FRANCE: Le syndrome Charlie

de Alex Robin, Chroniqueur à Radio Zinzine, 9 mars 2015, publié à Archipel 234

Les attentats de début janvier 2015 à Paris contre Charlie hebdo et les clients juifs d’un magasin casher, perpétrés par trois jihadistes, ont été un petit «onze septembre» pour la France. Parmi les vingt morts se trouvaient six des plus célèbres caricaturistes français, et c’est ce qui a le plus choqué.

Les trois tueurs, Français d’origine étrangère, lourdement armés, suicidaires autant que meurtriers, se sont revendiqués de Daech et Al Qaïda au Yémen. Cette affaire est à la jonction des contradictions intérieures de la société française et de l’implication extérieure de la France au Moyen Orient.
Les premières réactions ont débouché sur un questionnement et un débat sur la cohérence de la société française, mais guère sur la position de la France dans le monde et son rapport au Moyen Orient qui sont pourtant au cœur de l’affaire.
Onde de choc L’onde de choc provoquée par l’événement a débouché sur une mobilisation extraordinaire de Français, et autres Occidentaux, en faveur de la liberté d’expression et contre la terreur. Le mot d’ordre «Je suis Charlie» s’est propagé partout en un fantastique mimétisme. En soi, ces valeurs sont universelles et l’assassinat de caricaturistes est évidemment inacceptable. Mais il faut reconnaître que les mobilisations en question étaient surtout «blanches», et occidentales. Comme on le sait, d’autres manifestations eurent lieu par la suite dans des pays arabes, africains et musulmans contre ce qui paraissait être un blasphème. Ce «blasphème», c’est un ensemble de caricatures dont la première représente le prophète Mahomet avec une bombe dans le turban. Dans certains de ces pays, les manifestations sont souvent des dérivatifs qui permettent au pouvoir en place de canaliser les tensions dont ils sont en partie responsables. Mais pour nombre de musulmans, les caricatures du prophète sont une insulte, alors que pour les partisans de Charlie, la caricature est une liberté fondamentale. Cette question avait déjà été évoquée au cours de ce que l’on avait appelé l’affaire des caricatures, en 2007, quand Charlie était accusé par des institutions musulmanes d’avoir proféré des injures publiques .
Pour la justice française, qui ne considère pas le blasphème comme un délit, il fallait trancher entre la liberté d’expression du journal et le respect des croyants. Les juges ont considérés qu’il n’y avait pas outrage antimusulman dans la mesure où les caricatures, resituées dans leur contexte, visaient les «fondamentalistes» et non les croyants en général, que ces caricatures étaient destinées à susciter le débat, et que l’on était libre de ne pas acheter le journal, (à la différence d’une affiche publique par exemple).
A l’image de ce procès, le drame de janvier a d’abord relancé le débat autour de la laïcité française entre les tenants d’une culture jacobine centralisatrice, et les partisans d’un certain multiculturalisme. Centré sur cette problématique, l’éditorial de Charlie du numéro massivement tiré après la tuerie est resté sur ses positions en s’en prenant à ceux qui prônent le «communautarisme» et le «relativisme culturel», coupables d’ouvrir la voie au «totalitarisme religieux». Pour ce courant de pensée, assez fort en France, le communautarisme signifie par exemple l’acceptation de signes religieux dans l’espace public.
Un voile se déchire En France, les signes religieux ostentatoires sont interdits à l’école depuis 2004, dissimuler son visage sur la voie publique est interdit depuis 2010, et une circulaire de l’éducation nationale interdit aux femmes voilées d’accompagner leurs enfants dans les activités périscolaires depuis 2012.
Mais nombre d’athées français font une transposition entre leur héritage de lutte historique contre le pouvoir catholique et la situation contemporaine, face à la minorité française musulmane. Certains Français athées estiment que la laïcité est en danger à partir du moment où l’on tolère des signes identitaires tels que le voile dans l’espace public.
Pourtant, la Grande Bretagne est sur cette question aussi «communautariste» que la France est jacobine, et cela ne lui a pas posé de problème durant des décennies. Les femmes voilées, même du niqab, sont autorisées sur la voie publique; les cantines et les piscines sont adaptées aux mœurs musulmanes, etc. Si des tensions sont apparues à Londres ces dernières années c’est essentiellement dû à l’engagement british dans les guerres du golfe.
L’on peut se demander si en France le débat est bien posé: ces dernières années, la cohésion de la société a plus été en proie aux politiques libérales qu’à une éventuelle invasion musulmane. Et la question du communautarisme versus multi culturalité est sans doute moins importante que la capacité à assumer un modèle, quel qu’il soit. Un système peut obtenir une adhésion populaire à la hauteur de ce qu’il peut donner en échange. Le gouvernement français a réagi aux attentats en annonçant des mesures volontaristes pour une meilleure mixité sociale et une meilleure connaissance de la laïcité, au sens du principe qui permet à toute croyance et non croyance religieuses de vivre ensemble. Mais il ne va pas à l’encontre de la loi de la jungle libérale qui élargit les fossés entre les classes sociales, pas plus qu’il ne prend en compte la rancœur anti-française que les actions militaires de la France ont pu susciter dans le monde arabe.
Or aujourd’hui, un étranger arabe ou un Français d’origine arabe ont très peu de chance d’être intégrés, même s’ils font tout pour cela. C’est une telle évidence que le premier ministre Valls l’a clairement reconnu le 20 janvier en évoquant un «apartheid territorial, social et ethnique», et en reconnaissant que le mot intégration n’a plus de sens en France. Il suffit de regarder les représentants de l’élite française pour réaliser à quel point elle contraste avec la «biodiversité» de la rue. Cela est non seulement une question sociale, mais aussi de reconnaissance des différences culturelles.
