EUROPE Turquie: l?adhésion oui ou non

4 avr. 2005, publié à Archipel 122

L’Union Européenne est sous pression, elle doit fixer jusqu’au 4 décembre une date pour le début des pourparlers avec la Turquie. On a recherché désespérément des raisons pour repousser encore une fois l’échéance, car les conséquences d’un refus par la population européenne seraient incalculables. Werner van Gent 1, correspondant pour l’Europe du Sud-Est de la radio nationale suisse, donne dans une interview avec Gabi Peissl son point de vue sur la situation actuelle en Turquie dans un entretien pour l’émission «L’Europe d’en bas» 2.

L’éventualité de l’entrée de la Turquie déclenche à travers les partis politiques une crise européenne d’identité. D’ailleurs cette question n’arrive pas sur la table du jour au lendemain. Pour mémoire, en 1959 la Grèce et la Turquie déposent leur demande d’adhésion à la CEE, que cet ancêtre de l’UE examine avec bienveillance. En 1963 déjà, la Turquie devient membre associé, 10 ans plus tard est signé un protocole additionnel pour accélérer l’intégration économique dans le but explicite de devenir membre à part entière. Seuls des cercles de gauche et des organisations de défense des droits de l’homme dénonçaient la situation sous le régime militaire, pendant que les contacts économiques continuaient à se nouer tranquillement. Entre-temps, le contexte a changé.

Gabi Peissl: Le «club des chrétiens», c’est ainsi que les opposants turcs à l’entrée de la Turquie appellent l’UE, protège son chaudron contre les «cultures et religions étrangères», on voit qu’en Europe on aime bien habiller les préjugés racistes. Dans les débats actuels, de nombreux clichés remplissent les journaux, mais bien peu d’informations filtrent. Par exemple, on parle peu des répercutions de l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, et de son Parti pour la Justice et le Développement.

Werner van Gent: Elle a eu des répercussions. Je crois que c’est le premier gouvernement qui a pris au sérieux son entrée dans l’UE et a tenté de réaliser des réformes. Plusieurs lois qui étaient en complète contradiction avec la constitution européenne ont été abrogées et la cour de sûreté de l’Etat abolie. La question est seulement de savoir ce qui les a remplacées et là, c’est un point d’interrogation. Mais dans l’ensemble, il faut dire que la Turquie est beaucoup plus proche de la société civile depuis deux ans que durant les vingt dernières années.

GP: Ces questions sont-elles également importantes pour les Turcs eux-mêmes, ou bien sont-elles abordées seulement dans la perspective des négociations pour l’entrée dans l’UE?

WvG: Des journalistes ont aussi posé cette question en Turquie – font-ils cela pour contenter Bruxelles ou pas? Et bien sûr, disent les Turcs, nous réalisons ces réformes en première ligne pour nous, et nous les mènerions à terme même sans demande d’adhésion à l’UE. Mais je crois qu’il est clair que la question de l’entrée a énormément accéléré le processus, et qu’elle a également affaibli le camp des anti-européens. Et ce camp est principalement constitué par les militaires et les bureaucrates à Ankara, c’est-à-dire la Turquie officielle.

GP: Ces cercles sont peut-être passés en arrière-plan, mais ils n’ont pas disparu, ni tout l’ancien système avec. Il en reste des vestiges, ce n’est pas en deux ans qu’une société peut se renouveler tellement en profondeur.

WvG: C’est vraiment une question de société. Par exemple, le Conseil National de Sécurité est, selon la constitution, un organe consultatif. Mais ce comité avait toujours eu le dernier mot dans tous les domaines de la sécurité comme pour les questions importantes de politique étrangère ou de défense. Et dans cet organe, les militaires avaient la majorité. Maintenant ils ne l’ont plus, et ce qui me semble beaucoup plus important, c’est que les gens ne réagissent plus en obéissant par avance comme le souhaitent les militaires. Autrefois, on attendait simplement que les militaires du Conseil National de Sécurité se prononcent sur une question, et on l’acceptait sans discussion. Ce n’est plus le cas, mais cette attitude perdure, comme vous le remarquez justement. Il faut vraiment voir cela comme un développement de la société. Globalement, on s’éloigne de plus en plus – à mon avis – de l’influence absolue des militaires.

