Exploitation autour de la Méditerranée

de Frédéric Décosse, Emmanuelle Hellio, Béatrice Mésini, Juana Nieto-Moreno, 1 mars 2019

Un état des lieux des mobilisations et des luttes dans le secteur agricole: coopération des acteur·euses et actrices, mutualisation des acquis et contextualisation des enjeux en Méditerranée. Comment rendre visible et lutter contre l'exploitation des ouvriers et ouvrières agricoles étranger·es dans les enclaves méditerranéennes d'agriculture intensive? Tels étaient les titres et thémes d’une rencontre en Provence en mars dernier.

En partant d'une recherche engagée dans la transformation sociale, cette rencontre organisée au Mas de Granier le 17 mars 2018 entre chercheur·euses, syndicalistes et militant·es, visait à approfondir et débattre de cette question trop souvent négligée dans l'actuelle remise en question des modes de production agricoles globalisés. Cette journée d'échanges s'inscrivait dans le cadre du 5ème Séminaire International "Migrations et Agriculture en Méditerranée. Travailler, produire et vivre dans le système agroalimentaire globalisé", qui a eu lieu au Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, à Marseille les 15 et 16 mars 2018. Située dans la plaine de la Crau, haut-lieu de la lutte emblématique Poscros-Sedac en 2005, la ferme autogérée de Mas Granier qui nous a accueilli·es constitue depuis 15 ans un espace-ressource majeur pour l'action du collectif de défense des travailleur·euses saisonnier·es (Codetras) dans les Bouches-du-Rhône.

Rétrospective 2000-2018 Dès février 2000, le Forum Civique Européen (FCE) organisait une mission en Andalousie pour enquêter sur les émeutes racistes à El Ejido, suivie d'une rencontre portant sur "l'exploitation de la main d'œuvre dans l'agriculture intensive en Europe aujourd'hui et demain", au Mas de Granier. Poursuivant les initiatives précédemment engagées, environ 50 chercheur·euses et membres d'organisations sociales issus de 12 pays différents se sont rassemblés dans la coopérative de Saint-Martin-de-Crau pour faire un état des lieux des conditions de vie des ouvrier·es agricoles et travailleur·euses de la terre et actualiser les dénis de droits dans l'agriculture mondialisée. L'objectif des échanges visait à recenser les mobilisations, à décrire les luttes locales, à approfondir l'interconnaissance entre militant·es, syndicalistes, associatifs et bénévoles, mais aussi à favoriser la coordination entre les individus et organisations engagés dans la défense du droit des étrangèr·es et ceux des travailleur·euses agricoles. Il s'agissait de comprendre les mobilisations, de multiplier les sources d'informations, de renforcer les canaux de communication entre militant·es, syndicalistes et universitaires et de diffuser largement ces connaissances au grand public des consom'acteur.euses. Plusieurs thèmes ont rythmé ces rencontres, portant sur les apprentissages tirés des expériences localisées, la solidarité des luttes, la dynamiques des réseaux, ou encore l'inscription de la défense des droits des saisonnier·es au cœur des revendications pour la souveraineté alimentaire... Nous souhaitions réunir des acteur·euses du pourtour méditerranéen, nationalement et localement impliqués dans les luttes pour les droits des ouvriers agricoles étrangers, en Grèce, en Italie, au Maroc, en Espagne ou en France, afin d'appréhender la diversité des régimes migratoires en vigueur dans les pays concernés, tous marqués par l'utilitarisme migratoire, la temporalité du statut d'emploi et la précarité de la résidence. Ces précarisations et distinctions de papier (cartes d'un an ou biannuelles liées au travail, contrats saisonnier·es, contrats en origine, contrats OFII, contrats de missions des détaché·es mais aussi statuts de demand d'asile et illégalisation des sans-papiers), prolifèrent sur la base d'une inégalité de traitement entre ressortissants "nationaux", "communautaires", "extra-communautaires" et/ou "ressortissants des pays-tiers". Après une matinée passée à partager des expériences de luttes "pour une alternative paysanne, pour le droit des étranger·es ou contre l'exploitation des travailleur·euses", nous avons travaillé à dépasser ces contradictions, à dessiner des perspectives communes à travers trois ateliers de réflexion: le premier visant à trouver des moyens de coordonner les luttes syndicales et les luttes pour les droits des étrangers; le second réfléchissant à l'intégration des luttes contre l'exploitation de la main-d'œuvre étrangère dans les dynamiques d'alternatives paysannes; le troisième présentant les coordinations, plate-formes et réseaux existants et les mécanismes à développer pour lutter à l'échelle internationale. Cet inventaire des outils déployés depuis plus de 20 ans par des collectifs de toute la Méditerranée voulait susciter des vocations, inspirer de nouvelles initiatives, alimenter les résistances et nourrir l'espoir dans lequel puiser une intelligence collective et la force d'agir.

