FRANCE: Squat, mode d'emploi

de Des squatteureuses, 18 janv. 2015, publié à Archipel 233

Depuis juin 2014 se discute au Sénat un projet de loi visant à faciliter l’expulsion de squatteurs de domicile. Début décembre la commission des lois a adopté la proposition de loi après en avoir modifié l’intitulé «pour mettre l’accent sur le fait que le texte vise à préciser l’infraction de violation de domicile et non pas à prévoir une nouvelle procédure d’expulsion des squatteurs dérogatoire du droit commun».

Mais qu’est-ce que le squat? Nous publions ici un extrait du manifeste datant de 2001 «de certain-e-s individu-e-s, d’un certain squat, planté dans un certain contexte, dans un certain quartier, à un certain moment, avec un certain passé, un certain groupe d’habitant-e-s, une certaine atmosphère…», paru sur infokiosques.net.
Réappropriation de l’espace
L’espace, c’est fichtrement important. Essentiel pour se loger: un toit et quatre murs pour s’abriter, un sol pour poser son lit, ses meubles... Essentiel pour mener une activité: de la place pour un bureau ou un chevalet, de la place comme matériau de base, préalable à toute utilisation ou entrepôt de matériel plus sophistiqué, de la place comme support de toute création, de tout projet.
On mure des espaces vides! D’un côté, il y a des tas de personnes qui veulent survivre ou vivre mieux, créer ou agir, et pour qui l’espace est ultra-précieux, des tas d’associations qui languissent sur la liste d’attente de la Maison des Associations, des tas d’artistes sans atelier, de groupes sans local de répétition, de troupes sans planches. De l’autre, il y a des tas d’espaces, abandonnés, évidés, barricadés, qui pourrissent lentement derrière les bas-côtés. Le pire, c’est que leur vacuité est soigneusement entretenue et protégée! Afin de satisfaire les logiques pas franchement humaines du marché (spéculation, lointains projets pharaoniques...) ou des grosses machines étatiques (hésitations, lenteurs de l’administration...). Donc voilà, le paradoxe est trop gros pour que l’on ait des scrupules à contrarier ces logiques et à leur préférer des maisons pleines de gens, de projets et d’étincelles.
L’espace, mort ou vif? Il y a des béances au milieu des villes... Des arpents silencieux, endormis ou défunts, des cadavres. Des mètres et des mètres carrés que les décideurs économiques ou politiques ont laissés de côté. Nous nous glissons dans ces vides intermédiaires, interstitiels, nous les animons tant qu’ils ne sont pas réintégrés dans les rouages de notre société, et tant que nous ne trouverons pas notre zone d’autonomie permanente. Nous maintenons en vie à la fois des envies, des canevas, des idées, et des espaces. Nous permettons à nos voisin-e-s d’ouvrir leurs volets non plus sur des friches, mais sur des visages, des voix et des couleurs.
L’espace habité à fond. Pas d’état des lieux dans un squat. Aucune objection à l’abattage de cloisons, à la pose de rampes, d’éoliennes, de gargouilles, de planchers vallonnés, de cours d’eau suspendus et de corridors en spirale. Finis les édifices identiques, les dimensions standard, les règles anguleuses de lointains propriétaires, vive les maisons qui suintent et qui bourdonnent, les maisons façonnées par ceux et celles qui les vivent. Habiter ne veut plus dire avoir juste un cadre pour nos préoccupations routinières et nos repos journaliers, mais répandre dans notre environnement immédiat le contenu fastueux de nos imaginaires, de nos cœurs et de nos caractères. Pour que ce droit ne soit plus réservé aux gens qui ont assez de briques dans leur bourse pour devenir proprios. Et pour que la ville entière devienne un musée habité.
Réappropriation du temps
Ne pas payer de loyer. Le loyer engloutit une fraction énorme de nos dépenses, de nos revenus, de notre temps. Nous refusons d’abandonner une telle part d’existence à des gens qui vivent en spéculant. Nous refusons de payer pour un droit qui devrait être inconditionnel, le droit au logement, le droit à l’espace, surtout dans une ville qui regorge de bâtiments vides.
