanger, et agir ensemble. En 2006 des étudiant·es et des associations engagé·es à gauche, écologistes et sociaux, ont essayé de racheter le bâtiment du 10, Stralsunder Strasse à son propriétaire de l’époque, l’Université de Greifswald. Le recteur de l’université était prêt à vendre à n’importe qui mais surtout pas à ces gauchistes-là. Il a cherché un investisseur qui a promis de réhabiliter le bâtiment. En 2008, l’investisseur achète le bien et dépose rapidement une demande de permis de démolition, suivie d’une demande de permis de construire pour nombre d’appartements privés, bien plus lucratifs qu’une maison de la culture. C’est exactement ce genre de scénario qui conduit, dans de nombreuses villes, à la hausse des loyers et donc à la . Heureusement, la maison étant sous la protection des monuments historiques, les institutions en ont interdit la démolition immédiate. C’est ainsi qu’a débuté le combat de David contre Goliath. Une initiative citoyenne locale contre un investisseur internationalement connecté, ayant en sus l’appui du conseil municipal, faisant partie de la famille politique de la CDU. Il y a eu un branle-bas médiatique et la CDU n’a pas pu éviter que le public se range du côté de la maison et de l’initiative citoyenne. Quatre ans plus tard l’investisseur est sous pression: il ne peut pas payer des terrains qu’il avait achetés à la ville de Greifswald. L’initiative profite de cette occasion pour faire une campagne qui a une conséquence inattendue. La ville est prête à organiser un arrangement pour la vente de la maison à l’initiative citoyenne. Les 350.000 euros du prix de vente devaient être garantis et cela en l’espace de trois mois. L’initiative citoyenne a réussi ce défi-là et a ainsi commencé quelque chose que la municipalité n’attendait pas. Devant l’avancée de la réhabilitation et les progrès évidents, l’impossible se transforme en des possibles: un collectif solidaire de gauche est capable de prendre en main un projet titanesque, de réhabiliter et aménager quelques 2000 mètres carrés de surface utile. Contre toute attente, ça fonctionne. En plus du travail réalisé sur le bâtiment, nombreux sont ceux et celles qui n’ont pas perdu de vue le contexte politique régional et lutté activement contre l’extrême droite. Cela implique le travail auprès des adolescent·es, des projets dans les écoles, des conférences plus classiques sur l’extrême droite ou l’organisation d’alliances de gauche contre la marche des nazis comme l’annuel 8 mai à Demmin, contre le Pegida local ou contre l’AfD. Certains locaux utilisés lors des luttes contre l’extrême droite ont été la cible d’incendies volontaires. La Straze s’est donc dotée d’un système d’alarme anti-incendie très performant.

Le principe de solidarité
Les différentes initiatives mettent en avant les rapports complexes entre capitalisme, destruction de l’environnement, rejets géopolitiques, origines des migrations, guerres et autres méfaits. Ici, c’est le principe de solidarité qui prime. Celui-ci est porté sur la place publique avec actions et éclats. La Straze elle-même existe uniquement grâce à ce principe de solidarité. Sans l’aide de centaines de volontaires et de généreux donateurs et créditeurs, ce projet n’aurait pas pu voir le jour. Bien sûr, cette maison n’est qu’un moyen de visibiliser un lieu où les rencontres et les autres façons de voir le monde sont possibles. Quand elle sera terminée. Mais, déjà, nous y avons organisé de nombreux événements et fêtes. Car qui doit lutter, est aussi censé·e faire la fête. Beaucoup d’initiatives se sont greffées au projet de la Straze car, sur Greifswald, il est très difficile pour un projet de gauche de trouver un lieu où mener à bien ses activités. De nombreuses personnes sont engagées dans des projets éducatifs, dans des écoles, sur des thèmes comme l’écologie, la migration et l’alimentation. Il y a un atelier de couture, une imprimerie, un atelier bois, un groupe cinéma, une troupe de théâtre, une bibliothèque et un café. S’y trouvent également des sections locales de grandes organisations et des groupes impliqués dans l’entraide et l’accompagnement des migrant·es. Les femmes et les hommes qui constituent ces initiatives sont les éléments moteurs de la réhabilitation de la maison et certain·es entre-temps, y habitent. La Straze est un mélange coloré de personnes qui refusent la culture quand elle est synonyme de commerce, quand elle est institutionnalisée ou quand elle est récupérée par les droites. Pour que nous puissions continuer à travailler dans cet environnement tout en restant indépendants le plus possible, nous nous réjouissons de tout soutien ou don, de toutes parts. Nous en appelons à toutes celles et ceux que le destin d’un coin reculé de l’Allemagne, aux marges de l’histoire, ne laisse pas indifférents. Torsten Galke

Pour plus d’informations: straze.de


  1. Le mouvement völkisch est un courant intellectuel et politique de la fin du XIXe siècle, dont le projet est de donner à l’ensemble des Allemands une spiritualité païenne. Les penseurs völkisch, obsédés par les racines du Volk germanique, défendaient l’idée de pureté de la race germanique et d'un essor territorial au-delà des frontières du Reich, avec la création d’un vaste empire européen. Aujourd’hui, des héritiers de ce courant de pensée évoluent vers des préoccupations écologiques, souhaitant renouer avec une nature idéalisée.

  2. Certains groupes néonazis se réclament des «freie Kameradschaften». Ces groupes sont autonomes, très bien organisés et très liés entre eux. Ces kameradschaften se sont toutes constituées après l’interdiction, dans les années 90, de plusieurs partis et organisations d’extrême droite.