DOSSIER REPRESSION EN EUROPE: La criminalisation du mouvement No-TAV

de Collectif international Pro No TAV, 17 juin 2014, publié à Archipel 227

Il est aujourd’hui urgent de dénoncer au niveau international l’intense criminalisation que connaît le mouvement d’opposition au projet de Ligne à Grande Vitesse Lyon-Turin (TAV1). Cet article est composé d’extraits du dossier «L’Etat italien mobilise l’antiterrorisme pour s’attaquer au mouvement No-TAV» rédigé début mai par le Collectif international Pro No TAV2.

Au même titre que d’autres «grands projets» en Europe, ce projet fait l’objet de débats féroces et connaît une opposition largement soutenue par la population du Val di Susa, vallée étroite des Alpes italiennes.
Le 22 mai 2014 débute le procès de quatre opposants accusés de terrorisme pour l’incendie d’une machine sur le chantier du TAV. L’utilisation totalement démesurée et inadaptée d’un arsenal de lois antiterroristes autour de ce procès forme un précédent inacceptable. S’il aboutit à une condamnation, ce n’est rien moins que la possibilité de lutter en Europe qui se trouve mise en cause. Et cela sans parler des conditions de ce procès, calquées sur la mise en scène des grands procès anti-mafia. Les inculpés sont détenus dans des conditions d’isolement extrêmes: promenades interdites pour ne pas se rencontrer, éclatement des quatre inculpés dans trois prisons différentes, censure du courrier; ils devront participer au procès depuis leurs cellules par vidéoconférence; l’audience se déroulera à huis clos dans le bunker judiciaire de la prison des Valette à Turin. Pour accentuer le fantasme du terroriste, les jurés sont placés sous escorte pour les protéger de potentielles «représailles» du mouvement. Les inculpés encourent des peines de prison de 20 ans au minimum, qui peuvent aller jusqu’à 30 ans si des circonstances aggravantes sont reconnues.
Les faits Dans la nuit du 13 au 14 mai 2013, un groupe d’une trentaine de militants No TAV s’introduit sur le chantier du tunnel exploratoire de Chiomonte, en Val di Susa, afin de saboter les machines présentes sur le site, dans l’optique de bloquer ou du moins de ralentir les travaux. Ils cisaillent les barbelés et les grilles pour pénétrer sur le chantier. Une partie d’entre eux tient à distance les forces de l’ordre présentes en permanence dans la zone, pendant qu’une autre partie du groupe incendie un compresseur et un générateur électrique. En dépit des dégâts matériels causés, on ne compte aucun blessé.
Quelques mois plus tard, le 9 décembre, Chiara Zenobi, Claudio Alberto, Niccolò Blasi et Mattia Zanotti, sont arrêtés dans le cadre d’une enquête antiterroriste menée au sujet de cette attaque. Les trois premiers vivent alors à Turin, et le dernier à Milan. Les chefs d’inculpations sont très lourds: attentat à visée terroriste et acte de terrorisme avec utilisation d’engins de destruction ou explosifs (Art. 280 et 280 bis du code pénal italien qui réglementent les infractions contre les personnes et les biens), en plus d’être accusés de dégradation par incendie, violence contre des agents de la force publique, possession et transport d’armes de guerre.
Le lendemain de cette attaque, le mouvement No TAV dans son ensemble la revendique publiquement. Juste après les arrestations, la coordination de tous les comités No TAV a déclaré que «les inculpés sont des fils du Val di Susa, le sabotage est un acte de résistance légitime, les terroristes sont ceux qui imposent le TAV.». En effet, en trente ans d’opposition à ce grand projet européen sur son territoire, la population du Val di Susa a eu recours à toutes les méthodes possibles. Recours juridiques, manifestations à répétition, qui ont parfois réuni plus de 60.000 personnes, démarches politiques (comme le fait de participer aux élections des communes de montagne), recherches démontrant aussi bien l’inutilité que la nocivité environnementale du projet, actions de sabotage et de blocage se sont succédés. Ce mouvement s’est illustré par sa capacité à multiplier les initiatives d’ampleur pour exprimer son refus catégorique du projet.
Ainsi, quand au début des années 2000, le projet commence à se concrétiser en dépit de quinze années d’opposition, c’est physiquement que le mouvement répond, occupant les zones concernées par l’approche des foreuses. Le début des travaux est alors repoussé jusqu’en 2005 où, cette fois, les forces de l’ordre vident la plaine de Venaus à coups de matraques afin d’y installer ce qui devait être le premier chantier du TAV en Val di Susa. Dans les jours qui suivent et face à ce déchaiînement de violence policière, le mouvement s’organise et se rassemble massivement aux abords de la plaine. Ce sont alors 10.000 personnes qui s’introduisent sur le site et mettent fin à cette tentative de faire passer le train en force. Le projet reçoit alors un coup d’arrêt, jusqu’à sa relance en 2011. Pendant la période d’accalmie, on voit fleurir un nombre important de comités No TAV dans les différentes villes et villages du Val di Susa, mais également de vallées voisines qui apportent leur soutien au mouvement.
