FORÊTS: Contre le délire d’E.On

de Nicholas Bell FCE - France, 19 févr. 2014, publié à Archipel 223

Depuis octobre 2013, la contestation contre le monstrueux projet de mégacentrale électrique à biomasse à Gardanne (Bouches-du-Rhône)1 ne cesse de s’étendre en Haute-Provence. C'est à ce moment-là que les citoyens et les élus locaux de cette région ont appris que ce projet avait été approuvé par le gouvernement de M. Sarkozy deux ans auparavant et que leur territoire avait été désigné «zone d’approvisionnement prioritaire» pour du «bois forestier» par l’entreprise allemande E.On.

La conséquence prévisible est la surexploitation des forêts les plus accessibles avec recours aux coupes rases et à la destruction d’habitats naturels pour une centrale qui n’est absolument pas écologique:

  • elle brûlera plus de charbon que la centrale actuelle (13% du combustible total);
  • elle brûlera des bois de récupération pollués (11%);
  • le projet nécessitera 2.800 tonnes de bois par jour, soit un camion toutes les deux minutes (selon la commission biomasse de l’Assemblée Nationale);
  • malgré un rendement très faible d’environ 35%, car il n’y aura pas de cogénération (valorisation de la chaleur), l’Etat a accordé une dérogation qui permettra à E.On de recevoir des subventions publiques d’environ 1,4 milliard d’euros sur 20 ans2. Cela veut dire que deux arbres sur trois brûlés dans la centrale chaufferont le ciel et les oiseaux, et un seul produira de l’électricité.
  • une telle mégacentrale mettrait en danger l’ensemble de la filière bois locale et détruirait plus d’emplois qu’elle n’en créerait.

Un «Collectif SOS Forêts 04 – Non à E.On»3 a été lancé le 11 décembre à Forcalquier (Alpes-de-Haute-Provence) et un autre collectif sera créé le 24 janvier 2014 dans les Hautes-Alpes. Les collectivités de la zone du Luberon-Montagne de Lure4 ont réagi très rapidement et vivement en adoptant une motion commune. Elles «dénoncent dans leurs principes et dans leurs conséquences les projets de mégacentrales qui, sous couvert d’utiliser une ressource renouvelable, contribuent au gaspillage énergétique et condamnent la France à importer de la biomasse».

Depuis dix ans, les élus de la région Lure-Luberon ont mis en place une filière biomasse locale avec 55 chaufferies de taille modeste dans des villages et villes de la zone. Ils sont maintenant convaincus que cette démarche est sérieusement menacée par l’arrivée du mastodonte E.On. Il s’agit de deux modèles totalement opposés: Selon le principal syndicat au sein de l’Office National des Forêts, SNUPFEN-Solidaires, la quantité de bois dont E.On aura besoin «représente la consommation de bois des 5.000 chaufferies locales intégrées à un bassin d’approvisionnement raisonnable. (...) Les 60% gaspillés du fait du rendement médiocre d’E.On représente la consommation potentielle de 3.000 de ces chaufferies raisonnables».5

Pendant la conférence de presse du 16 décembre à Grambois (Vaucluse), où cette motion a été présentée, Pierre Honoré, président de la Charte Forestière de la Montagne de Lure, a précisé que «parmi les aberrations les plus importantes de ce projet, il y a l’utilisation d’une structure minière, donc d’une ressource qui est théoriquement prévue pour être exploitée sur place. C’est ce qui justifiait l’installation de la centrale à Gardanne, tant qu’elle fonctionnait au charbon. Mais, avec le déplacement de la matière première qui va être utilisée, c’est-à-dire la ressource forestière, qui par essence est étalée, on voit mal pourquoi on va préserver une structure centralisée pour exploiter cette énergie alors qu’au contraire, l’exploitation de cette ressource décentralisée doit passer forcément par l’installation d’une filière répartie sur l’ensemble du territoire».

Selon Brigitte Reynaud, présidente de la Communauté de Communes du Pays de Banon: «Nous dénonçons la mainmise d’un acteur unique sur nos forêts et la destruction du travail accompli jusqu’à ce jour. Ces filières industrielles ne répondent qu’à des visées courtes, et non à un projet durable de territoire. Ces projets d’E.On et d’Inova6 sont dénués de bon sens. Comment peut-on favoriser des projets respectueux de l’environnement en privilégiant des ressources locales, des circuits courts, et en parallèle donner sa bénédiction pour de telles aberrations industrielles qui risquent non seulement de dévaster notre territoire forestier et notre environnement, mais également de déstabiliser l’économie de notre région? Comment peut-on laisser des industriels fabriquer de l’électricité avec du bois, alors que nous avons le vent, le soleil, ou l’eau que nous pouvons utiliser plus judicieusement comme énergies vraiment renouvelables? Il serait temps que les acteurs directement concernés soient vraiment concertés, vraiment écoutés.

Nous sommes fatigués de devoir toujours nous battre, de perdre du temps, de l’argent, de la crédibilité, parce que les choses sont réfléchies avec des intérêts qui sont bien trop éloignés des véritables enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Quand arrêtera-t-on de nous prendre pour des demeurés, prêts à accepter n’importe quoi sous la menace de l’emploi? Mais nous ne baisserons pas les bras, et disons fermement non à cette aberration économique, sociale et environnementale.»

