FRANCE: C?était en août 2005

de Jean-Philippe Joseph, 23 sept. 2005, publié à Archipel 130

Pour mesurer la folie de l’époque, prendre un peu de distance, il m’arrive de me mettre dans la situation où, assis au coin de son lit, je raconterais ce temps à ma petite-fille. Je commence alors par «c’était en…» pour m’obliger à mettre bout à bout, côte à côte, une série d’événements, de pratiques, de réglementations révélatrices du moment. Si je lui racontais ce qu’était notre rapport à l’eau, je parlerais probablement de cette année, et je pourrais commencer ainsi.

C’était en août 2005, une période trouble, de marasme et de confusion. Une époque où l’on se perdait, où rien n’était plus sûr. Les populations les plus «civilisées» ne savaient plus vraiment sur quoi elles reposaient. Elles brûlaient ce qu’elles auraient dû protéger, ce qui les constituait, ce qui les reliait, ce qui coulait dans leurs propres veines. Elles savaient bien, pourtant. Elles savaient tout sur tout. L’information circulait partout en un grand bruit où se mêlaient les bruits des conflits, les chants, les hymnes, les publicités et les photos des famines, où se perdaient les alarmes et les analyses. On savait tout, mais on n’en parlait jamais. On disait que tout «allait péter» et on continuait: «droit dans le mur, le pied sur l’accélérateur» .

En août 2005, la France vivait sa plus grande sécheresse depuis celle de 1976. Dans le Sud, sur le pic de l’Aigoual c’était la plus importante depuis 110 ans. Selon les «experts», de tels épisodes allaient se multiplier du fait du changement climatique. Il fallait changer nos comportements. On l’entendait bien, au milieu du bruit. La fondation d’un gentil animateur de télévision1 payait d’énormes affiches, partout dans le pays. On y lisait que «faire tourner une machine à moitié vide détruit la planète» ou «prendre un bain plutôt qu’une douche détruit la planète» . On y voyait ici un corps de panthère morte sortir d’un lave-linge, là un cadavre de singe dans une baignoire. Confusion. L’agence de communication qui lui faisait les affiches, et qui en faisait aussi pour de grandes marques de voitures, de boissons pétillantes et de chaussures à la mode disait: «nous sensibilisons (le public) avec des visuels qui peuvent être culpabilisants, mais nous lui donnons des solutions pour réagir» 2. Quelles solutions?

Dans soixante-sept départements, du fait de la sécheresse, des mesures de restrictions de l’eau avaient été prises par arrêté préfectoral, dans vingt-et-un la situation était jugée «préoccupante» . On n’avait plus le droit d’arroser les jardins, ni de laver sa voiture chez soi. Ceux qui le faisaient risquaient des amendes de 1.500 euros (à l’époque, le salaire médian était de 1.400 euros par mois). Comme dans bien d’autres aspects de la vie de cette époque (la santé, l’éducation, la sexualité, l’alimentation…) les comportements liés à l’eau étaient régis par la peur. Peur de la sécheresse, peur de manquer, peur de l’amende, mais peur aussi de l’attaque terroriste. Depuis les attentats de Londres quelques semaines avant, le pays était passé dans la phase «rouge» du plan Vigipirate: le gouvernement constituait des stocks d’eau.

Depuis plusieurs années déjà, les ONG et les institutions gouvernementales nous demandaient d’économiser l’eau. De telles injonctions étaient justifiées par le fait que plus d’un milliard et demi de personnes n’avaient pas accès à l’eau potable. On ne comprenait pas alors en quoi se priver d’eau allait en donner plus aux populations du Sud mais, avec la sécheresse, la menace se rapprochait. Elle touchait maintenant nos jardins. Alors on économisait.

Dans le même temps, on pouvait voir les immenses champs de tournesol ou de maïs toujours arrosés au plein soleil de l’après midi. L’UFC-Que choisir, une organisation de défense des consommateurs3 dénonçait bien l’impact de l’irrigation en montrant que «la carte de la sécheresse se confond avec celle de l’irrigation agricole» . En effet, l’été, l’irrigation représentait parfois 90% de la consommation totale d’eau. L’UFC-Que choisir mettait en cause les décisions des agences de l’eau, «très liées aux intérêts économiques locaux» , en se fondant sur le constat que les agences de l’eau des zones les plus touchées par la sécheresse appliquaient les taxes à l’irrigation les plus faibles. Même si elles avaient un peu baissé, les cultures de maïs, très gourmandes en eau (il fallait 450 litres d’eau pour produire 1kg de maïs), étaient florissantes dans des zones touchées par les restrictions. Selon l’organisation consumériste, l’irrigation permettait aux agriculteurs d’augmenter de 20% leurs revenus «grâce aux aides de la Politique Agricole Commune et au rendement agronomique ‘sensiblement plus élevé’. Dans le Sud-Ouest, par exemple, la redevance/consommation d’eau ne représentait, elle, que 1% du coût total de l’irrigation ». Alors l’irrigation massive se poursuivait.

