DOSSIER 1989 / 2010: Le temps commun d'aujourd’hui

de Christine Thürmer-Rohr, 10 août 2010, publié à Archipel 184

Vingt ans après la création de l’Alliance Indépendante des Femmes de l’ex-RDA (UFV), ses militantes et des ,,actuelle se sont rencontrées le 6 décembre dernier à la Berliner Volksbühne pour débattre de «L’éveil des femmes en 1989: Que voulions-nous, que sommes-nous devenues?». Ceci est le dernier volet du dossier débuté dans Archipel N° 180.

J’avoue qu’il m’est difficile de rédiger cette partie. Je n’ai ni conclusion claire à transmettre, ni légitimité pour donner une estimation générale de la situation, d’autant plus que j’ai déserté le terrain quelque peu depuis la réunification et qu'avec l’âge, j'ai eu d'autres centres d'intérêt. Par conséquent, je ne suis plus une experte de la politique des femmes, tout au plus une observatrice. En tant que telle, je pense qu’il existe des changements dont on peut se réjouir, mais que d’autres choses n’ont pas changé, ce qui n’est pas surprenant. Les multiples contestations nous ont permis de stimuler notre propre pensée politique et d’apprécier à leur juste valeur les petites avancées et le travail laborieux des professionnel-le-s dans les domaines de la politique, de l’éducation, du travail social... Nous avons appris à vivre avec des questions restées sans réponse, tant de questions qui exigeraient un débat public.

La situation

A la chute du mur, nous nous sommes pris la réalité en pleine figure. Celle-ci a balayé nos illusions et mis fin à toutes les idéologies. Ce fut un apprentissage douloureux et nous ne savons pas encore s’il était salutaire ou s’il nous a simplement fait perdre toute énergie politique. Aujourd’hui, nous ne savons plus ce qu’est «la vérité», «la femme», «le féminisme». On ne prononce pratiquement plus le mot «idéal». Nous craignons les grands mots et les grandes questions. (…) La mondialisation cause chez tous et toutes d’énormes pertes de repères. Le capitalisme montre sa face brutale, la logique patriarcale agit sans fard, par exemple dans la crise des banques, celle du climat, la question de la guerre. Les vieux problèmes entre les sexes sont relégués derrière les problèmes économiques et la recherche d’emploi. L’esprit de lutte féministe a disparu, la lutte entre les sexes semble terminée. L’intérêt de la jeune génération pour la cause féministe faiblit ou est inexistant. La revendication d'une «démocratie des genres» est dévalorisée parce que de nombreuses personnes ont perdu confiance en la démocratie tout court. (…) Mais ce n’est pas tout.

La politique concernant les femmes

Depuis 20 ans, beaucoup de choses ont changé en termes d’égalité et de lutte contre les discriminations, notamment dans le secteur de la politique institutionnelle, y compris dans la législation et le droit européen. Je pars de l’idée que finalement, de tels acquis résultent aussi de la pression indirecte des anciennes pratiques du temps de la RDA. Mais on ne l’avoue jamais et ce silence ranime les anciennes humiliations. Au sujet de la politique d’égalité, je pense que la bureaucratisation – le déferlement de directives, de statuts, d’évaluation et d'instauration de la parité, de quotas, etc. – a contribué à mettre en retrait ou même à faire disparaître les questions de fond. Les vainqueurs, ce sont les modèles de gestion avec lesquels on tente de gérer le problème des genres comme la société toute entière. L’ancienne vitalité des revendications pour l’égalité semble paralysée. Devons-nous nous incliner face à la domination du féminisme néolibéral? Qui va contester de nos jours, quand la soi-disant «féminité» devient une qualité requise pour postuler dans des secteurs politiques spécifiques et quand on prétend, avec la meilleure volonté du monde, que les femmes seraient particulièrement douées pour le travail social, qu'elles faciliteraient l’intégration, que leur travail serait plus efficace et plus durable, etc.? Qui explique que ces généralités n'ont d'abord aucun sens, mais qu'elles sont également sexistes? Qui explique que l’enjeu n’est pas de savoir comment sont les femmes et comment s’en servir de manière rentable, mais de leur rendre justice? Car ce n’est pas parce que les femmes sont meilleures ou plus efficaces que les hommes qu’elles doivent être leurs égales en droit, mais parce qu’elles ont droit à l’égalité. Que dire, quand l’ascension sociale favorisée de «la femme en tant que femme» se voit freinée par la suspicion qui l’accompagne? Que penser, quand de nombreuses jeunes femmes estiment qu’un soutien spécifique aux femmes revient à de la discrimination positive? Que répondre à l’argument que la valorisation de la féminité, qui ne fait que souligner et renforcer les différences des sexes, ne favoriserait guère l’égalité? Peut-être pourrions-nous nous réjouir de ce que les jeunes femmes ne se laissent pas rattacher à un sexe défavorisé, ne se laissent pas réduire au statut de minorité et qu’ainsi, elles ne revendiquent donc pas non plus de statut spécial et se voient totalement intégrées. Le rôle des aînées n’est pas non plus de convaincre les jeunes du contraire. Nous devons les croire capables de faire leurs propres expériences et les laisser nous surprendre.

