EX-YOUGOSLAVIE:Quelle bêtise de ne pas avoir sauvé la Yougoslavie ! Deuxième partie

12 avr. 2005, publié à Archipel 126

Cet article a été publié dans l’hebdomadaire berlinois Freitag. Il s’agit d’une interview avec le cinéaste Zoran Solomun * réalisé par Marina Achenbach. Née à Zagreb, elle a vécu jusqu’en 1957 en RDA, puis en RFA. Elle est depuis 1990 journaliste à Freitag.

Freitag: On réussit toujours à trouver un slogan qui suscite l’adhésion, mais dans la réalité on fait tout le contraire! Je pense à la «Révolution anti-bureaucratique» menée par Milosevic à la fin des années 80 au sein du PC serbe. Sur le coup, elle a suscité un véritable enthousiasme – et grâce à ce mot d’ordre, Milosevic a pu placer ses gens dans l’appareil du parti.

Zoran Solomun: Après la révolte étudiante de 68, Tito a laissé entendre en quelques mots comment serait traitée la question nationale à l’avenir. Il a dit, pour la première fois: «Je suis Yougoslave, mais je suis aussi Croate». Il savait très bien à qui le message s’adressait. La première vague nationaliste en Yougoslavie, le «printemps croate», date de 1972. Tito a mis fin à ce mouvement avec une sévérité démesurée, tout en récupérant ses idées qu’on a retrouvées dans la nouvelle constitution yougoslave de 1974.

Les communistes yougoslaves ont donc joué avec le feu? C’est déjà arrivé dans l’histoire, mais comme toujours c’est difficilement concevable.

Les personnes compétentes étaient âgées. Elles tenaient leur autorité davantage de la guerre de libération des partisans de 45 que des idéaux communistes, une autorité qui ne s’est pas reportée sur la génération suivante. En réalité, seuls les libérateurs, les partisans, avaient la légitimité pour gouverner le pays. Avec leur mort, ce fut la fin du système. Et on en était justement là lorsqu’en Serbie, la plus grande des républiques, un Milosevic a renoncé à l’option yougoslave.

Les communistes yougoslaves ont vu leur ennemi dans le nationalisme. Quand il s’est affaibli, ils ont contribué à sa régénération afin de pouvoir se définir comme son contraire. Finalement il n’est resté qu'une alternative: l’option communiste ou l’option nationaliste. Et c'est la communiste a eu le dessous.

Cela a coïncidé avec la fin de l’Union Soviétique – il faudrait tenir compte de ce parallèle.

Oui, au début ni Tudjman ni Milosevic n’avaient pensé qu’en Europe on pourrait changer des frontières! Ils ont joué au poker. Quand ils ont remarqué que ça devenait sérieux, ils sont passés à l’ennemi d’hier. En l’espace de six mois les communistes se sont changés en nationalistes. Et les nationalistes serbes et croates ont voulu se partager la Bosnie. C’était la porte grande ouverte à la guerre.

J’ai eu l’impression à l’époque que la Yougoslavie avait été «livrée à la curée» par l’Allemagne, par l’Europe de l’Ouest en général. On a fait miroiter des promesses qui ont fait leur effet dans les républiques de la Fédération. En Allemagne, l’ambiance a soudain changé: plus personne ne défendait la Yougoslavie. L’injure suprême, c’était «Yougo-nostalgique». Et on se dépêchait d’ajouter: c’est un Etat artificiel, Tito a pressé un couvercle sur la marmite, dedans c’était toujours en ébullition, la Yougoslavie n’a pas d’avenir, elle doit disparaître. Et c’est mieux comme ça.

Je ne veux quand même pas dire que les causes de la désintégration sont extérieures. J’ai vu comment ma famille, des voisins, des amis ont rejoint le troupeau des nationalistes. J’ai vu avec stupéfaction, avec angoisse, en état de choc, que ça allait comme sur des roulettes. La population n’avait à ce moment-là aucune envie de conserver la Yougoslavie.

Tout le monde sentait que l’air du temps était aux petits Etats nationaux, du moins c’était mon impression, pour pouvoir être rattachés à l’Europe de l’Ouest, et obtenir des récompenses. Mais ce qui est étrange, c’est que plus tard, au cours de mes voyages, je n’ai rencontré que des gens horrifiés par la destruction de la Yougoslavie.

C’était une minorité.

Dans le train, dans le car, dans les files d’attente, ce discours revenait comme une litanie. Je n’ai pas arrêté de rencontrer des gens qui voulaient garder la Yougoslavie. C’est peut-être moi qui ai éveillé cette émotion en eux. Mais ils ne trouvaient pas de caisse de résonance autour d’eux – il se passait quelque chose qu’ils ne pouvaient pas arrêter.

