ESPAGNE : Béton et Opus Dei

de Nicholas Bell, 9 mai 2010, publié à Archipel 157

Un bref séjour en Espagne m’a permis de prendre la température de ce pays, trois mois avant les élections législatives de mars 2008. Un long entretien avec Pedro Arrojo, professeur d’économie à l’Université de Saragosse et principal moteur de la lutte pour une nouvelle culture de l’eau1 m’a aidé dans ma compréhension. Les citations en italique sont tirées de cet entretien.

L’Espagne donne souvent l’impression d’être un pays marqué par la démesure. Lors d’un voyage de deux semaines en décembre j’ai pu en observer l'illustration: la tristement célèbre mer de plastique dans la province andalouse d’Almeria (sans doute la plus grande concentration de légumes industriels sous serre au monde); les millions d’oliviers s’étendant à perte de vue dans les provinces de Séville et Jaen; les milliers de grues s’activant sur les innombrables chantiers (il semble qu’environ la moitié des nouvelles constructions dans l’Union Européenne sont bâties en Espagne); les rêves de certains investisseurs de créer un immense Las Vegas dans une zone désertique d’Aragon, et des dizaines de milliers de catholiques dans les rues de Madrid pour «défendre la famille chrétienne» .

Sur le plan politique, l’ambiance est particulièrement tendue et polarisée, en grande partie en raison de l’agressivité du Parti Popular (PP) qui n’a jamais accepté sa défaite de mars 2004, quelques jours après les attentats de Madrid. L’aile dure, proche de l’église catholique, est en pleine ascension, amenant dans la rue, lors d’immenses manifestations, ses combats contre l’avortement et les mariages homosexuels, contre les tentatives du gouvernement de renforcer le secteur laïc dans l’enseignement ou de chercher une solution négociée au problème basque… Selon Pedro Arrojo, «la droite a développé toute une stratégie de tension véritablement irresponsable du point de vue institutionnel. Ils ont absolument saboté la confiance citoyenne en l’institution juridique, la police… Tout est bon pour déstabiliser. Si cela s’était passé 20 ans auparavant, dans la fragile démocratie de l’époque, on s’attendrait à un coup d’Etat imminent. C’est une attitude effrayante.»

Rupture du consensus

Durant la période de transition qui avait suivi la mort de Franco, les partis politiques s'étaient accordés pour que certaines questions ne soient pas l'objet de polémiques politiciennes. C'était le cas du terrorisme, du dossier basque et de l’immigration. On peut aujourd'hui constater la rupture de ce consensus.

«Cette attitude du PP a ramené à la surface des choses qui existaient avant bien sûr, mais un peu cachées, l’enthousiasme et l’agressivité de l’extrême droite qui est à l’intérieur du PP. L’église est de plus en plus sous l’influence de l’Opus Dei et du Vatican. Cette église qui avait un certain complexe de culpabilité du fait de son attitude sous le franquisme, redevient soudain très conservatrice et agressive envers l’Etat laïc. En usant de ses propres moyens d’expression publique, telle que radio Cadena Cope, elle se lance dans un front politique d’opposition radicale d’extrême droite avec l’aile droite dure du PP qui appelle les gens à manifester dans la rue sous n’importe quel prétexte» .

Dernier exemple: le 30 décembre 2007, une manifestation organisée par l’Archevêché de Madrid pour une plaidoirie en défense de la «famille chrétienne», avec un message du Pape transmis par vidéo-link, des vidéos de Jean-Paul II et une longue série de discours de cardinaux et d’évêques qui ont attaqué avec virulence la politique du gouvernement dans plusieurs domaines. Agustin Garcia-Gasco, le cardinal de Valencia, a par exemple affirmé que «le laïcisme radical pourrait mener à la dissolution de la démocratie» . Avant le rassemblement, les organisateurs avaient annoncé qu’ils attendaient un million et demi de personnes. Le jour suivant, ils ont carrément revendiqué deux millions, mais selon le quotidien El Pais, il n’y avait pas plus de 160.000 manifestants. Une église agressive qui envahit de plus en plus la sphère politique, mais qui, semble-t-il, aboie plus qu’elle ne mord…

El Pais 2 a un nom pour ce courant ecclésiastique: les teocons, qui veulent imposer leur vision de la société, bien qu’il ne reste pas plus de 30% de catholiques pratiquants en Espagne et que ce pays devienne de plus en plus plurireligieux grâce à la forte immigration de ces dernières années.

