FRANCAFRIQUE

de Nicolas Furet (Radio Zinzine), 10 avr. 2005, publié à Archipel 125

La longue descente aux enfers commence avec la disparition du «vieux» Houphouët en décembre 1993 qui marque le début d’une dure lutte de succession entre trois prétendants, Konan Bédié, Ouattara, et Gbagbo. Le premier, Konan Bédié, baoulé du centre du pays, «dauphin naturel» d’Houphouët, porté par son Parti Démocratique de Côte-d’Ivoire (PDCI). Son principal challenger, originaire du nord, technocrate ultra libéral, ancien directeur adjoint du FMI et premier ministre d’Houphouët, fondateur du Rassemblement Des Républicains, Ouattara, l’homme en phase avec le totalitarisme économique mondial, comme Wade au Sénégal et Ravalomanana à Madagascar. Et dans cette course au pouvoir, l’»outsider» Gbagbo, casaque de la légitimité d’opposant historique à Houphouët, emprisonné en 92 alors qu’il est élu parlementaire, historien de formation issu des Bétés de l’Ouest et d’une famille pauvre. Comme l’explique Colette Braeckman dans le «Monde Diplomatique» de septembre 2004, «entre les trois hommes se croisent les ambitions, les rancœurs, les alliances de circonstance: M. Gbagbo n’oublie pas que M. Ouattara l’a fait jeter en prison, mais s’allie à lui contre M. Bédié lorsque ce dernier, désireux d’exclure l’ancien premier ministre de l’élection présidentielle, met en cause la nationalité d’un homme qui, au début de sa carrière, était titulaire d’un passeport burkinabé. Le PDCI forge le concept d’Ivoirité, que Jean-Marie Le Pen nommerait ‘préférence nationale’: la Côte-d’Ivoire aux Ivoiriens de souche. Des intellectuels s’emploient à peaufiner un concept identitaire qui mène tout droit à l’exclusion.» Très dangereux dans un pays qui compte 26% d’étrangers, originaires du Burkina Faso, du Mali, et du Ghana, sans oublier ses 15 à 20.000 Français, désignés en France comme «nos ressortissants» , et non par exemple, nos émigrés. Le vocabulaire est toujours très évocateur, la «préférence nationale» sans frontière, et imprégnant les discours publics beaucoup plus qu’on se plaît à le penser… Konan Bédié, président à la mort d’Houphouët, va le premier surfer sur l’idée d’identité nationale dans cette société ivoirienne en crise où les sentiments xénophobes trouvent un terreau propice. Il s’agit pour lui d’éliminer politiquement Ouattara. Ses électeurs potentiels, les populations du Nord, appelées de façon générique les «Dioulas», qui veut dire «commerçants», vont de plus en plus être la cible de discours et de pratiques gouvernementales discriminatoires. Largement acceptée par la base de son parti, le FPI, Gbagbo n’entérine pas explicitement cette politique ethniciste, mais ne la combat pas. Difficile de rester populaire sans céder un peu au populisme…

Puis en décembre 1999, pour l’entrée dans le nouveau millénaire, un militaire arriviste, le général Robert Gueï, décide d’arrêter le jeu démocratique qui avait longtemps pu être considéré comme une des originalités de la Côte-d’Ivoire, avec le «miracle économique» et le brassage bon enfant des populations. Certains mauvais esprits soupçonnent des multinationales françaises de l’y avoir encouragé, Konan Bédié ayant semble-t-il osé les contrarier quelque peu. Mais Gueï ne fait pas le poids. Les pressions sont fortes, internes, externes, et le général ambitieux se voit contraint d’organiser des élections, qu’il compte bien gagner tout de même. Aussi prévoit-il d’invalider par la Cour suprême la candidature des deux rivaux principaux, Konan Bédié pour un détournement de fonds de l’Union Européenne, et Ouattara pour problème de nationalité… Mais surprise, seul resté en piste, Gbagbo l’emporte dans les urnes le 22 octobre 2000. Les généraux sont souvent de bien piètres stratèges politiques. Et de mauvais perdants. Gueï refuse le verdict des urnes, alors Gbagbo va utiliser ses troupes civiles. Les militants du FPI et les étudiants d’Abidjan descendent dans la rue manifester en masse et obtiennent gain de cause, Gueï s’incline. Gbagbo au nom du respect de la Cour suprême, refuse de refaire ces élections qu’il estime lui-même «calamiteuses», et veut commencer à réaliser son programme; instaurer l’assurance maladie universelle, assurer un enseignement et un toit pour tous. A Ouattara il offre une carte d’identité, et il organise un forum de réconciliation nationale, dont il refusera cependant d’appliquer les recommandations, il ne faut tout de même pas exagérer. En 2001 le RDR de Ouattara emporte les élections municipales, mais les perspectives économiques sont jugées bonnes par la Banque Mondiale promettant de nouveaux crédits. On pouvait penser à une «normalisation» du climat politique.

