ESPAGNE: Dans la bulle de savon agro-industrielle

9 mai 2010, publié à Archipel 150

Almería, sud-est de la péninsule ibérique: visible paraît-il depuis la lune, une mer de plastique recouvre le paysage. Cette agriculture sous serre, en partie hors-sol et dopée aux engrais chimiques inonde de poivrons, tomates et autres courgettes le marché européen en exploitant pour cela des milliers d’immigrés, la plupart sans papiers, victimes d’un apartheid rampant.

Hassan nous reçoit dans une ferme en ruine, dont le toit est fait de lambeaux de plastique recupérés aux alentours des serres. Il y vivote en compagnie de vingt-deux compatriotes. Juste à côté, une usine de recyclage de déchets agricoles. Le thé brûle les lèvres, les mots calcinent le cœur. «Comme il n’y avait pas de boulot ce matin, je suis allé à Campohermoso (5 km à pied), mais on m’a mis dehors. Pour toi, le café c’est 5 euros, m’a dit le patron du bar.» Celui qui parle a un visage d’enfant. «Dans la serre, ils sulfatent même si on est là, sans masque.» Hassan, lui, a obtenu sa régularisation, mais il galère encore plus qu’avant. «Les patrons préfèrent embaucher des sans-papiers pour pouvoir les payer comme ça leur chante.»

Première consommatrice européenne de béton, l’Espagne est en pleine croissance. Mais à Almería, il n’y a pas d’appartements décents pour loger les plus de 20 000 immigrés dormant souvent sous des abris de fortune.

Le temps se couvre. Le nouveau local du SOC est ouvert sur la rue. Petit mais accueillant. Un Malien témoigne de la ségrégation. Ismaïla a un patron qui, après des mois de «cohabitation», persiste à l’appeler «Toi-le-Noir-là». Au soir de la première journée de débats, des cris nous ont attirés dehors. Les

voisins d’en face, une famille gitane, poussaient la chansonnette flamenca sur le trottoir. Nous nous sommes peu à peu approchés d’eux.

Federico, le porte-parole local du SOC, avait envoyé une invitation à la presse, aux partis politiques et aux administrations. À part une télé locale, pas un journaliste ne s’est présenté. Partis socialiste et communiste ont brillé par leur absence. Seuls des militants écolos sont venus se joindre aux immigrés, aux militants du SOC et aux Nordistes solidaires.

Un conseiller municipal d’El Ejido, localité produisant 40% des 1,8 millions de tonnes de produits maraîchers inondant annuellement l’Europe a fait pourtant acte de présence. Il affirme ne pas comprendre la mauvaise réputation de sa ville en Europe. Oubliant qu’elle s’est rendue célèbre par les pogroms anti-marocains de février 2000 où, excitée par le maire (Parti Populaire, droite dure) et la télé locale, la foule avait incendié logements, commerces et véhicules appartenant à des Maghrébins. Les accords signés à l’issue de la grève des journaliers lancée en réponse à ces émeutes racistes n’ont pas été suivis d’effet. Le gouvernement régional, qui devait construire des logements pour les immigrés, déclare que la mairie n’a jamais voulu céder le terrain nécessaire, et la mairie renvoie la balle prétendant que les terrains proposés sont trop près du centre, ce qui pourrait provoquer d’autres troubles. Traduire: mieux vaut les laisser croupir dans leurs taudis au milieu des serres. Quand Laaroussi, militant marocain du SOC, met en doute la bonne foi de l’élu, celui-ci abandonne l’attitude conciliante qu’il a réservée aux Européens pour reprendre le ton agressif que les gens du coin lui connaissent.

Mais sa présence, autant qu’une tentative d’intimidation, traduit une inquiétude. Les campagnes de boycott en Suisse, en Autriche et en Allemagne (qui reçoit 30% des exportations, la France 20%) semblent le préoccuper. Viseras, un colosse au front bas, nous balance des concepts séduisants: agriculture intégrée, terrains de golf arrosés avec les eaux usées... S’il est là aujourd’-hui, c’est parce que les plus clairvoyantes des brutes qui gèrent ce chaos agro-industriel se rendent compte que la crise approche. Les nappes phréatiques sont empoisonnées et s’épuisent, les immigrés s’enfuient dès qu’ils en ont la possibilité, l’endettement des agriculteurs et le dopage chimique des plantations hors-sol mènent toute la région à la catastrophe.

En réponse, Nicolas Duntze, de la Confédération paysanne, décrit l’agriculture locale comme un univers concentrationnaire et prévient qu’un ravalement de façade bio (comment faire du bio dans un environnement pourri?) ne remettant pas en cause ces rapports de production néo-esclavagistes ne ferait que retarder et aggraver un effondrement inévitable. Jorge Viseras hausse les épaules et prend note dans son calepin.