La société marchande: c’est elle que nous vantent les gens au-dessus de nous, les gens qui nous promettent la réalisation de soi dans le travail et le bonheur, dans la consommation, les gens qui ne voient de meilleur monde que celui des courses à la croissance, aveugles et effrénées, où l’on produit pour que d’autres puissent consommer, et où l’on consomme pour que d’autres puissent avoir de quoi produire. Comment peut-on imaginer se réaliser pleinement dans un travail soumis aux lois de supérieurs hiérarchiques et aux objectifs marchands, peu variés, de rentabilité, roublardise et compétition, une activité qui monopolise notre énergie 7 heures de nos journées et 40 années de nos vies et qui, au bout du compte, nous laisse pantois devant la télé? Comment peut-on trouver le bonheur dans la consommation passive de gadgets et de loisirs prémâchés, dans cette hébétude un peu boulimique, un peu toxicomane, devant les spectacles qu’on nous déverse et les plaisirs de surface que la pub omniprésente veut nous faire croire essentiels? Comment peut-on prendre pour modèle une société qui nous vend une bonne part d’aliénation au boulot et une bonne part d’aliénation chez soi quand on rentre, et qui, pour faire fonctionner tout ça, dépose entre ses pieds d’immenses dégâts humains et écologiques, notamment au tiers-monde? Non, nous ne sommes pas intéressé-e-s par le schéma travail-consommation, ni ne voulons cautionner l’essorage du Sud et de la planète entière, aussi nous entrerons le moins possible dans le système marchand.
La récup. Nous restons ébahi-e-s devant les monceaux de surplus que l’on préfère détruire ou cadenasser plutôt que de les partager. Notre société veut nous convaincre qu’il faut produire et consommer moult biens, alors qu’elle croule déjà sous les objets et qu’il suffit de tendre la main dans une décharge pour trouver de quoi vivre dans un certain confort. Nous préférons récupérer ce que cette société gaspille, les fruits que les chalands jettent parce qu’ils ne sont pas assez lisses, les meubles que les ménager-e-s jettent parce qu’il faudrait les réparer d’un clou, les vêtements que les minet-te-s jettent parce qu’ils ne sont plus à la mode, le pain de la veille et les espaces abandonnés. La récup est pour nous un moyen de se désengager des fers et des frénésies du système marchand.
Travailler moins. Nous voilà en définitive avec moins de revenus à trouver, moins de temps laissé au travail rémunéré. Nous voilà riches. Parce que le luxe n’est pas l’argent mais le temps, nous voilà riches, riches parce que beaucoup plus libres de choisir ce que nous faisons des moments de nos vies, riches de pouvoir davantage en déterminer le sens. Riches de journées décalées, déjantées, savourées. Riches de pouvoir emboîter le pas à nos envies, de pouvoir être disponibles pour les gens autour, de pouvoir engraisser nos matinées, de pouvoir soudainement dédier des jours et des nuits à d’insolites ou passionnées constructions, de pouvoir partir humer l’air de la montagne d’à côté quand le besoin s’en fait sentir, de pouvoir partager nos journées entre l’apprentissage de la plomberie et de savantissimes lectures... L’art de vivre n’est plus réservé aux aristocrates.
Ne pas se plier aux lois de l’économie. Comment vivre avec moins de 1000 francs [150 euros] par mois? Squatter, faire de la récup, vivre à plusieurs (chez nous, un seul four, un seul téléphone, un seul ordinateur, une seule perceuse pour 10, alors que les locataires de studios doivent s’en acheter un chacun-e). Nous voilà davantage libéré-e-s de la nécessité du gain. Enfin nous pouvons organiser une bonne partie de notre existence en fonction d’autres buts et d’autres contraintes que celles de l’économie de marché. Plus besoin de nous demander si ce que nous aimons faire est rentable. L’argent n’est plus un obstacle pour tout ce qui ne le concerne pas: les individus ou collectifs motivés par des objectifs sociaux, culturels ou artistiques plus que pécuniaires peuvent avoir un local pour appuyer leurs projets même s’ils sont peu fortunés, s’ils ne sont pas encore reconnus par les institutions ou ne cherchent pas à l’être (et donc ne touchent pas de subventions). Maîtriser son temps. Nous squattons, nous avons du temps, nous sommes maîtres de son organisation. Nous apprenons à nous dynamiser sans qu’un horaire de boulot nous y oblige. Nous apprenons à prendre du repos quand il est nécessaire et non pas quand le calendrier des vacances l’a arrêté. Nous apprenons à connaître et à respecter nos priorités et nos limites, nous pouvons les explorer d’autant mieux qu’aucune autorité ne se charge pour nous de les fixer. La liberté permet la connaissance, la conscience et, quand il le faut, l’adoption d’une discipline personnelle, choisie et comprise. Nous devenons autonomes.
Choisis ta précarité, camarade. On associe le squat à la précarité matérielle, à celle de l’illégalité, à celle du temporaire. Mais la diminution du confort et de la sécurité dans un squat n’est pas forcément aussi grande et aussi insupportable qu’on veut le faire croire. Et puis, nous préférons nous détacher de ces besoins-là pour que nos vies gagnent en autonomie, en liberté, en sens, en intensité. Quitte à choisir, nous préférons la précarité matérielle et la précarité de l’instabilité à celles d’une existence morne, routinière, à peine vécue.