Tisser des liens, avancer ensemble Les associations, syndicats et travailleur·euses ont présenté les différentes initiatives développées ces dernières années pour faire valoir les droits des saisonnier·es et intérimaires au Maroc, en Espagne, en France, en Italie et, plus globalement, en Europe. Malgré les difficultés rencontrées, on trouve dans la diversité de ces luttes et des modes d'action inventés des leçons à extraire et des pistes à suivre pour avancer dans le combat contre l'exploitation des ouvrières et ouvriers qu'entraîne l'agriculture globalisée. Tout d'abord, l'ensemble des organisations insiste sur le fait que la défense des droits des travailleur·euses saisonnier·es implique un travail d'organisation de base, s'appuyant sur les acteur·euses présent·es dans la zone lorsqu'illes existent en essayant d'établir les alliances les plus larges et hétérogènes possibles. La prise en compte de nouvelles réalités ou de situations invisibilisées durant des années doit impliquer un travail d'auto-formation pour ces organisations. Le travail d'information des travailleur·euses sur leurs droits doit s'accompagner d'une documentation et d'une dénonciation de leur exploitation dans les médias mais aussi d'un engagement de ces derniers et d'une autonomie dans les luttes. Mais une fois ces alliances locales construites, les liens avec des acteur·euses agissant à une plus grande échelle, nationale et internationale sont décisifs. Ensuite, des syndicats des travailleur·euses agricoles tels que la Fédération nationale du secteur agricole (FNSA) au Maroc ou le Syndicat des ouvriers agricoles – Syndicat andalou des travailleur·euses (SOC-SAT) – en Espagne, ont développé des collaborations internationales pour renforcer les luttes locales. L'importance des capitaux étrangers majoritairement européens, notamment dans la région du Souss Massa productrice d'une agriculture d'exportation destinée aux consommateur·euses de la rive Nord de la Méditerranée, qui connaît aujourd'hui les luttes syndicales les plus combatives du pays, met en évidence la nécessité et les potentialités de l'internationalisation des luttes. Les collaborations avec des syndicats et des ONG européennes telles que le syndicat hollandais FNV ont été signalées par les camarades de la FNSA du Souss Massa comme des actions ayant servi à développer et impulser les sections locales constituées par des ouvrier·es agricoles. En même temps, quelques-unes des luttes les plus importantes de ces dernières décennies dans la région ont été menées au sein des grosses entreprises de capital français, telles que Soprofel ou Azura, d'où l'importance de visibiliser les pressions, intimidations et la répression antisyndicale subis sur place, de relayer l'information et d'obtenir le soutien des syndicats, mouvements sociaux et consommateurs en Europe. Développer une coordination transnationale permettant de cibler la maison mère des grosses entreprises qui localisent la production dans des pays du Sud en exploitant une main-d'œuvre précarisée et bon marché, constitue sans doute une voie fertile pour faire face à la puissance économique des capitaux et à l'impunité de ces groupes transnationaux. De même, des expériences d'information des saisonnier·es sur leurs droits dans leur langue et/ou dans leur pays d'origine avant le départ en saison ont déjà eu lieu pour les travailleuses roumaines partant en Espagne au début du programme "Agriculture paysanne et travailleur·euses migrant·es saisonnier·es" et pourraient être réitérées. Construire et nourrir des réseaux permettant une communication et une action coordonnée reste un défi, mais on ne part pas de zéro. Dans les 20 dernières années, des forums, des rencontres, des échanges ont permis de tisser des liens multiples, plus ou moins solides, plus ou moins durables, mais toujours activables, entre activistes et chercheur·euses sur lesquels on doit s'appuyer. Conduit à l'initiative de la Confédération Paysanne, le travail d'enquête de l'association Echanges & Partenariats pendant 10 ans a donné lieu à un réseau de coopération entre chercheur·euses activistes et organisations paysannes et syndicales. Le Forum Civique Européen a collaboré depuis les années 2000 aux luttes des ouvrier·es à Almeria avec le SOC, en France avec le Codetras ou en Autriche, où il a soutenu la grève d'ouvrier·es agricoles roumain·es. Par ailleurs, l'expérience du Séminaire "Migrations et Agriculture" réunissant des militant·es et chercheur·euses qui a eu lieu dans différentes villes européennes et se déroulera cette année au Maroc est un espace important de mutualisation et d'interconnaissance. Cependant, comme le signalait une des camarades présentes, pour consolider ces réseaux multiples et entremêlés, il serait temps d'envisager la création d'une plate-forme numérique commune pour stocker les informations de chaque collectif, construire une mémoire vive des luttes menées et faciliter les échanges des informations et des savoir-faire. Parmi les initiatives pour une coordination internationale aujourd'hui, les camarades du SOC/SAT ont mis en avant l'activité du groupe de travail "Migrations & Travailleur·euses Saisonnier·es Etranger·es" au sein de la Via Campesina Europe qui organise des rencontres, en tire des publications collectives et essaye de coordonner des campagnes d'information et d'accès aux droits des travailleur·euses agricoles migrant·es au niveau européen. La publication de la directive européenne sur les travailleur·euses détachés le 9 juillet 2018*, est une opportunité pour donner une visibilité à la campagne. Le travail en cours consiste à cibler les instruments juridiques, politiques et sociaux d'intermédiation qui permettent de construire la vulnérabilité des travailleur·euses étranger·es dans le secteur agricole à l'échelle de l'Europe et des pays qui la bordent (programmes de migration temporaire, rôle des entreprises d'intérim). Pour être efficace, cette campagne doit se placer dans le cadre d'une double dénonciation: celle du modèle industriel soutenu par la Politique Agricole Commune mais aussi celle de l'utilitarisme et de la précarisation statutaire implémentés par les politiques migratoires comme causes principales de l'exploitation des travailleur·euses.