GP: Un argument important dans la discussion actuelle est la violation des droits de l’homme, en particulier à l’encontre des Kurdes. Est-ce que ce thème apparaît dans le débat public en Turquie?

WvG: Ce thème est présent, et beaucoup a été fait concernant la question kurde, mais pas assez bien sûr. Il y a peu de temps, Verheugen, le commissaire à l’élargissement, s’est rendu en Anatolie du Sud-Est et il a été choqué par la situation, le sous-développement économique, et le fait que les Kurdes ne sont toujours pas totalement libres de circuler et de s’exprimer. Ensuite naturellement, cela a été évoqué dans les grands médias, lors de débats télévisés. Et chacun était un peu choqué qu'il faille encore discuter de ce thème.

GP: J’ai trouvé un recueil de textes ayant pour titre «La Turquie et l’Europe» 3. On y parle d’un procès à Diyarbakir intenté par des paysans kurdes – je crois qu’il a débuté en septembre 2003 – pour réclamer des dédommagements pour la destruction de leurs villages. Cela aurait été inimaginable il y a quelques années.

WvG: C’est absolument vrai. Nous sommes allés également à Diyarbakir l’an passé, et nous avons parlé avec les avocats et les paysans impliqués en tant que plaignants dans cette affaire. Ils ont effectivement porté plainte contre l’Etat qui avait détruit leurs villages. Maintenant les tribunaux doivent décider si c’était effectivement le cas, ce qui a toujours été nié jusqu’à présent. C’est vraiment une situation totalement nouvelle. Les paysans ont déjà remporté quelques succès et la possibilité – s’ils n’obtiennent pas raison – de pouvoir continuer la procédure au niveau européen les a beaucoup aidés et confortés.

GP: Qu’en est-il de l’utilisation en public de la langue kurde? Il ne s’agit pas seulement de l’enseignement dans les écoles mais aussi du droit de disposer de médias en langue kurde. Y a-t-il une amélioration dans ce sens?

WvG: Sans aucun doute. Sur la radio, certains programmes sont diffusés en Kurde. Le début en fut très timide – là aussi, il ne faut pas s’attendre à trouver tout de suite des programmes 24 heures sur 24 en kurde. Le simple fait que le Kurde soit pris en compte officiellement était encore inimaginable il y a cinq, six ou dix ans. Et je crois que dans ce domaine, les choses vont encore évoluer.

GP: Dans la discussion ici en Europe, on prétend souvent qu’on ne connaît pas la culture turque, qu’elle nous est étrangère. Ce n’est pas tout à fait vrai. En Europe vivent depuis plus de 40 ans des Turcs qui ont contribué substantiellement au bien-être européen. Ces gens savent naturellement aussi qu’on peut être un citoyen de deuxième classe en Europe. Est-ce que c’est un thème en Turquie, est-ce que les Turcs savent dans quoi ils s’embarquent en voulant adhérer à l’UE?

WvG: C’est presque un thème tabou, un thème terriblement gênant, parce que les Turcs reçoivent une éducation très fortement marquée par le nationalisme. Tout le système de formation est basé sur le fait que la nation turque est la plus importante du monde. Quand ils vont en Europe ou dans un autre pays et qu’ils voient que les choses sont perçues tout à fait autrement, cela crée de grandes tensions. Je ne sais pas si les travailleurs émigrés en Europe ont joué un rôle dans ce sens mais par contre, la Turquie depuis quelques années est devenue un lieu important de villégiature. Cela a influencé positivement l’image de la Turquie en Europe. Quand les Européen arrivent à Istanbul, ils voient qu’il ne s’agit pas d’un pays de deuxième classe, qu’il y a tout ce qu’on peut trouver à la maison. Du point de vue du développement et de la culture, il se passe également beaucoup de choses, et on a une tout autre image du pays.