Les interventions se poursuivent. Maribel, affiliée dominicaine: «La presse est la pire ennemie des immigrés. Si un Marocain commet un délit, on cite son nom complet, pour souligner son origine. Si c’est un Espagnol, on ne met que les initiales.» Javier, militant de Cordoue: «On a fait une campagne d’information sur les droits des travailleurs pendant la dernière récolte des asperges. On a envoyé un communiqué et Europa Press nous a appelés pour savoir si nous avions des problèmes avec les immigrés. On leur a répondu que non, qu’on se serrait les coudes, qu’on partageait les voitures pour se rendre sur le lieu d’embauche, que le problème c’est le patron qui ne respecte pas la convention collective. Aucun journal n’a repris la dépêche. Si on avait dit que les étrangers étaient sales et qu’ils venaient nous voler notre pain, ils en auraient tartiné une pleine page!»

La zone des serres incarne un Far-West brutal. Brutalité des techniques employées pour tirer d’un terrain aride un maximum de profit (un produit chimique comme le bromure de méthyle, interdit en Europe mais autorisé par dérogation spéciale pour les fraises de Huelva, par exemple). Brutalité des pressions du marché sur les exploitants agricoles. Brutalité des rapports sociaux et des conditions de travail (l’année dernière, le campement où logeait notre ami Fofana a été brûlé lors d’une équipée raciste, et lui et ses copains ont été relogés par la mairie dans une ancienne porcherie). Brutalité de l’activité humaine sur des ressources naturelles juste bonnes à être pillées. Avec une dizaine d’Africains, nous sommes allés nous balader dans le parc naturel tout proche: leur présence a eu un effet revigorant, en ces lieux dédiés au tourisme cool. Chacun découvrant l’envers de son décor… Le jeune Karim m’a dit que si j’aimais le Maroc, c’est que je connaissais mal son pays. «Un pays maudit si tu es pauvre!»

Le soir, au plus fort de la fête d’inauguration, le Gitan d’en face a appelé la Guardia civil pour tapage nocturne. La patrouille s’est déployée autour du local, les clandestins interrompant leur danse. Mais sans doute soucieux de ne pas priver de main-d’œuvre les forces vives de l’économie locale, les képis se sont retirés après les sommations d’usage. Le Gitan est venu s’excuser: sa femme n’arrivait pas à endormir le petit dernier. Il a fini par boire et danser avec nous jusqu’à la fermeture.

Maribel a initié les plus timides aux secrets de la bachata . Avec l’ivresse, les peines ont refait surface: crises de larmes et vomissements. Hassan m’a parlé de l’amour perdu qui le retient ici. Une Marocaine qui bossait avec lui dans les serres. Ses parents lui ont refusé sa main et l’ont mariée à un gars qui avait une voiture et 6000 euros de dot. L’humiliation et la rage d’Hassan lui ont gâché la soirée, il s’est embrouillé avec le Gitan. «Moi j’ai des papiers!» «Moi aussi, con d’Espagnol!» Il a fallu les séparer. Le lendemain, nous avons repris la route vers la plaine du Guadalquivir, fief de Cayetana Fitz-James Stuart, duchesse d'Albe, ainsi que d’autres propriétaires terriens avec ou sans particule. Ce régime latifundiste est un héritage direct de la Reconquista sur les Maures. De grands domaines d’agriculture et d’élevage extensifs, gavés de subventions européennes. C’est là qu’est né le SOC. « Les actions du syndicat apparaissent rarement dans les journaux», s’amuse Diego Cañamero, secrétaire général. « Mais quand l’an dernier on a occupé une hacienda de la duchesse, on a eu les honneurs de la presse people!» Cette duchesse a reçu récemment du gouvernement régional (socialiste) la médaille de Citoyenne d’honneur. Des membres du SOC sont venus manifester leur désaccord et la dame les a traités de «délinquants dont je me fous pas mal». Un tribunal vient de la condamner à 6000 euros d’amende pour «injure péjorative»…

*CQFD = Mensuel de critique et d'expérimentation sociales, BP 70054,

13192 Marseille Cedex 20

Tél./fax: 04 91 90 25 04

www. cequilfautdetruire.org

Un syndicat pas comme les autres

Le Sindicato de Obreros del Campo d’Andalousie est né dans les gros bourgs du Guadalquivir, réservoirs à main-d’œuvre des haciendas. Son antécédent direct, ce sont les commissions clandestines de journaliers, qui lancèrent des dizaines de grèves des bras croisés pendant les dernières années de la dictature franquiste. Ses racines sont multiples: certains de ses fondateurs étaient des curés ouvriers, entourés de comités de «chrétiens de base», proches de la théologie de la libération née en Amérique latine. Certains étaient membres du maoïsant Partido del Trabajo. Et d’autres venaient de l’anarcho-syndicalisme. La base était composée de sans-terre alternant journées de travail dans les haciendas, braconnage et émigration plus ou moins temporaire.