Malheureusement je l’ai vécu autrement, et je n’arrêtais pas de me demander: comment est-il possible que des gens agissent aussi ouvertement contre leur propre intérêt? Les objectifs de l’élite étaient faciles à deviner. Mais pourquoi les gens ont-ils suivi? Ils ont perdu – excepté peut-être en Slovénie. Ils auraient dû savoir que malgré ses crises, la Yougoslavie était une structure étatique qui leur était utile; que des Etats aussi petits auraient encore davantage de problèmes économiques; qu’une guerre n’apporte que souffrance, déchéance et pauvreté! C’est resté pour moi une énigme.

Une autre énigme: pourquoi tant de cruauté?

Pour produire une guerre, il fallait diviser les gens, c’est pourquoi on a envoyé des tueurs dans les villages, ils ont assassiné et provoqué une réaction en chaîne. Je suis toujours surpris par cette question souvent posée: y a-t-il des guerres sans déshumanisation? La notion de cruauté extrême est inscrite dans l’image des Balkans sauvages, lointains et différents.

En septembre 1991, pendant les nuits de pogrom à Rostock, en ex-RDA, quand la racaille a incendié des appartements de Vietnamiens, j’ai vécu la chose suivante: dans un magasin, une femme m’a demandé d’où je venais, et s’est exclamée avec horreur «c’est inimaginable ce qui se passe là-bas! Cette brutalité, cette cruauté!». Voulant relativiser, j’ai dit «oui, mais vous avez vu ce qui s’est passé il y a deux jours à Rostock?». Là elle s’est vexée, et s’est écrié «mais ça n’a rien à voir!».

Nous sommes revenus en Allemagne. Pensez-vous que les Allemands étaient complices de ces guerres?

Jamais je ne tiendrai Genscher et Kohl pour responsables de la destruction de la Yougoslavie, même s’ils se sont empressés de reconnaître les Etats slovène et croate. Je leur reproche autre chose, c'est l’argument que la Yougoslavie n’était qu’une construction artificielle. Qu’est-ce que ça veut dire? Chaque Etat est une construction. Dans cette optique, quelle est la différence entre l’Allemagne et la Yougoslavie? Je pense que les hommes politiques occidentaux sont dépourvus des instruments intellectuels leur permettant d’appréhender une culture politique indépendante des attaches nationales. Dans leur cœur, ils ne comprennent pas ce qu’est une société multinationale. La pensée nationale est non seulement leur identité, mais aussi leur moyen de domination efficace qu’ils ne sont pas prêts à abandonner. Aujourd’hui ils parlent même de l’Europe multiculturelle, mais je suis persuadé qu’ils ne savent pas de quoi il s’agit.

L’économie peut largement se passer du national.

Elle le fait déjà depuis le XVème siècle. Mais les idéologues, les chefs d’Etat ont une structure mentale façonnée par le nationalisme qui limite leur entendement. C’est pourquoi ils n’ont pas sauvé la Yougoslavie. L’Europe n’aurait jamais dû permettre qu’une guerre ait lieu sur son territoire alors qu’elle avait la chance de ne pas en avoir connu depuis cinquante ans. On commençait peu à peu à réaliser que c’était magnifique, et que les traumatismes des guerres pouvaient disparaître un jour. L’Europe a perdu cette chance, je trouve ça complètement autodestructeur. Conserver la Yougoslavie aurait été une occasion formidable de relativiser le principe national. Cette constellation d’Etats était unique en Europe, aujourd’hui il n’y en a plus.

Comme vous nous l’avez raconté à propos des communistes yougoslaves, l’Europe occidentale semble saper elle-même ses propres fondements!

En tout cas ses hommes politiques, pour la première fois dans l’histoire, ont autorisé les Etats-Unis à s’établir en tant que puissance dans les Balkans, qui étaient jusque là du ressort de l’Europe. Les Américains sont venus, ont terminé la guerre et sont restés. Aujourd’hui ils ont au Kosovo une des plus grandes bases militaires du monde. Ils contrôlent militairement la région. Je crois que les spécialistes américains le savent très bien: les nationalismes permettent de contrôler l’Europe. Pourquoi ne pas utiliser un mécanisme aussi parfait? Et les hommes politiques européens sont si bornés qu’ils font avec.

On aurait pu tout de suite admettre et intégrer la Yougoslavie en tant que telle dans l’Union Européenne. Ca n’aurait pas été facile, mais dans l’intérêt européen.

La Yougoslavie aurait dû être sauvée comme une sorte de modèle pour l’Europe?

Oui, comme un principe, un exemple. La tradition plurinationale s’est perdue en Europe après la première guerre mondiale, à la chute de l’empire ottoman et de la monarchie des Habsbourg. A ce moment-là, cette tradition s’est révélée être une option politique plus faible que la tendance nationale. Cette dernière a eu le dessus. Mais une faiblesse passagère est-elle la preuve qu’il s’agit du plus mauvais choix? L’empire ottoman n’était pas un modèle libéral, mais il a fonctionné comme structure étatique pendant des siècles, avec une communication entre les différentes religions bien meilleure que dans les pays de l’Europe de l’Ouest.