Même si la décision est venue officiellement du Vatican, la récente béatification de près de 500 prêtres catholiques espagnols tués par les Républicains lors de la guerre civile s’ajoute à cette ambiance polarisée. Lors de la transition, il y avait un consensus sur le fait de ne pas aborder l’histoire, de peur de fragiliser la mise en place de la démocratie. Aujourd’hui, trente ans après et pour la première fois, un grand débat est en cours sur la «mémoire historique», censé rétablir une version plus juste, rappelant qu’en 1936 il s’agissait bel et bien d’un coup d’Etat militaire contre un gouvernement élu et non simplement d’un pays qui s’était divisé en deux, avec des abus et brutalités perpétrés par chaque bord. De plus, il s’agit de jeter un regard plus lucide sur la nature dictatoriale et régressive du régime de Franco.

Selon El Pais du 7 janvier 2008, les étudiants espagnols en savent beaucoup plus sur le nazisme et les dictatures du Chili ou d’Argentine que sur la réalité de la dictature franquiste.

La loi sur la mémoire historique adoptée par le parlement national le 31 octobre 2007 vise à reconnaître les victimes du franquisme et à annuler les condamnations de démocrates par la justice franquiste. S’il reste encore des rues au nom de Franco en Espagne, les victimes de la dictature n’ont toujours pas été reconnues.

Le PP est le seul parti qui s’est opposé à cette loi, y voyant une envie de revanchisme et de confrontation. Pour comprendre l’obstination de la droite dure et de l’église à nier la réalité historique, il faut savoir qu’»au Pays Basque, les curés qui appartenaient au camp républicain ont été tués par les Franquistes. Quand on a demandé que ces ecclésiastiques républicains soient inclus dans le processus de béatification, cela a été refusé.»

L’attitude agressive de la droite a eu des conséquences particulièrement graves sur la question basque. Le PP a maintenu une position de critique féroce contre toute volonté de recherche de solution négociée. «Les extrêmes se donnent la main. D’une certaine façon, politiquement il y a eu une coïncidence ou une alliance tacite, parce que ni l’ETA ni le PP n’étaient intéressés à donner une chance au défi que le gouvernement avait lancé, avec le gouvernement basque, de dialoguer suivant l’exemple positif de l’Irlande du Nord. Le résultat est un désastre. Le processus rencontrait des problèmes, tout le monde le savait, mais on y allait. Le PP a bombardé le gouvernement en disant qu’il dialogue avec des criminels, et en organisant de grandes manifestations dans la rue. A l’intérieur de l’ETA, il y a eu des contradictions et finalement c’est la fraction la plus dure, probablement la partie jeune avec le moins d’expérience, qui s’est imposée. Cela a dynamité non seulement le parking de l’aéroport de Barajas, mais aussi l’espoir d’arriver à un dialogue pour la paix au Pays Basque.»

Une autre question qui fait régulièrement descendre dans la rue les militants de la droite nationaliste est celle de la décentralisation et des statuts des 17 communautés autonomes3. La décision du gouvernement de M. Zapatero d’accepter un statut en Catalogne qui lui donne encore plus de compétences a été très controversée. Le 29 décembre dernier, les gouvernements basque, catalan et galicien ont signé, sur la pelouse du stade d’Athletic de Bilbao, la Declaración de San Mamés , dans laquelle ils réclament la reconnaissance internationale de leur équipe sportive «nationale» respective. Tout au long de cette journée, les revendications sont devenues de moins en moins strictement sportives et les milliers de manifestants ont clamé l’indépendance. Beaucoup de gens avec lesquels j’ai pu parler pensent que cette question sera, avec l’évolution économique du pays, le point le plus sensible qui décidera le résultat des prochaines élections.

Corruption et folie spéculative

Depuis son entrée dans l’Union Européenne, l’Espagne a vécu une expansion économique fulgurante. Un secteur marqué par une folie spéculative et par une corruption généralisée est celui de la construction. Depuis plusieurs années, des entreprises promettent aux Espagnols, mais aussi à des clients du nord de l’Europe, la possibilité d’acheter des appartements et en même temps de faire des profits de 15% à 20% par an (l’augmentation annuelle des prix de l’immobilier). «C’est comme un cancer. Les gros ont beaucoup à gagner, mais les petits ont aussi de l’argent à gagner parce qu’un petit terrain qui soudain devient constructible va rapporter dix fois plus que tu attendais. Beaucoup de monde est contaminé par cette spéculation urbaine.»

Aujourd’hui, on évoque de plus en plus le risque d’implosion de la bulle immobilière. Le secteur des BTP représente 42% du PIB espagnol4. Des cercles, au-delà des seuls Ecologistas en accion , commencent aussi à dénoncer les conséquences néfastes pour le paysage et surtout le littoral de la folie des bétonneurs. 36% du littoral espagnol est déjà construit et 11% de plus est «urbanisable».

