DOSSIER: Elargissement à l'Est, une idée fausse

de Herma Hebinger (FCE-Allemagne), 10 avr. 2010, publié à Archipel 97

Le 29 avril 2002, la Fondation Friedrich Ebert à Berlin (SPD) avait invité à un colloque sur l’élargissement de l’Union Européenne des responsables du secteur agricole des futurs pays membres, des représentants de la Commission Européenne, des ambassadeurs de tous les pays représentés à Berlin, ainsi que des personnes intéressées, dont deux membres du Forum Civique Européen.

Selon Jan Krzysztof Ardanowski, de la Direction de l’Union des chambres d’agriculture de Pologne, il ne s’agit pas tant d’élargir à l’Est que de réorganiser l’Europe. Les extraits d’interventions que nous publions ci-dessous montrent que cette réorganisation devrait transformer des secteurs entiers et privatiser d’immenses surfaces agricoles et forestières pour les rendre rentables. Ceci constitue l’aboutissement d’un processus historique qui a commencé en Europe avec la disparition massive de la paysannerie et la capitalisation des ressources naturelles. Aujourd’hui, il est clair que les rouages économiques du système capitaliste transforment le vivant en argent mort. Le constat est bien tardif, mais les responsables politiques et économiques persistent à l’ignorer et à faire miroiter le "bien-être pour tous" avec les mêmes vieilles recettes déjà "éprouvées" .

Résumé de quelques interventions

Joachim Heine

(vice-directeur général à la Direction générale de l’agriculture de la Commission Européenne, à Bruxelles depuis 1965): Environ 5% de la population active de l’UE travaille dans l’agriculture pour 35% dans les pays candidats. Les aides directes de l’UE pour les agriculteurs des pays candidats représenteront 25% de celles perçues par les agriculteurs de l’UE actuelle la première année, et augmenteront de 5% par an jusqu’en 2013 où elles atteindront la parité.

Une étude de l’UE sur l’avenir de l’agriculture dans les pays candidats distingue trois catégories d’exploitations agricoles:

  • quelques grosses exploitations bien structurées, capables de produire pour le marché;

  • des exploitations de semi-subsistance (de 3 à 30 hectares);

  • des petites exploitations (pour l’autosubsistance).

La troisième catégorie devrait être maintenue pendant la phase de transition, pour des raisons de cohésion sociale. Mais accorder des aides équivalentes à celles de l’Union risque d’inciter de nombreux exploitants à s’en tenir à l’économie de subsistance, et de les dissuader de produire pour le marché. Ils ne seront pas tentés non plus par d’autres activités professionnelles. Le seuil d’attribution de la subvention, actuellement 0,3 hectare, devrait donc être relevé à un hectare par le gouvernement polonais. Les chiffres de la production entre 1995 et 2002 serviront de référence pour fixer les quotas. Dans quelques pays candidats il faudra redoubler d’efforts afin de supprimer le chômage invisible.

** Jerzy Plewa

(sous-secrétaire d’Etat au ministère de l’Agriculture et du Développement rural et négociateur pour la Pologne des conditions d’adhésion à l’UE): Dans toutes les réunions organisées sur ce thème, les représentants des pays candidats doivent corriger des affirmations erronées. Qu’en Pologne, par exemple, les prix des produits agricoles seraient bas, alors que ce n’est le cas que pour le lait. Pour les céréales et la viande, ils sont plus élevés. Après l’adhésion et malgré les subventions, les revenus vont baisser. Jusqu’à présent on utilise trois fois moins d’engrais pour les cultures en Pologne que dans les pays de l’UE, et beaucoup moins de pesticides. L’agriculture polonaise est multifonctionnelle et veut le rester. La Pologne a déjà rempli de nombreuses conditions de l’UE. Les propositions de celle-ci pour la suite du processus ne tiennent pas compte des réalités, les quotas de production sont bien trop bas. On ne laisse pas au pays le temps d’une adaptation progressive – la Pologne doit respecter toutes les conditions immédiatement, alors que l’Union échelonne ses aides jusqu’en 2013. Les quotas laitiers sont plus bas qu’en Allemagne et en Hollande. Pour le sucre, le quota est de 20% inférieur à la production actuelle. Les efforts d’adaptation sont allés si loin que la production est déjà en train de baisser. On voit ainsi arriver sur le marché des produits en provenance de l’UE qui pourraient être produits sur place. La Pologne veut conserver son marché traditionnel en ex-Union Soviétique. Les points sensibles des négociations concernent les céréales, la fécule de pomme de terre et le sucre, pour lesquels la pression de l’OMC ne laisse à la Pologne aucune marge de manœuvre.** Gerhard Rambow

(conseiller du gouvernement polonais pour les questions relatives à l’UE): Auparavant en fonction au ministère de l’économie de la RFA, il est aujourd’hui conseiller de plusieurs gouvernements est-européens. Il trouve que les dispositions de la commission de l’UE créent un système à deux vitesses.** J. Heine

: il faut d’abord améliorer les exploitations et les structures de production, ensuite on pourra accorder des aides aux paysans.** Ingo Ackermann

(Institut de technologie agricole, Potsdam-Bornim): Le système actuel de subventions doit être modifié. Il faut dire franchement aux pays candidats que les contribuables des pays donateurs ne veulent plus payer pour l’agriculture.** J. Heine

: une orientation se dessine déjà, la baisse des primes à l’exportation. Le marché perd de son importance, il se modifie. La politique agricole change, elle devient une politique de développement de l’espace rural qui, si on s’en tient aux directives de l’OMC, est plus facile à mettre en œuvre que les subventions.** J. Plewa

: les changements de structures suscitent peu d’enthousiasme. La Pologne doit déjà remplir toutes les conditions, mais les aides ne seront pas à la même hauteur que dans les pays de l’UE.