Des alliances à renforcer Comme l'atteste l'expérience de la Via Campesina au niveau international, mais aussi d'autres expériences à l'échelle nationale et locale, les coordinations entre paysan·nes et ouvrier·es agricoles montrent les tentatives et difficultés de l'articulation des luttes face au productivisme agraire globalisé. Ainsi, les initiatives telles que SOS Rosarno, illustrent des alliances tissées entre migrant·es et des habitant·es italien·nes dans la construction d'une alternative paysanne sous la forme d'une coopérative qui intègre des saisonnier·es étranger·es et des petits agriculteurs locaux. Les débats sur la possible convergence des luttes des saisonnier·es et des paysan·nes ont mis au jour les difficultés pour tisser des alliances, d'un côté, parce qu'il y a des contradictions dans les intérêts à court terme des ouvrier·es et paysan·nes, et de l'autre côté, en raison des représentations racistes sur les étranger·es et l'immigration qui favoriseraient une division, voire une opposition entre acteur·euses. Cependant, on sait bien que l'adversaire est commun car les paysan·nes comme les saisonnier·es subissent les dérives de l'agriculture industrielle et productiviste contrôlée par les grands groupes. Les propositions pour arriver à tisser des alliances ont été au centre de la pensée de Nico Duntze au sein de la Confédération Paysanne, qui abordait ces questions à travers la figure des "travailleur·euses de la terre" et le droit à un revenu décent pour les saisonnier·es et les paysan·nes. Dans ce cadre, la Confédération paysanne milite par ailleurs depuis des années pour l'attribution conditionnelle des subventions agricoles européennes, au respect du droit du travail dans le secteur. Dans l'atelier il est également ressorti le besoin de réaliser des alliances inclusives pour gagner ces luttes. Il faudrait mieux intégrer les consommateur·euses, tisser des alliances entre les villes et les campagnes, et profiter de l'intérêt croissant des citoyen·nes pour une alimentation saine et la protection de la nature, à travers une agriculture sans pesticide. Le but serait de repolitiser les enjeux autour de la production des aliments en couplant la lutte pour le droit à une alimentation saine avec les droits du travail et à un revenu décent pour les ouvrier·es et les paysan·nes. L'expérience à Rome où s'est constitué en 2016 le réseau "Fuori Mercato" qui agrège des projets d'économie communautaire en lien avec les luttes pour la défense du territoire, contre l'exploitation du travail, pour les droits des femmes et les sujets LGBT pourrait être une source d'inspiration. Enfin, ces liens que les collègues de Fuori mercato essaient de tisser entre luttes nous rappellent la nécessité des alliances permanentes entre différents collectifs dans la bataille pour les conditions de travail et de vie des saisonnier·es migrant·es, spécialement avec les associations pour la défense des droits des étranger·es, étant donné les effets de la précarisation de leurs statuts et leur exploitation au travail. L'importance de ces alliances, on l'a vue dans la lutte du Codetras qui a permis un changement de statut pour plus de 1200 saisonnier·es marocain·es et tunisien·nes sous contrat OMI dans la Crau et, plus récemment, dans le cadre du mouvement de migrant·es sans papiers et refugié·es à Caserte où ces travailleur·euses principalement africain·es se sont organisé·es pour régulariser leur situation avec le soutien du mouvement autonome/squatteur local. Ils ont combiné la bataille juridique avec des modes d'action directe tels que les manifestations, sit-in et grèves quand les dossiers comportaient trop de risque d'être rejetés et ont réussi à obtenir presque 8000 titres de séjour. Dans les deux cas, c'est sur la base d'une relation de travail que les papiers ont été obtenus, comme dans le cas de la lutte de la CGT à Paris dont le mot d'ordre rappelait: "sans papiers mais pas sans droits".

Frédéric Décosse, Emmanuelle Hellio, Béatrice Mésini, Juana Nieto-Moreno Aix Marseille Univ, CNRS, Aix-en-Provence, France

  • Directive (UE) 2018/957 du Parlement européen et du Conseil, du 28 juin 2018, modifiant la directive 96/71/CE concernant le détachement de travailleur·euses effectué dans le cadre d'une prestation de services.