C’est effectivement l’argument du maintien d’emplois (entre 60 et 80) qui a été mis en avant par E.On, le gouvernement, le maire de Gardanne et la CGT pour justifier ce projet. Mais un simple calcul montre l’inanité de cette position. Les subventions publiques qui seront payées par tous les Français à travers leurs factures d’électricité correspondent à environ 70 millions d’euros par an, soit un million d’euros par emploi par an. En se basant sur un salaire net mensuel de 2.100 euros, il serait possible de créer presque 1400 emplois avec cette même somme. D’autres calculs estiment que l’on pourrait rendre énergétiquement efficaces les logements de 140 000 personnes, ce qui créerait également beaucoup de travail.

Mais quels emplois seraient créés dans le secteur forestier par l’arrivée d’un nouveau client puissant, dont l’objectif est bien sûr le maximalisation de ses profits? Un récent article intitulé «On mettra dix Roumains ici, ça ira vite! L’importation de main-d’œuvre dans le secteur forestier», publié sur le site «Terrains de lutte» en novembre 2013 donne une bonne indication.

«Les entreprises qui mobilisent des bûcherons sont donc contraintes d’aller trouver ailleurs cette main-d’œuvre7. Pour certaines d’entre elles, les pays de l’est de l’Europe nouvellement intégrés dans l’Union européenne, fournissent désormais ces travailleurs. Le bûcheronnage fait en effet partie des métiers dérogatoires pour lesquels les conditions d’importation de la main-d’œuvre sont assouplies, facilitant le recrutement de salariés immigrés. (…) En outre, la législation européenne autorise le détachement de salariés d’entreprises au sein de l’Union européenne dans le cadre de contrats de prestations transfrontalières de services. Cela permet à une entreprise française de sous-traiter ses chantiers à une entreprise roumaine qui fournira ses propres salariés. Les chantiers sont alors réalisés par des ouvriers roumains, salariés d’une entreprise installée en Roumanie, et qui restent en France pour la durée du chantier, le plus souvent deux à trois semaines. (…) Cette démarche est désormais bien insérée dans les rouages de ces entreprises.

Elle permet de réaliser rapidement des chantiers difficiles et à un coût bien moindre que celui que demanderait un entrepreneur du coin pour les mêmes délais. 'Avec les Roumains, on fait de la quantité. La qualité, si c’est pour une usine de pâte à papier, ils s’en foutent', affirme une responsable d’exploitation d’une entreprise forestière d’une quarantaine de salariés. (…)Tout ceci s’opère sous une forme de délocalisation sur place entièrement légale, dans son principe, et particulièrement peu visible, où la mobilisation d’une main-d’œuvre étrangère n’implique plus l’installation, même à court terme, de travailleurs immigrés dans les régions concernées.»

Il semble de plus en plus évident que les autorités françaises, au niveau régional et national, ainsi que les experts techniques qui se sont penchés sur le dossier, sont conscients que le projet d’E.On est une véritable aberration. Lors d’une audition sénatoriale en octobre 20138, Pierre-Marie Abadie, directeur de l’énergie au ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie a constaté que «nous tenons à la hiérarchie des usages, qui va du bois d’œuvre au bois d’énergie sous forme de chaleur, prioritairement sur l’électricité en cogénération, et excluant tout usage électrique pur. Il y a toutefois eu au moins une exception célèbre avec le dossier de Gardanne. L’électrique pur ne représente que 35 % d’efficacité énergétique. C’est un désastre en termes d’utilisation de la ressource. Lorsqu’on fait de l’électricité, il faut faire de la cogénération.»

Malgré cette évidence, personne n’ose agir. L’Etat hésite sans doute à remettre en question ce projet délirant, car l’entreprise allemande a déjà investi environ 200 millions d’euros sur le site de Gardanne. Mais vu les coûts multiples à long terme, (subventions publiques excessives, pollution, menaces pour la santé publique, aggravation du bilan carbone, destructions d’écosystèmes, importations massives…) il aura tout intérêt à mettre fin rapidement à ce cauchemar éonesque. A moins que l’Etat n’y soit contraint par le recours juridique déposé le 29 novembre 20139…

  • Voir aussi «Ca brûle pour la forêt», Archipel No220, novembre 2013
  • Selon le cahier des charges établi par la Commission de Régulation de l’Energie (CRE), une telle centrale doit fournir un rendement minimum de 60%, grâce à l’utilisation de la chaleur pour alimenter des réseaux, pour pouvoir avoir droit au prix bonifié proposé aux fournisseurs d’énergie renouvelable (photovoltaïque, éoliennes, etc.).
  • De nombreux documents et articles peuvent être consultés sur le site <sosforets04.wordpress.com>.
  • Il s’agit du Parc Naturel Régional du Luberon, du Pays de Haute-Provence, de deux Communautés de Communes (Forcalquier-Montagne de Lure et Pays de Banon) et de deux Chartes Forestières (Luberon et Lure).
  • Lettre ouverte envoyée le 17 janvier par la DT Méditerranée Snupfen-Solidaires à tout le personnel de l’ONF.
  • Une deuxième mégacentrale a été autorisée par le gouvernement en 2011 à Brignoles (Var). Elle nécessitera 150.000 tonnes de biomasse.
  • Ailleurs qu’au Maroc, en Turquie…
  • Transcription sur le site du collectif SOS Forêts 04 – Non à E.On
  • Requête introductive d’instance pour l’annulation de l’arrêté préfectoral autorisant le projet de la société E.On, déposée par France Nature Environnement 13, les Amis de la Terre 13, Convergence Ecologique du Pays de Gardanne et Jean-Luc Debard.