On peut penser que les sentiments identitaires entre Français de souche, Français juifs, Français musulmans et autres, se renforcent et qu’ils peuvent finir par s’entrechoquer dangereusement. En ce sens, les agressions commises contre des institutions musulmanes françaises suite à l’affaire Charlie sont inquiétantes. Déjà dans les années 1980, le fameux orientaliste Maxime Rodinson faisait remarquer que l’émergence du mot «communauté» dans notre vocabulaire courant était mauvais signe. Mais une meilleure cohérence de la société a surtout besoin d’être juste. A la suite de l’affaire Charlie, l’humoriste Dieudonné1 a été mis en examen pour «apologie du terrorisme», après avoir dit qu’il se sentait «Charlie Coulibaly», du nom d’un des tueurs. D’autres inculpations de ce type ont été prononcées contre des propos provocateurs, ou même des réticences à adhérer à l’«union nationale», tandis que par ailleurs des mesures de plus en plus sécuritaires sont prises. Mais il n’y a pas de réprobation officielle française quand de jeunes juifs français vont s’engager dans l’armée israélienne. Et généralement, l’islamophobie est moins sanctionnée en France que l’antisémitisme. A cet égard, certains Français dénoncent un «deux poids deux mesures». Si la France veut redonner des couleurs à sa république, elle doit s’ouvrir équitablement à sa diversité, et faire preuve de volontarisme à travers les structures de la société. Or c’est l’inverse qui se produit: les espaces de convivialité publics se raréfient. Même les bancs publics sont en voie de disparition dans ce pays. Un détail: les dernières années, le programme radiophonique EPRA, qui permettait aux radios locales françaises de diffuser des thèmes touchant à l’intégration, a été supprimé par le gouvernement.
La France dans le monde et le monde dans la France Le sentiment d’exclusion, le manque de reconnaissance, le manque de stabilité psychologique, font partie du problème que révèle les attentats de Paris. Ayant du mal à s’identifier à leur pays, certains Occidentaux, souvent d’origine étrangère, s’identifient désormais à la cause de «frères arabes». Un peu comme quand dans les années 1970, de jeunes Européens en mal d’idéal allaient s’engager à l’OLP. Durant le drame de Charlie et du magasin casher, les frères Kouachi se sont référés à Al Qaïda au Yémen, et Coulibaly à Daech. Auparavant les trois s’y étaient entraînés. Au cours de la discussion que Coulibaly a eue avec ses otages juifs à Paris, il leur reprochait de soutenir les opérations militaires françaises en payant leurs impôts. Il parlait de l’Irak, du Mali, de l’abandon des Syriens puis du bombardement de Daech, et de la Palestine.
La question de la susceptibilité religieuse, et identitaire, est donc mêlée à un enjeu géopolitique et à un sentiment de solidarité avec des victimes musulmanes auxquelles les candidats jihadistes s’identifient. Comme le fait remarquer le sociologue Farhad Khosrokhavar2, les jihadistes ne sont pas de grands connaisseurs du Coran pour la plupart. Ils sont souvent des convertis de la dernière heure. De leur côté, Daech et Al Qaïda Yémen reprochent aux Occidentaux d’intervenir «chez eux» et Daech menace la France de représailles depuis que des avions français interviennent en Irak. Le politologue François Burgat souligne que les drones américains ont fait plus de 800 morts au Yémen depuis le début des années 2000. Une grande partie de ces bombardements ont touché des civils, ce qui a suscité de nouvelles vocations jihadistes. C’est précisément ce que craignait un conseiller du général Pétraeus face à l’usage des drones3. Outre la pulsion identitaire et l’obsession de rétablir le califat, Al Qaïda a des revendications rationnelles antioccidentales qui ne sont guère évoquées dans nos médias et qui sont pourtant déterminantes… Notamment la remise en cause du deal perpétué entre les USA et l’Arabie Saoudite, accort selon lequel les USA assurent la sécurité de l’Arabie Saoudite tandis que cette dernière favorise un prix du pétrole favorable à l’Occident. Le soutien systématique de l’Occident à Israël, et de manière générale l’implication des Américains et de leurs alliés dans la région, font également partie des motifs de cette rancœur politique. Et l’on peut se demander pourquoi, après 2003, quand le président Chirac avait refusé de participer à la guerre du Golfe, on trouvait sa photo dans les maisons en Palestine, tandis qu’après le drame de Charlie, des Palestiniens ont manifesté contre la France. Pour la France et les Occidentaux, il va donc devenir de plus en plus difficile de pratiquer la politique de l’autruche dans les sables du Moyen- Orient. Et une fuite en avant sécuritaire ne fera que restreindre nos libertés, sans autre efficacité, si l’on ne met pas toutes les cartes sur table...

  1. Il ne s’agit bien sûr pas ici de défendre Dieudonné, dont le rapprochement avec des personnalités d’extrême droite, les provocations antisémites et le soutien à Bachar el Assad posent problème, mais de constater que la volonté des autorités de le faire taire est contre productive dans la mesure où elle apparaît comme un traitement particulier. C’est en tout cas ainsi que des dizaines de milliers de jeunes issus de milieux populaires, qui se retrouvent dans son humour «antisystème», le perçoivent désormais comme une victime.
  2. Voir Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, Paris, éd. Maison des sciences de l’homme, 2015.
  3. Le général Pétraéus dirigeait la guerre des USA en Irak. Voir Grégoire Chamaillou, Théorie du drone, Paris, éd. La Fabrique, 2013.