FRANCE: Pas de justice, pas de paix

21 janv. 2006, publié à Archipel 133

Au XVIIème siècle, la banlieue était la zone d'une lieue autour des villes où on exilait ceux qui étaient au ban de la société. Aujourd'hui, ce ne sont plus des murailles de pierre qui maintiennent les bannis à la marge. Nous publions ici le communiqué du Mouvement Immigration Banlieue.

Je me souviens d’un petit texte lu au milieu de la transe médiatique des 11 septembre 2001 et jours suivants. Ça disait qu’on ne pouvait pas essayer de voir, de comprendre, là, maintenant, justement au milieu de la transe; que les médias avaient précisément ce rôle de ne surtout pas nous laisser relever la tête, prendre du recul, réfléchir, mais bien de réagir vite, à l’émotion, au réflexe. Ça s’intitulait «penser dans les tours» et j’avais trouvé ça assez juste - il est vrai que ladite transe du moment était assez monumentale. Je crois que c’est assez applicable à l’émotion de ces derniers jours.

La société française s’est forgée, entre autres, deux identités qui permettent peut-être de regarder les choses autrement que par le guide des médias, reflet des politiques.

Elle n’a pas (nous n’avons pas) su passer le cap de la décolonisation sans rester profondément raciste. La société française, à commencer par son élite, n’aime ni les Noirs, ni les Arabes, ni globalement tout ce qui n’est pas assez assimilable à l’origine blanche du pays. Elle tolère ces communautés par application d’un héritage humaniste raisonné, pour qu’on puisse encore l’appeler le pays des droits de l’homme, espérant se montrer à la hauteur d’une révolution bourgeoise en 1789 ou d’une abolition de l’esclavage en 1848; de ces étapes, la France a conservé la pratique de deux réalités: celle qu’elle déclare et celle qu’elle vit. Je suppose qu’un des mécanismes de ce racisme qui perdure est l’amnésie récurrente qui frappe les comportements lambda ou ceux du pouvoir. Il aura fallu deux à trois générations pour lire l’antisémitisme français des années 1920 à 1940. Il faudra au moins deux générations pour reconnaître les bidonvilles de Nanterre, les meurtres d’Etat d’octobre 1961. Il en faudra probablement autant pour reconnaître les ghettos où on est finalement assez satisfait de parquer depuis 40 ans des populations qu’on ne veut pas trop voir se répandre ailleurs. Deux générations c’est juste assez pour dire nettement «c’est pas moi c’est l’autre» et dégager sa responsabilité. Surtout, le «travail de mémoire» qui se met en place à deux générations d’intervalle pour commencer à relire les exactions racistes des années 1950 et 1960, y compris celles de l’Etat, a probablement aussi comme objet de masquer, de détourner de ce qui se produit aujourd’hui. Ironiquement ce «travail de mémoire» occupe l’esprit et autorise la poursuite des mêmes comportements. Ainsi les très récentes déclarations de ministres et élus de la «République» dénonçant la polygamie (!) comme cause des violences urbaines. Aussi problématique que puisse être la polygamie, cette dénonciation et le moment où elle intervient sont éminemment racistes, violents et populistes. A quand la chasse à l’homme républicaine?

On a construit une société matérialiste, assez simple, où le bonheur se mesure à la possession de biens matériels, le malheur étant l’absence de possession et son corollaire, le besoin féroce de posséder. Toutes choses jetables, identifiables et voyantes (pour s’assurer qu’on en possède davantage que le voisin). Toutes choses accessibles par l’argent, lui-même accessible par sa position dans la hiérarchie sociale. Je ne vois pas bien pourquoi ceux qui vivent dans des ghettos échapperaient davantage à ce code que les autres; même, ou surtout, au prétexte qu’ils sont les catacombes de cette hiérarchie sociale, les catacombes de la «République». Le message est clair, le bonheur c’est posséder, mais vous, vous ne posséderez pas. Ah si, une parabole et une télé pour entendre le message.

Qu’ensuite des gens brûlent des voitures par révolte contre ce racisme, ce prédéterminisme social, ou bien par ennui, par provocation, par compétition avec le groupe d’à côté, par amour des grands feux la nuit, etc., ça me semble finalement plus compréhensible et beaucoup moins étonnant que de voir des petits groupes – blancs pour l’essentiel et qui disposent pour beaucoup des moyens d’accéder au bonheur – décider que le capitalisme ça suffit, qu’on va s’y opposer par des actions directes et que le socialisme, c’est pas ça non plus. Ce n’est pas très étonnant non plus que le pouvoir ne sache répondre que par l’état d’urgence, les jugements iniques du tribunal de Bobigny ou les exigences d’expulsion immédiate lancées par Sarkozy à la foule parlementaire. Souvenons-nous que le peuple s’est doté d’un président déclarant 3 ans avant son arrivée au pouvoir que «le bruit et l’odeur» d’une famille d’étrangers pouvait légitimement déranger une bonne famille française vivant sur le même palier. Celui-ci et surtout son molosse d’avant-garde sont bien suivis par la France tranquille. Normal, elle a élu le premier et s’apprête à élire le second.

Ce qui est étonnant c’est qu’une population qui n’appartient de fait pas à «la République» par le racisme marqué de celle-ci, parquée dans des ghettos, ne vienne pas plus souvent à la confrontation.

Evidemment quand tout ça remonte à la surface par cocktails molotov interposés on est (je suis) un temps surpris de l’abysse qui sépare les discours politiques, nos critiques politiques et les voitures qui brûlent. Sûrs de nous, on a tendance à s’étonner, à déplorer l’absence apparente de cibles claires, de paroles politiques ou de projets alternatifs. C’est en recherchant des liens et des rencontres avec des personnes ou des groupes de ces ghettos, et tout particulièrement avant ou après la transe, que l’on pourrait trouver des réponses à ces questions, des choses intelligentes à lire, à dire, à entendre ou à faire.

Je crois.

Zoé Wasc

novembre 2005