C’est dans ce contexte que Gbagbo décide d’aller plus loin. Comme l’explique son ami Henri Emmanuelli, la «gauche» du PS français, «C’est quelqu’un qui, à tort ou à raison, se sent en charge d’instaurer une véritable indépendance de son pays ». Effectivement le président Gbagbo commence alors à ne plus respecter les règles du jeu tacites vis-à-vis des intérêts français, représentant un tiers des investissements étrangers et 30% du PNB. «Dans chaque ministère, un conseiller français veille au grain, et les grands groupes (Bouygues, Bolloré, EDF, Saur et autres) sont habitués à se voir attribuer les contrats sans devoir affronter la concurrence internationale, tandis que la Société Générale, la BNP et le Crédit Lyonnais dominent sans partage le secteur bancaire. De plus, lors des campagnes électorales en France, les partis de droite comptent traditionnellement sur les financements venus d’Afrique» explique Colette Braeckman, une des meilleures reporters de l’Afrique, journaliste au «Soir de Bruxelles». Et Gbagbo met un grand coup de pied dans la fourmilière de ces rapports économiques privilégiés. Il fait entrer des Américains dans la filière cacao (Cargill, ADM), met en concurrence les offres chinoises et françaises pour la construction d’un pont et, outrage suprême, menace de retirer à Bouygues les concessions d’eau et d’électricité. Comme le souligne joliment Colette Braeckman, cette politique néglige la contrepartie de ses prébendes, la stabilité politique, le pacte de défense passé avec la France et ses militaires basés à Port-Bouët.

Les premiers succès de la rébellion

Le 22 septembre 2002, les premiers succès de la rébellion * surprennent tout le monde, enfin presque. La France refuse de faire jouer le traité de défense, cela ne semble donc pas l’inquiéter outre mesure.

Le coup est déjoué sur Abidjan, mais le ministre de l’Intérieur est assassiné, tout comme le général Gueï. Dans le Nord, le mouvement rebelle, le MPCI, avance rapidement, évidemment au départ bien accueilli par des populations se sentant depuis trop longtemps méprisées par le pouvoir «sudiste». Mais alors que les troupes rebelles allaient menacer la capitale, l’armée française se déploie avec quatre mille hommes, l’opération «Licorne», et stabilise la situation sur une ligne de front qui coupe le pays en deux. Cette intervention, motivée officiellement par le fait de ne pas répéter le scénario de soi-disant «non-intervention» du Rwanda, sera bien sûr décriée par les deux blocs belligérants. D’un côté Gbagbo sachant parfaitement que les autorités françaises étaient forcément au courant, et certains réseaux de la Françafrique certainement impliqués, de l’autre les «rebelles» se sentant très frustrés d’une victoire qu’ils avaient espérée rapide et totale. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient, comme disait un des parrains de la Françafrique. Depuis plus de deux ans la Côte-d’Ivoire est donc coupée en deux, dans un climat délétère de guerre civile en suspens, avec une France des plus ambiguë qui se prétend arbitre neutre. Une neutralité qui ne peut convaincre que des journalistes français généralement superficiels et désinvoltes en matière de politique africaine de la France. Une vieille tradition républicaine, coloniale, et malheureusement populaire. La situation se prêtant si facilement à la seule grille de lecture «ethniciste», l’ignorance très bien entretenue dans l’hexagone sur les enjeux financiers de la «présence» française en Afrique, le fait que quasiment tous les grands médias soient propriétés de groupes industriels opérant dans ces ex-colonies, et que les journalistes tiennent à conserver leurs postes et salaires afférents, font que «le bon peuple» se désole de voir encore ces nègres d’ordinaire si souriants et de joyeuse humeur s’entre-massacrer dans des «guerres tribales», et comble de l’horreur s’en prendre à «nos ressortissants». Ils sont décidément incorrigibles!