En 2011, le site visé cette fois est une zone archéologique sur la commune de Chiomonte. Le mouvement décide d’appliquer à nouveau la même stratégie: l’occupation préventive de la zone. Mais cette fois, l’Etat est prêt à employer davantage de moyens pour faire passer le train coûte que coûte. L’intervention est violente, une quantité de gaz lacrymogène sans précédent est nécessaire à l’expulsion des manifestants de la zone. S’ensuit une occupation militaire du chantier: la zone devient d’intérêt stratégique militaire. Des troupes sont rappelées d’Afghanistan afin d’assurer la mainmise sur le territoire, des grilles sont élevées, agrémentées de barbelés, des spots énormes éclairent le chantier la nuit. En quelques semaines se construit une véritable forteresse. Le 3 juillet 2011, une manifestation est organisée afin de reprendre le chantier. Cette fois-ci 60.000 personnes viennent se heurter aux grilles et aux gaz Cs, pourtant interdits par la convention de Genève. Mais malgré cette manifestation puissante, l’occupation militaire reste en place.
Le mouvement repense donc les formes de sa lutte. En effet les recours juridiques et légaux sont épuisés et les ressorts de l’occupation citoyenne et de la désobéissance civile se voient limités. Le mouvement se lance alors dans une nouvelle phase. Les sabotages et actions de blocage – couper l’eau ou l’électricité aux forces d’occupation, rendre inopérants les engins de chantier, interrompre le trafic sur le réseau ferré – sont reconnus légitimes par l’ensemble du mouvement populaire.
Répression et médias Le mouvement No TAV connaît une répression féroce qui s’intensifie depuis quelques années. Les procès se succèdent, les chefs d’inculpation s’aggravent, des militants se retrouvent en contrôle domiciliaire, certains sont interdits de séjour dans le Val di Susa et d’autres sont en prison. Des militants No TAV sont aussi condamnés à de très lourdes amendes. Par exemple, le 15 janvier 2014, Alberto Perino, personnage charismatique du mouvement, le maire de San Didero, Loredana Bellone, et son adjoint, Giorgio Vair, sont condamnés à payer 192.000 euros de dommages et intérêts à la société Lyon-Turin Ferroviaire, pour l’occupation, en janvier 2010, d’un terrain sur lequel des sondages géologiques devaient avoir lieu.
Cette répression est toujours suivie d’une campagne médiatique présentant les No TAV comme des manifestants violents et opposés à la démocratie. Le mouvement a été longtemps accusé de former une «association de malfaiteurs». En juillet 2013, une agitation devant les grillages du chantier est qualifiée de terroriste, selon l’article 280 bis du code pénal. En automne 2013, peu avant les arrestations des quatre inculpés, les médias italiens n’hésitaient plus à assimiler clairement le mouvement No TAV aux mouvements de lutte armée et aux Brigades Rouges.
Montage judiciaire du Parquet Les procureurs turinois Andrea Padalino et Antonio Rinaudo ont préparé l’affaire en prenant soin de ne rien oublier pour écraser les inculpés judiciairement. Les charges extrêmement lourdes retenues contre eux sont constituées en grande partie grâce à la réforme sécuritaire du 31 juillet 2005, conçue suite aux attentats de Londres et de Madrid par le ministre de l’Intérieur Giuseppe Pisanu. Cette réforme élargit la qualification de terrorisme. Elle permet à l’Etat italien de rendre désormais terroriste n’importe quel mouvement de contestation un tant soit peu important.
Ce régime empêche toute possibilité d’éviter la prison préventive. Ce qui, dans le cas de Chiara, Claudio, Niccolò et Mattia, aurait été une évidence, leurs casiers judiciaires étant vierges. Leur maintien en prison préventive est le signe que l’on cherche à établir avant tout jugement des profils de coupables. Il faut ajouter à cela qu’en tant que présupposés terroristes, toute aide juridique leur est refusée.
Le rôle de la Commission européenne Dans ce procès sont citées 132 parties civiles: des compagnies exécutant le chantier aux ouvriers présents le soir du sabotage, en passant par les régiments de carabiniers en opération sur zone. Mais ce qui doit attirer encore plus l’attention est que figure parmi elles la présidence de la Commission européenne, en tant qu’initiatrice du projet de ligne ferroviaire Lyon-Turin. Loin de dénoncer les dérives de la législation européenne contre le terrorisme, la présidence de la Commission européenne vient leur apporter une légitimité en se portant «partie lésée» dans le procès. Si les inculpés devaient être condamnés sur cette base, cela signifierait que ce jugement invraisemblable bénéficierait d’une légitimité européenne.