En octobre 2007, la ministre de l’Environnement, Cristina Narbona, a annoncé une «thérapie de choc pour la côte espagnole, un pacte contre l’urbanisation sauvage» 5 . Ce plan prévoit la «récupération de 776 km de côte méditerranéenne» , c’est-à-dire la destruction de milliers d’hôtels, de chalets, d’immeubles et de piscines illégalement construits dans les premiers cent mètres à partir de la plage. Mais, dans l’Espagne des communautés autonomes, les compétences du gouvernement central dans ce domaine sont limitées, et de plus la Ministre n’est que fort peu suivie dans sa démarche par ses collègues.

La preuve par excellence des contradictions encore flagrantes dans ce domaine au sein du parti socialiste est fournie par un projet totalement délirant récemment annoncé par un consortium d’entreprises anglo-saxonnes, avec l’appui du gouvernement socialiste de la région d’Aragon et du ministre de l’Industrie à Madrid. Il s’agit de Gran Scala , le plus grand projet urbanistique en Europe, dans la province aragonaise de Huesca, à l’est de Saragosse. On prévoit 32 casinos (seule Las Vegas en possède davantage), 232 restaurants, 70 hôtels, un terrain de golf, un aquapark , une population de 100.000 habitants, le tout sur 2.000 hectares de terres arides dans la zone désertique de Monegros. Le chantier devrait débuter au troisième trimestre de 2008 et durer jusqu’en 2023, devenant le plus grand complexe de loisir au monde et la principale destination touristique de la péninsule ibérique avec 25 millions de visiteurs par an. Les experts calculent que les besoins en eau d’une telle merveille seraient de 800 millions de m3 par an. Cette eau viendrait du fleuve, l’Ebre, tout proche.

Or, il faut rappeler que l’une des premières décisions des socialistes, une fois arrivés au pouvoir en 2004, était d’annuler le transfert d’une grande partie de l’Ebre (1milliards de m3 par an, donc à peine plus que les besoins de «Gran Scala») vers les nouvelles villes touristiques de la côte méditerranéenne et l’agriculture intensive pratiquée entre Valencia et Almeria. L’une des raisons données était l’urgence de protéger l’écosystème du fleuve et de son delta.

Un autre chantier gigantesque est actuellement en cours en Aragon, cette fois-ci à Saragosse, décidé par les mêmes gouvernements socialistes régional et central: celui de l’Exposition Internationale 2008 qui aura lieu dans la capitale aragonaise entre le

15 juin et le 15 septembre de cette année. Le thème de l’Expo 2008: L’eau et la durabilité de sa gestion!

«C’est une pure contradiction, ça me fait honte. On est dans un pays et dans un système où on reconnaît les arguments des mouvements alternatifs, dans la mesure où on ne peut plus nier le changement climatique, on ne peut pas nier le désastre hydrologique, ou le problème de la faim, des inégalités, on est obligé de reconnaître tout ça, mais en même temps, on continue à poursuivre cette logique de l’argent facile dans un pays qui s’est enrichi trop rapidement. Quand on s’enrichit rapidement, on perd l’intelligence collective, la sensibilité, et on en est à ce point-là.

Construire Las Vegas au XXI ème siècle avec de l’argent probablement sale, 17.000 millions d’euros, au milieu d’un désert, en faisant quelque chose d’aussi non durable que Las Vegas et, ce qui est plus grave, d’en être fier, cela me désole, comme ça me désole de voir les spéculateurs susciter encore l’enthousiasme de notre gouvernement» .

On pourrait donc penser que dans ce domaine, les élections de mars 2008 auront peu d’importance, la corruption et la folie immobilière étant une réalité chez les socialistes comme chez la droite. Cependant, il faut quand même espérer que la droite dure alliée aux évêques ne revienne pas au pouvoir. La plupart de mes «interlocuteurs» en Espagne pensent que les Socialistes obtiendront une victoire petite mais suffisante, car le PP ne fait que solidifier son électorat déjà convaincu, mais en risquant de perdre celui du centre, nécessaire à tout succès aux urnes.

  1. Pedro Arrojo a surtout mené la lutte en 2001 contre le pharaonique Plan Hydrologique National. Il a longtemps été président de la Fondation pour une nouvelle culture de l’eau www.unizar.es/fnca

  2. El Pais du 30 décembre 2007

  3. La Catalogne, le Pays Basque et la Galicie bénéficient d’un statut de «Grande Autonomie» qui leur accorde des compétences supplémentaires

  4. La revue de presse du «Blog immobilier» du 24 avril 2007

  5. El Pais, 29 octobre 2007