Mais revenons à nos «rebelles», qui se font appeler «Forces Nouvelles», un agrégat politico militaire plutôt hétéroclite, débarquant du Libéria, de Sierra Leone, du Mali, et surtout du Burkina Faso, sans autre vision que de renverser Gbagbo. A leur tête deux «chefs» principaux, le sergent Ibrahim Coulibaly, alias «IB», et Guillaume Soro, à propos desquels, très étonnamment, on ne connaît pas grand-chose, et qui ne semblent pas exciter la curiosité des reporters, peu friands également d’informations concernant l’identité de leurs soutiens matériels, financiers et politiques. Cependant une chose est sûre, les «Forces nouvelles» ont bénéficié très largement des aides multiples du président actuel du Burkina Faso, qui ne se serait jamais permis cette fantaisie sans l’aval de Paris. Blaise Compaoré, ancien ami de Houphouët, ancien ami du président Thomas Sankara qu’il assassine en 87 sur injonction probable de Foccart et de ses réseaux, et qui sera le seul hôte de marque du président Chirac le 14 juillet 1995, pour le défilé militaire du nouveau septennat. Tout un symbole. Compaoré que l’on retrouve régulièrement mêlé à un nœud de trafics en tous genres avec ses petits camarades dictateurs, le Libérien Charles Taylor, le Togolais Eyadéma, le célèbre colonel Khadafi et les Angolais Savimbi, puis Dos Santos, le pragmatisme excluant évidemment tout sectarisme.

Fortes de ce soutien inestimable, les «Forces nouvelles» rentrent comme dans du beurre dans le nord du pays marginalisé par la politique xénophobe du «concept d’Ivoirité» reprise à son compte par Gbagbo, dont ses partisans n’hésiteront pas à porter des T-shirts «Xénophobe, et alors..». Mais soudain alors que la victoire militaire semblait possible, les troupes françaises leur interdisent de prendre Abidjan, et se déploient en force d’interposition.

La France paraît reprendre la situation en main, et dans le plus beau rôle, celui de réconciliateur. Un rôle qu’affectionne particulièrement le nouveau président sortant, réélu brillamment au second tour des présidentielles contre l’infâme… Mais la situation ivoirienne est nettement plus délicate, complexe, et Laurent Gbagbo se révèle un fin politique, comme d’ordinaire nos démocraties les aiment, retors, opportuniste et sans scrupule. Dans un premier temps la diplomatie française arrive à lui imposer des négociations menées à la hussarde qui déboucheront en janvier 2003 sur «l’accord de Marcoussis», statuant sur un code de la nationalité, un droit à la propriété en zone rurale, le désarmement des forces rebelles, l’entrée au gouvernement aux postes de ministres de la sécurité et de la défense de représentants des «Forces nouvelles», avec pour premier ministre Seydou Diarra, originaire du nord, ancien président du Forum national de réconciliation respecté de toutes les parties. Gbagbo en situation militairement fragile fait traîner tant qu’il peut, mais finit par signer de mauvaise grâce pour gagner du temps. Son point de vue sur ces accords sera très clairement exprimé par ses troupes civiles des «jeunes patriotes» qui immédiatement saccageront plusieurs sièges de rédactions jugées tièdes ou traîtres. Les journalistes «ennemis» seront un des exutoires réguliers des milices de Gbagbo. Le reporter Jean Hélène de RFI, et du «Monde», abattu de sang froid par un policier ivoirien en octobre 2003, sera un message sans équivoque aux médias. Le temps va être le grand allié de Gbagbo qui va jouer sur le pourrissement du front ennemi, tout en réorganisant sa stratégie de défense interne et externe. Et le petit diable Gbagbo a vraiment bien manœuvré, puisque deux ans après le début de la rébellion, un an et demi après les accords de Marcoussis, contre toute attente, en automne 2004, Gbagbo s’est maintenu au pouvoir, et a même renforcé sa position. Mais évidemment il n’a pas fallu être regardant sur les moyens. Des moyens qui rappellent souvent ceux utilisés par les génocidaires rwandais.

La tragédie du Rwanda qui semble inspirer beaucoup Laurent Gbagbo et son entourage, où, comme dans le clan des extrémistes hutus d’Habyarimana, on retrouve la femme du président, Simone, souffler ardemment sur les braises de la haine raciale. Emmanuelli serait bien inspiré d’y réfléchir un peu sérieusement avant d’apporter son soutien à son ami Gbagbo, sous peine de devenir aussi misérable qu’un Jean-Christophe Mitterrand. Une déchéance que je ne lui souhaite pas.

Nicolas Furet

Radio Zinzine