Utilisation de l’antiterrorisme L’utilisation de la notion de terrorisme dans ce procès s’inscrit dans la lignée d’une évolution inquiétante du droit qui dépasse le cadre strictement italien. Les attentats du 11 septembre ont servi de prétexte global pour introduire dans les différentes législations nationales une nouvelle définition du terrorisme. Avec celle-ci est créée une catégorie pénale, à la fois floue et présentée comme exceptionnelle, qui remet en cause le principe d’universalité des droits.
La notion de terrorisme est alors si large que toute forme de contestation sociale peut se la voir appliquer. On retrouve ce travers dès le Terrorism Act britannique de 2000, qui a largement inspiré la décision-cadre du Conseil de l’Union européenne du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme. L’Etat italien n’a pas jugé bon de transcrire dans son droit, ni les infractions spécifiquement visées dans cette décision-cadre, ni le préambule qui précise qu’elle «ne saurait avoir pour effet de modifier l’obligation de respecter les droits fondamentaux et les principes juridiques fondamentaux». Le caractère parfaitement vague de la nouvelle définition peut donc jouer à plein.
Dans ce procès, les quatre inculpés sont accusés de terrorisme pour avoir participé à une action collective au cours de laquelle il n’y a eu aucun blessé, ni dans les forces de l’ordre, ni chez les ouvriers du chantier, mais seulement du matériel incendié. Incendier un compresseur est ainsi interprété comme «un grave dommage pour le pays et pour l’Union européenne», en l’espèce pour avoir lésé son «image».
L’antiterrorisme est une politique mondiale, qui s’expérimente d’abord dans des cadres nationaux avant de généraliser ses innovations les plus efficaces. Depuis plus de dix ans que les législations antiterroristes sont utilisées en tout sens, dans tant de pays, pour se débarrasser de l’ennemi politique du moment, il ne suffit plus de constater une «dérive du droit» tant celle-ci s’est généralisée, tant la logique de l’exception est devenue la norme. Ici, l’accusation de terrorisme n’est évidemment pas mobilisée par l’Etat italien afin de juger des personnes ayant commis un acte illégal, mais bien afin de supprimer définitivement le mouvement populaire d’opposition au TAV.

  1. Treno Alta Velocità, équivalent de nos TGV.
  2. <proces.nt(at)riseup.net>: le document complet est disponible sur le site du Forum Civique Européen.