Le féminisme

Remplacer le terme d’émancipation par celui de justice peut être considéré comme une étape, certes. Mais est-ce ce que nous voulons? Ce serait expédier les positionnements féministes dans le passé. La théorie féministe d’hier est-elle obsolète ou dépassée aujourd’hui? Y a-t-il toujours une nécessité de réflexions sociétales théoriques et pourquoi sont-ce, au mieux, les spécialistes des genres qui s’y intéressent? Est-il vrai que la recherche sur les genres relègue l’analyse du pouvoir à l’arrière-plan et participe ainsi à la banalisation des questions de pouvoir? Avons-nous seulement besoin de recherches empiriques pour démontrer le maintien des inégalités? Ou la mesure des inégalités ne prouve-t-elle pas l’existence de violences et dommages structurels? Car les «victimes» d'inégalités peuvent elles aussi y prendre part. Décharger les mères par une prise en charge publique conséquente par exemple, ou répartir également le travail, les salaires, etc. n’étaient pas à l'époque des revendications féministes de fond. (…) Cela signifie-t-il que nous pouvons nous passer de l’analyse de la complicité, de la participation personnelle à une logique qui existe toujours et que nous appelions patriarcale? Je ne pense pas.

Faire changer les humains

A la conférence des collectifs de femmes non encartées qui s’est tenue en novembre de cette année, une contribution venant du public (Alexandra Goy) affirmait «les lois ont changé. Maintenant c’est aux humains de changer!». Certes, mais ce n’est vraisemblablement pas possible, et peut-être que ça vaut mieux. Ce type de revendications concernant le changement se conçoit aisément et séduit, mais il a toujours échoué. Proclamer que les femmes étaient les agentes du changement signifiait-il que les femmes devaient changer en tant que personnes? Avons-nous oublié qu’on ne change pas le monde en changeant les humains – «mis à part l’impossibilité pratique d’une telle entreprise»? C’est ce que dit Hannah Arendt et cela sous le titre «Qu’est-ce que la politique?» En prenant l’exemple de Rahel Varnhagen, Arendt a démontré que la tentative d’un changement personnel ne peut pas être le remède contre l’injustice sociale. Non seulement de tels efforts sont vains, mais ils ne deviennent rien d’autre qu’une lutte contre soi-même, une négation de soi. Pour éduquer le genre humain, on ne peut rien attendre non plus de l’Histoire, du moins pas ce que les Lumières avaient pu en attendre. On ne peut pas non plus compter sur l’individu responsable, qui, doué de raison, saurait reconnaître de manière fiable les vérités historiques. Il y a des choses dont nous devons nous accommoder, et la capacité limitée de la «nature» humaine à apprendre et à changer en fait partie. A fortiori les grands modèles de l’«homme nouveau» qu’on tenta de créer au cours du XXème, ces types d’humains utopiques – l’homme sans vice, l’homme soviétique, l’homme socialiste – ont prouvé le contraire. En dehors de l’impossibilité de fabriquer de tels humains, ces tentatives allaient toujours de pair avec des purges, toute personne ne correspondant pas à l’idéal devant se taire ou disparaître. Ainsi, ce n’est pas seulement la tentative qui échoua, mais l’idéal lui-même qui fut désavoué. C’est seulement par des efforts permanents pour chercher des chemins avec notre entourage qu’on peut créer un lieu de vie pour tous les humains. C’est avec les personnes réelles qu’il faut s’arranger, pas seulement avec des rêves. Ce qu’on peut changer c’est la politique; une politique qui prendrait au sérieux la tâche de garantir la rencontre et la cohabitation des différences ainsi que leur reconnaissance. Et ce qui peut changer, c’est le climat politique à l’intérieur duquel des personnes peuvent se déplacer et penser et agir elles-mêmes; un climat politique donc, où l’action humaine n’est pas dévalorisée comme source de dérangement, mais où elle représente la base du politique; un climat politique qui rendra impossible que des humains puissent devenir superflus en tant qu’humains.