Peut-on s’imaginer l’horreur que seraient des Etats ethniques? La Croatie est ethniquement pure, la Slovénie aussi, alors il faut avoir une Albanie, une Serbie, etc. Il aurait fallu rénover le modèle yougoslave et chercher des solutions actuelles. Comment l’Europe peut-elle fonctionner si le principe des Etats-Nations continue à prévaloir? Pour moi le projet européen est voué à l’échec.

Les Etats-Nations sont issus du système capitaliste, l’un va avec l’autre – ils sont inséparables.

On peut effectivement supposer que la république yougoslave devait tout simplement faire ce pas pour avancer sur la voie du capitalisme néo-libéral. Elle était obligée de se transformer en plusieurs Etats-Nations.

Revenons à votre expérience yougoslave. Vous avez dit tout à l’heure: «Nous ne nous sommes pas tolérés, nous avons communiqué.»

Oui, je veux parler d’un échange véritable entre les différentes cultures et langues. Ce n’était pas limité à une élite, mais ça se passait sur un niveau plus large et c’était une expérience libératrice. Je crois que les gens sont disposés à se mélanger, à condition que les portes soient ouvertes et qu’ils n’en soient pas empêchés par des tabous, des interdictions et des barrières sociales. En Yougoslavie, c’était une évolution authentique et une expérience émotionnelle forte, c’était un enrichissement autant qu’une sécurité. Quand je suis tombé amoureux d’une femme de Berlin et que je l’ai invitée à venir en Yougoslavie, je l’ai emmenée d’abord à Ljubljana, puis à Zagreb, et ensuite à Belgrade, Je voulais lui montrer d’où je viens et toute notre richesse humaine. Je n’étais pas le seul à le ressentir, beaucoup d’autres le pensaient aussi. Les fascistes serbes et croates voulaient nous diviser à nouveau et nous caser dans des catégories nationales.

Vous allez régulièrement à Belgrade. On dirait toujours que là-bas vous récupérez les forces que la vie d’ici vous prend. Comment voyez-vous la Serbie aujourd’hui?

J’éprouve toujours un grand regret pendant ces voyages. Une société ouverte, une culture politique, constituées au prix d’un grand travail au cours des XIXème et XXème siècles, ont été anéanties par le nationalisme, les guerres et l’isolement. Dix ans d’embargo ont maintenu Milosevic au pouvoir. Cela aussi était un crime. L’OTAN et les Etats-Unis l’ont utilisé comme il a lui-même utilisé le foyer de conflits du Kosovo. Milosevic n’était pas contre l’OTAN, comme ici beaucoup semblent le croire. Il a joué le jeu aussi longtemps qu’il l’a pu, comme Saddam Hussein. Tous deux savaient qu’on avait besoin d’eux comme ennemis, ils ont accepté ce rôle et l’ont utilisé. Avec le boycott de la Serbie, les Européens de l’Ouest et les Américains ont traumatisé toute une génération. On le sent partout à Belgrade: une société relativement ouverte est devenue autiste.

Dans le train de Belgrade à Zagreb, il y a un an, j’ai vu un jeune homme qui gardait la tête appuyée sur la vitre pour regarder intensément le paysage, les gares, comme s’il voulait s’en imprégner. Il était étudiant, et c’était son premier voyage en Croatie.

Tous ces pays – la Slovénie, la Croatie, la Bosnie, la Serbie, le Monténégro, la Macédoine – sont de petits pays: ils sont petits dans la tête des gens, dans leur esprit, pas seulement par leur géographie. Il s’est passé avec eux quelque chose de partiellement irrationnel. Il leur manque quelque chose, ils sont comme des pièces détachées, incomplets. Les gens le ressentent. Aujourd’hui, en Slovénie, un Belgradois est salué cordialement. En Croatie aussi, malgré la forte identité catholique-nationaliste, on ressent aussi ce chagrin d’avoir perdu quelque chose. Tous les Serbes qui se définissent comme tels se considèrent comme des perdants. Par opposition, leur nationalisme s’en trouve renforcé. Ils s’y sont noyés.

Malgré tout, vous avez besoin de Belgrade?

Oui, j’ai besoin de mes amis. Un certain éveil intellectuel se manifeste dans quelques petits groupes. A part ça, on voit la masse des résignés et des nationalistes paranoïaques. Quand je vais à Belgrade les gens me demandent: «Que font les Allemands?» Et je leur réponds: «Quels Allemands?» Pour eux, les Allemands forment un tout.

Malheureusement, les seules impulsions en provenance de l’Ouest sont chargées de nationalisme. Peut-on s’attendre un jour à quelque chose de positif? Peut-être dans vingt ans, quand l’Europe sera réellement plurinationale – ce à quoi elle résiste si fort – et qu’elle aura intégré la Turquie. Alors il en viendra peut-être des idées stimulantes.

Marina Achenbach

* Zoran Solomun est né à Pula (Istrie) en 1953. Diplômé de l’Académie de théâtre, cinéma et télévision de Belgrade en 1979, il a tourné ensuite des films documentaires engagés socialement et politiquement. Depuis 1990 il vit à Berlin avec sa famille