Le projet de TGV Lyon-Turin: bref rappel

En 1991 il a été proposé de créer, dans le cadre du lancement du réseau européen HSR, une nouvelle ligne de train à grande vitesse entre Turin et Lyon, à côté de la ligne déjà existante à travers les Alpes, en passant par le Val di Susa. Le TAV entre Lyon et Turin fait partie du projet de l’Union européenne TEN (Trans-European Network), plus précisément l’axe PP6 entre Lyon et la frontière de l’Ukraine. Le projet TEN n’impose pas de lignes à grande vitesse, mais les gouvernements français et italien se sont mis d’accord pour la réaliser avec cette technologie.
Les travaux auraient déjà dû commencer dans la deuxième moitié des années 90, mais ce sont seulement quelques structures secondaires qui ont été complétées en France jusqu’à aujourd’hui. On estime que le projet ne pourrait pas être terminé avant 2030. Il s’agit de construire deux tunnels parallèles, chacun long de 56 km, avec une profondeur maximale de 2000 mètres. Plusieurs tunnels satellites sont également prévus, chacun long de plus de 10 km. L’un devrait passer sous Turin.
Inutilité de la ligne TAV Selon les promoteurs du TAV, l’Italie serait isolée de l’Europe sans cette nouvelle ligne, mais il y a déjà une ligne ferroviaire (Turin-Modane), une autoroute et une route nationale qui traversent le Val di Susa qui a une largeur maximale de 2 km. Des TGV français utilisent déjà la ligne existante, à une vitesse réduite.
Selon les promoteurs, il y a eu une augmentation de trafic sur la ligne ferroviaire existante, mais les données pour les 20 dernières années indiquent une stagnation, avec une légère réduction depuis 2008, autant pour les passagers que pour les marchandises.
Dans sa partie alpine, la ligne ferroviaire est utilisée à moins de la moitié de sa capacité.
Une catastrophe financière Selon les estimations de 2010, le projet devrait coûter 14.000 millions d’euros, uniquement pour la partie italienne (des calculs réalisés par des organismes indépendants donnent un chiffre beaucoup plus élevé). Afin de trouver ces fonds, l’Italie devra contracter de nouvelles dettes avec les banques, alors que la dette italienne s’élève déjà à plus de 130% du PIB – elle est l’une des plus élevées d’Europe. C’est précisément cette dette qui est donnée par le gouvernement comme justification de son programme de mesures d’austérité et des réductions de services publics.
Aucune des évaluations n’indique que le revenu de cette nouvelle ligne TAV suffira à couvrir les coûts.
Un impact environnemental négatif Les travaux dureront plus de 20 ans. Des centaines de camions circuleront chaque jour dans la vallée, provoquant des émissions massives de CO2 et de poussières fines.
Il est fort probable que le travail dans les galeries polluera les nappes phréatiques, comme cela a été le cas en Toscane où sept villages ont perdu leurs ressources en eau suite à des travaux menés pour une autre ligne TAV.
Il y a de fortes probabilités que la montagne dans laquelle les deux tunnels principaux devraient être creusés contient de l’uranium et de l’amiante. Les assurances des promoteurs quant aux techniques de sécurité prévues sont vagues et contradictoires.

Dernière minute*

Juste avant le bouclage de ce numéro, nous avons reçu des informations importantes. Le 15 mai, la Cour de Cassation italienne basée à Rome a pris position sur certains aspects de l’affaire, suite à un recours déposé par les avocats de la défense. Elle n’a pas directement mis en question l’accusation de terrorisme, mais a dénoncé la légitimité des mesures préventives d’enfermement des quatre inculpés.
Par conséquent, le dur régime carcéral auquel ils sont soumis s’est vu atténué, avec l’annulation de l’interdiction de rencontrer d’autres détenus et la réouverture des parloirs avec leurs amis. D’autre part, le jugement de la Cour de Cassation a visiblement aussi eu un impact sur le déroulement de l’audience du 22 mai, car les inculpés n’ont pas été contraints de rester dans leurs cellules et il n’y a pas eu de vidéoconférence. L’audience a quand même eu lieu dans le tribunal situé à l’intérieur de la prison de Valette à Turin. Les inculpés étaient donc présents et ils ont pu voir du monde car il y avait environ 80 personnes dans le tribunal.
Ce n’est pas la première fois que la Cour de Cassation revient sur une décision du parquet de Turin, remettant en cause la légitimité de ses méthodes. Du reste, il faut savoir que l’utilisation de l’antiterrorisme dans la répression du mouvement No-TAV fait l’objet de polémiques au sein du monde judiciaire en Italie.
Il reste important d’assurer la présence d’observateurs lors des prochaines séances du procès qui auront lieu le 30 mai, les 6, 19 et 26 juin et les 3 et 16 juillet.

* Pour se tenir au courant des dernières nouvelles, trois sites en français:
<http://lyonturin.eu>, <http://notavfrance.noblos.org> et <http://notavparis.wordpress.com>.

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