Ce qui fait l’originalité du SOC, c’est son ancrage local, à partir d’assemblées de villages jouissant d’une large autonomie. Ces assemblées ont été la base d’un pouvoir réel dans de nombreuses localités, jusqu’à permettre la conquête de la mairie (à l’heure actuelle, six mairies sont gérées par des listes émanant du syndicat). Comme une réminiscence des anciens athénées libertaires, des centres ouvriers ont été construits par des brigades de volontaires. Ils servent de siège à la section syndicale, de lieu de réunion, de bar, de bibliothèque… À El Coronil, une affichette est apposée à côté du comptoir, demandant de ne pas servir d’alcool pendant les AG: «L’assemblée, c’est l’âme de la classe ouvrière».

Autre particularité: le SOC a été à l’origine de la création de plusieurs coopératives de production, avec une tendance de plus en plus affirmée vers l’agriculture biologique. À Marinaleda, la coopérative d’El Humoso (plusieurs centaines d’hectares obtenus après occupation répétée de terres sous-exploitées par les latifundistes), a permis d’en finir avec la misère dans la localité. À tel point que les patrons alentour paraissent mendier lorsqu’ils viennent au bar du syndicat pour y trouver des bras. Belle revanche après des décennies de chômage endémique où les contremaîtres venaient recruter «au doigt» et à la journée sur la place des villages!

Aujourd’hui, la mécanisation, le boom immobilier et l’emploi massif d’immigrés dans l’agriculture sous serre ont déplacé les ouvriers agricoles andalous. Beaucoup se sont reconvertis dans les métiers de la construction. Tout aussi précaires, mais mieux payés. Le mérite du SOC aura été d’éviter toute dérive identitaire et de tenter d’inclure les travailleurs étrangers dans ses files.

Son caractère non corporatiste a aussi amené le SOC à se mobiliser contre les OGM. Ce 1er mai, une manifestation s’est rendue jusqu’à un entrepôt-laboratoire de Monsanto, enveloppant le site de plastique noir et promettant que les actions futures seraient… moins symboliques.

N.A.

Contrat amer

Les exploitations agricoles, prises à la gorge par la concurrence internationale, les banques, les semenciers, l’industrie agrochimique et la grande distribution, n’ont plus qu’un levier à portée de main pour amoindrir les coûts de production: la pression exercée sur leurs employés. L’employé idéal est dépourvu de droits, invisible, mal logé dans des taudis cachés au milieu des champs de serres.

Il est de notoriété publique que l’industrie maraîchère d’Almería et les fraises amères de Huelva ne prospèrent aujourd’hui que grâce à ses ouvriers sans papiers, fraîchement débarqués du détroit de Gibraltar et prêts à accepter un infra-salaire, un taudis sans eau, un travail dans un air nocif et confiné et des heures supplémentaires non payées. Mais la mauvaise publicité qu’occasionne cette évidence comptable est dommageable au service marketing. On s’efforce alors de prouver que le marché local du travail se normalise. L’avenir est aux «contrats d’origine», contrats nominatifs signés au pays par un travailleur qui ne vient ici que pour le temps d’une récolte. En France, on appelle cela un contrat OMI, et des centaines de Marocains ou Tunisiens y goûtent depuis des années sans jamais avoir droit ni à l’ancienneté, ni aux Assedic.

Après «tous ces problèmes» avec la main-d’œuvre marocaine, trop vindicative, les employeurs andalous sont allés chercher des Équatoriens, des Colombiens, des Bulgares, des Roumains. «Eux au moins sont chrétiens.» Mais les conditions sont telles que même les femmes roms de Roumanie rechignent à parfois faire le voyage et on a du mal à remplir les quotas. On va donc chercher des femmes marocaines…, avec contrat d’origine. Femmes mariées ou au moins avec enfants à charge, pour s’assurer qu’elles retournent au bled à la fin de la saison. Mais voilà qu’apparaissent des sergents recruteurs peu scrupuleux, qui vendent à prix d’or ces pauvres contrats. Parfois à un prix plus élevé que le salaire que va gagner le saisonnier ou la saisonnière au cours de la récolte. Ce qui semble prouver - et les États marocain et espagnol sont au courant, affirmait avec véhémence Rachid el Canario lors de l’inauguration du local de Níjar- que ces contrats sont en fait des clés pour un passage sans visa moins dangereux que la traversée du détroit en barque.

Ces contrats ne sont que l’habillage administratif d’une même précarité. Le patron peut toujours imposer ses conditions: si le saisonnier bronche, il est sûr de ne pas revenir l’an prochain. Si au contraire il redresse la tête et fait valoir ses droits, il choisit au même instant de ne plus retourner chez lui et de basculer dans la clandestinité. Retour à la case départ.

Les frontières Schengen ne sont pas là pour être imperméables, mais pour doser à volonté - selon les besoins du marché - la pression exercée sur la masse des esclaves.

N.A.