Le dialogue

Je pense qu’au bout de 20 ans, il est temps de ne plus nous laisser ramener mutuellement aux différences Est-Ouest. Toutefois, cela ne signifie pas que la question des différences est réglée. Nous avons toutes eu la possibilité de chercher dans nos rapports aux autres une nouvelle compréhension d’une politique de la reconnaissance. Nous avons eu l’occasion d’apprendre ce que cela signifie d’entamer un dialogue, de renoncer à rechercher l’unité et le consensus, afin de nous consacrer à des manières de voir, des origines et des choix existentiels différents. Le dialogue a obtenu une nouvelle chance. Et cela ne va pas du tout de soi. Avant la fin de la RDA, le dialogue était une pratique condamnée à l'Est comme à l’Ouest: dialoguer, c’était être trop faible pour défendre ses convictions ou trop lâche pour en avoir. Le dialogue, pensait-on largement, c’était pour des personnes qui ne savaient pas vers où s’orienter, qui ne suivaient pas de ligne politique; on les appelait «libéraux de merde». Ce préjugé ignore totalement les détours que nous prenons, le temps dont nous avons besoin, l’impondérabilité de l'autre. Le dialogue est inconciliable avec la posture de donneur de leçons et le prosélytisme, c’est pourquoi il est l’ennemi de toute domination. Dans le dialogue, chaque partie a son poids puisqu’elle ne peut être ni exclue, ni éliminée. Face au dialogue, toutes les illusions d’unité qui voudraient forger un singulier à partir des différences entre les humains et détruire les pluriels s'effondrent. Tout dialogue se rapproche plus de la réalité que n’importe quelle conviction dogmatique ou idéologie élaborée, et il exclut tout rigorisme moral ou politique. On est toujours l'autre de qulequ'un, tout le monde est différent. Tomber d'accord ne va pas de soi. On rencontre des barrières et des murs, et on cherche des ponts fragiles, à emprunter avec précaution.

La repolitisation

Récemment Hildegard Maria Nickel a appelé à une «repolitisation» de la question des femmes. Je suis d’accord avec elle. La repolitisation, cela voudrait dire aussi libérer la soi-disant politique des femmes de la politique sectorisée pour en faire une question de société, tout comme le manifeste de l’Association Indépendante des Femmes l’a revendiqué. A partir de là seulement pourrons-nous réaborder les questions qui ont préoccupé le féminisme – le rejet radical de toute violence structurelle. A mon avis, une repolitisation signifierait aussi libérer la notion de politique de son lien habituel à la politique institutionnelle. Il s’agit de ne pas déléguer le politique à l’institution politique et à la profession de politicien mais de le ramener vers les humains, en tant que capacité à se préoccuper du monde. Il s’agit de redonner une vitalité au politique, de revenir à la force de l’action commune; il s’agit de poser à nouveau des questions de fond et de ne plus penser seulement le faisable mais d'imaginer et de dire aussi le potentiel. Il s’agit d’un pouvoir qui ne se crée que par l’action commune – non pas un état permanent mais un bonheur éphémère. Quand aujourd’hui, en nous remémorant nos luttes respectives, que nous venions de l’Est ou de l’Ouest, nous sommes nombreuses à dire «c’était l’époque la plus vivante de ma vie», c'est de ce type d’expérience politique qu'on parle: l’énergie et le courage, le «bonheur d’être publiques», le tumulte politique, le déplacement et l’élargissement des limites, la confiance de savoir qu’ensemble des personnes peuvent changer les choses, qu’il n’est pas obligatoire de se plier aux conditions régnantes, que celles-ci ne nous déterminent pas complètement, que l’on peut changer le quotidien également, qu’on peut penser par soi-même, prendre ses propres décisions et initiatives, qu’on peut donc agir, et finalement, que l’expérience de l’erreur peut aussi rendre les humains plus humains. Tous les mouvements politiques ont «valeur d’exemple»: ils peuvent réfuter le mythe selon lequel il serait impossible d’agir contre la politique dominante. Ils peuvent «prouver que de nouvelles choses peuvent exister». Il s’agit de garder éveillé le souvenir d’une possibilité que nous avons encore.