Le nettoyage de voiture à domicile était réprimé mais les stations de lavage du type Eléphant bleu continuaient de fonctionner, parfois en plein soleil. On avait le droit de laver sa voiture dans ces stations. En fait, on n’avait pas le choix. La marque prétendait que «laver son véhicule dans un centre Eléphant Bleu est devenu un acte citoyen» , elle invitait donc les automobilistes à devenir des «laveurs citoyens» . Selon cette «enseigne durable» , «le plus polluant et le plus consommateur d’eau est bien le lavage à domicile que 52,2% des automobilistes pratiquent encore, même si la tendance diminue ces dernières années» 4. C’était l’époque où on pouvait être polluant et «durable». Agriculteurs, industriels, les pires prédateurs se peignaient en vert. Tout le monde était citoyen et tout le monde avait quelques comportements «durables» à mettre en avant. Comme dans la chanson de mon enfance, c’était le «pays joyeux des monstres gentils» .

Accablés par la chaleur, les touristes pouvaient boire à des terrasses nouvellement équipées de brumisateurs. Le principe de ces appareils qui se multipliaient consistait à faire passer dans un tuyau circulant au dessus des tables une eau pulvérisée à si haute pression et si finement qu’elle créait un brouillard et faisait baisser la température sans mouiller. Pendant les après-midi, par plus de 30°

à l’ombre, ces appareils crachaient de l’eau en continu. Seul inconvénient relevé, certaines personnes avaient tendance à friser… Aucune critique sur la consommation d’eau ou mieux, sur sa déperdition. Au contraire. En août 2005, on prévoyait d’équiper les espaces publics avec ces brumisateurs présentés comme des solutions, alors que se multipliaient les plans Canicule, pour faire face à l’augmentation de la température. Ainsi, Paris-plage en était équipé de même que le projet d’aménagement des Berges du Rhône à Lyon. Sur ce dernier projet, après consultation de la population, les brumisateurs allaient être installés parce que «ne pas profiter directement du Rhône serait vécu comme une frustration» . Ils permettraient donc de «ramener la présence de l’eau dans le projet» . Le projet précisait aussi « il est essentiel de rappeler un élément non négociable: la baignade dans le Rhône est interdite pour cause de dangerosité» .5

A côté des aberrations, d’autres disparités criantes étaient tues. A Alès, par exemple, pendant qu’en centre-ville, les pelouses des ronds-points étaient tellement arrosées la nuit que l’eau courait sur la route tandis que les fontaines fonctionnaient malgré l’interdiction préfectorale, ou que McDonald’s arrosait sa terrasse, à la périphérie les enfants jouaient dans la poussière: pas un seul jet d’eau pour un quartier de plus de 2.200 habitants.

Cette folie, cette schizophrénie caractérisait la relation que nous entretenions avec l’eau. On pouvait bien sûr rêver d’un rapport plus simple, plus paisible. Ce qui me frappait alors, c’était la difficulté d’en parler avec d’autres. J’avais eu l’occasion de discuter de changement climatique lors d’un voyage dans une 4x4 climatisée ou de sécheresse au bord d’une piscine nettoyée au brome. A chaque fois, mes interlocuteurs étaient tous préoccupés, tous sincères.

Juste imbriqués dans cette mélasse grise.

Jean-Philippe Joseph

Alès, 15 août 2005

  1. Les principaux fondateurs de cette

    fondation étaient EDF, L’Oréal, Marque Repère, et la chaîne de télévision TF1

  2. Anne de Maupeou, directrice de Création chez CLM BBDO citée dans le dossier de présentation de la campagne «défi pour la terre» de la Fondation Nicolas Hulot.

  3. «Que choisir dénonce ‘l’aberration’ du prix de l’eau pour l’irrigation», 9 août 2005, Paris (AFP)

  4. Extrait de «Eléphant bleu, une enseigne durable», communiqué de presse, mai 2004

  5. Berges du Rhône, un projet partagé, http://www.grandlyon.com/index.php?id=985