GP: Ici on écrit souvent dans les médias que si on ne fixe pas maintenant une date pour le début des négociations d’adhésion, ce serait un grand recul qui mènerait à l’isolation de la Turquie. La Turquie est-elle vraiment isolée? N’a-t-elle pas dans son environnement – avec les pays voisins – d’autres options que l’UE?

WvG: Non, je crois que la Turquie n’a pas d’autre alternative que l’Europe. Les relations avec le monde arabe sont chargées historiquement. Les pays arabes sont beaucoup moins avancé dans le domaine de la démocratie que la Turquie. Des tensions historiques jouent toujours un rôle, et il en est de même avec la Russie et les pays du Caucase. Je pense que du point de vue économique, il n’y a pas non plus d’alternative à l’Europe. Bien sûr, une partie de la classe dominante à Ankara a joué avec cela et dit: nous sommes un pont, nous pouvons regarder vers l’Est, ou bien nous pouvons nous serrer un peu plus près des Américains. Mais on a vu l’an dernier, avant la guerre d’Irak, que ce n’est en vérité pas réaliste. Pour la Turquie, l’Europe est la seule option pragmatique et je crois que pour l’Europe également, la Turquie – même si cela ne va pas sans poser quelques problèmes – représente un élargissement très important.

GP: Les partisans de l’entrée se réfèrent à des promesses et des traités anciens qui ne permettent pas d’autre pas logique que le commencement des négociations pour l’adhésion. Pourtant transparaissent très clairement des réticences. Est-ce qu’on s’en rend compte en Turquie, et qu’en fait-on?

WvG: En effet, elles sont perceptibles, et on réagit de façon sensible. Car on pense que ce qui est promis est promis, et qu’on doit s’y tenir. Les Turcs disent qu’ils font tout ce qu’on leur a demandé à Copenhague – si c’est juste ou pas, c’est une autre discussion. Mais supposons que la Turquie remplisse tous les critères, alors il n’y aura aucun motif légal lui interdire l’entrée. Voilà pourquoi la Turquie ne peut pas comprendre les arguments culturels ou religieux qui sont avancés. D’autre part il faut dire que la balle n’est pas dans le camp de la Turquie. C’est une question d’identité des Européens, jusqu’où on veut encore élargir l’Europe. Et là il est bien sûr gênant de lancer cette question seulement maintenant, et de ne pas l’avoir fait plus tôt – il y a des années – quand ont commencé les négociations d’adhésion.

GP: Quels thèmes doivent être discutés, ou quels sujets faut-il aborder pour affaiblir le camp du refus?

WvG: Tout d’abord, vu de la Turquie, il y a quelques exemples: on a discuté récemment si l’adultère devait être poursuivi en tant que délit, comme il est prescrit dans les lois islamiques. Heureusement le gouvernement a abandonné ce projet. Günter Verheugen a signalé que cela n’aiderait pas à lutter contre les réticences à l’encontre de la Turquie. Il y aura toujours en Turquie des forces qui ne comprennent pas ce que signifie vraiment l’Europe, comme par exemple quelles sont ici les valeurs de la société civile. Par ailleurs, la majorité est prête en Turquie à prendre part à ce projet. La question est que, en Europe, on se rende compte de l’énorme bond en avant pour le développement que cela pourrait signifier.

Du côté européen, il faudrait essayer de réduire les peurs qui sont liées par exemple au foulard – c’est à mon avis un profond symbole idéologique et culturel, et non pas en première ligne un symbole religieux. Je trouve le débat sur cette question en France un peu inquiétant, parce qu’on y a perdu le recul nécessaire. Je pense qu’il faudra que cela soit à nouveau discuté, et je ne sais pas si on en aura le temps, car en décembre doit sortir un oui, ou un non aux négociations pour l’adhésion.

  1. Werner van Gent a écrit plusieurs livres entre autres «Parfum de l’horreur – la guerre humanitaire au Kurdistan et au Kosovo»

  2. no. 52 octobre 2004, émission réalisée par le FCE-Autriche

  3. Par Claus Leggewie,

aux éd. Suhrkamp