Udo Hemmerling

(Union des paysans allemands, porte-parole pour les questions de politique économique et régionale): Choqué par le manque d’information dans les pays candidats, il aimerait convaincre les fonctionnaires de ces pays d’avoir à cœur d’informer les paysans de manière objective. Holger Vogt

(chef d’entreprise, société agricole Ohenaland, Brandebourg): L’adhésion de la Pologne va poser un problème pour le seigle, car elle en est le plus gros producteur alors que c’est actuellement l’Allemagne.** J. Plewa

: par le passé, la production polonaise de seigle était la deuxième du monde. Depuis 2 ou 3 ans, on doit en importer. L’introduction de quotas pose de gros problèmes, par exemple pour les quotas laitiers on a dû créer un millier de postes supplémentaires dans l’administration pour assurer une baisse de 30% de la production. En fait, elle a déjà diminué de 45% par rapport à 1989.** Jan Krzysztof Ardanowski

(Direction de l’Union des chambres d’agriculture): La Pologne compte 18,5 millions d’hectares de surface agricole utile, dont 80% en propriété privée, comme c’était déjà le cas sous le régime socialiste. Les aides d’Etat allaient alors aux 20% d’exploitations collectives. Dans les années 70, des investissements ont été effectués dans l’agriculture grâce à des crédits accordés par l’UE. Aujourd’hui, les entrepreneurs occidentaux voient plutôt la Pologne comme un marché pour écouler leurs produits, et non comme une place d’investissements. Les matières premières sont aujourd’hui importées de l’UE, par conséquent les matières premières agricoles produites sur place ne sont plus utilisées. 240.000 entreprises agricoles ont obtenu des crédits avantageux, dont l’Etat prend en charge une partie des intérêts, particulièrement pour la production de porcs et de lait. Sur 2 millions d’exploitations agricoles recensées en Pologne, 500 à 600.000 produisent pour le marché, le reste en majorité pour l’autosubsistance. Dans les campagnes polonaises, les opposants à l’intégration sont nombreux, et les populistes en profitent. Mais l’UE est dominée par une pensée à court terme pour son propre profit – d’où l’hypocrisie de ses relations avec l’Europe de l’Est. On peut s’attendre à la faillite des producteurs de céréales polonais. Pour la fécule, l’économie d’Etat a besoin de 300.000 tonnes, la production actuelle est seulement de 160.000 tonnes et le quota fixé par l’UE est de 90.000 tonnes. Dans toutes les négociations on a l’impression que chaque pays est soucieux de ses intérêts propres et non de ceux de la communauté. Parler d’élargissement à l’Est à propos du processus que nous vivons actuellement est une idée fausse, il s’agit ici de réorganiser l’Europe. La montée du chômage représente un énorme potentiel de destruction. Mais le pire est encore le dépeuplement accéléré des régions rurales.** Iztok Jarc

(secrétaire d’Etat au ministère de l’économie agricole et forestière, et de l’alimentation, Slovénie): L’agriculture slovène représente 2,8% du PIB et le taux de chômage est inférieur à 5%. Environ 80% des exploitations agricoles sont en terrain difficile. 70% de la population vit encore à la campagne. C’est pourquoi le principe d’une agriculture multifonctionnelle est important pour nous. Les directives de la commission de l’UE sont financièrement néfastes pour la Slovénie qui a le même problème que la Pologne vis-à-vis des quotas. Il est incompréhensible que la Slovénie ne soit pas reconnue comme future adhérente à part entière. Ces dix dernières années, un tiers des exploitations agricoles slovènes a fait faillite.** Laimonas Ciakas

(vice-directeur, département de l’intégration du ministère de l’Agriculture de la république de Lituanie): La Lituanie aura adapté son agriculture d’ici le 1er janvier 2004.** Grzegorz Dybowski

(vice-directeur de l’Institut pour l’agriculture et l’alimentation, Varsovie, travaille depuis 20 ans dans l’étude des marchés): En Pologne il existe encore 30.000 entreprises de transformation alimentaire dont 1.700 sont de grandes entreprises, avec plus de 49 employés. L’UE a-t-elle une vision de cet élargissement? Les propositions de la Commission ont plutôt l’air d’une fuite face aux problèmes. La société polonaise est bien moins prête à l’intégration que les institutions ou le gouvernement.** Klaus Frohberg

(directeur de l’Institut pour le développement agricole en Europe centrale et orientale, Halle): A sa connaissance tous les pays sont bien préparés à adhérer à l’UE. Naturellement, il y a des problèmes structurels en Pologne, en Roumanie et en Slovénie, à cause des petites exploitations. En Pologne, 18% des actifs sont dans l’agriculture, 34% en Roumanie. Les Polonais emploient 20 travailleurs par hectare, la RFA 5,4 et l’UE 4,2. ** (Tumulte dans la salle, les représentants des pays de l’Europe de l’Est protestent et demandent à M. Hemmerling s’il a déjà testé le niveau de connaissances des paysans de l’Europe de l’Ouest sur les directives de la commission de l’UE.)

Le gouvernement russe, qui souhaite adhérer le plus vite possible à l’Union Européenne a aujourd’hui légalisé la vente des terres après des années de conflits, malgré le scepticisme d’une population qui ne veut toujours pas accepter que la terre, l’eau, l’air, soient des marchandises. Ce processus, entamé en Angleterre aux XVème et XVIème siècles comme "accumulation primitive de capital" *, doit aujourd’hui être achevé. L’issue est prévisible. Pourtant les hommes pouvaient et peuvent encore choisir d’autres voies…

* Karl Marx: "le Capital"