Je suis, donc nous sommes

de Camille Garcia, Manosque, Avril 2016, 25 juin 2016, publié à Archipel 248

Participer à Nuit Debout est une évidence pour moi, mais j’ai encore du mal à y croire. C’est une attente que je ne pensais pas voir comblée à l’aube de mes 30 ans. C’est un mouvement porteur d’une convergence d’espoirs que je n’osais imaginer se mettre en marche un jour. Ou plutôt une nuit.

Toutes ces utopies nocturnes pour un monde meilleur, échangées entre amis convaincus, nous essayons depuis un mois maintenant de les partager au grand jour avec toutes et tous pour qu’elles deviennent réelles. Toute cette intelligence collective me laisse penser qu’un rêve général est en marche, même si c’est sur la patience et la durée que notre résistance va se mesurer au pouvoir du système actuel.
Le 31 mars, après la manifestation contre la Loi El Khomri – que nous préférons appeler Loi Travail1 – des milliers de gens se rassemblent et se mettent à parler place de la République sous le mot d’ordre «on occupe cette place, non à la Loi El Kohmri et son monde!». Là je commence à frémir de l’intérieur. Un jour, deux jours, trois jours passent, et chaque soir le cœur de la place de la République se remet à battre, toutes ces femmes et ces hommes en deviennent le pouls, ils redonnent à cette expression «place publique» son sens premier: à faire de la politique plutôt que de la subir, à débattre de la vie de la cité sur cette agora, à redevenir des citoyennes et des citoyens avec un grand C (et pas réduits seulement à ce petit V du mot vote). A ce stade je ne frémis plus je bouillonne, j’ai envie d’aller à Paris mais j’attends un peu.
Radio Debout et Manosque aussi
Tous les soirs, avec mon compagnon, nous écoutons les AG retransmises en direct grâce à Radio Debout, tels des maquisards écoutant Radio Londres. Nous sourions à toutes ces voix, vibrons à tous ces témoignages qui expriment la même chose: ce système nous tue, nous écrase, nous dépossède de nos vies, de nos droits, on sent déjà que si la Loi Travail a été le déclencheur, elle ne sera pas le but ultime.
Petit à petit c’est toute la France qui se met à se lever la nuit: Toulouse la Rose, Bordeaux l’habituelle silencieuse, Grenoble l’écolo, Lyon la bourgeoise, Nantes et ses zadistes évidemment, Marseille et même Nice, la ville d’Estrosi, etc. Quelques temps après les petites villes de province sont aussi contaminées.
Le 8 avril ou le 39 mars en langage Nuit Debout (il a été décidé de rester au mois de mars en poursuivant le décompte des jours depuis la mobilisation du 31 mars. L’idée étant d’exprimer un lendemain hors du temps) Manosque cette endormie qui ne se réveille que lorsque l’on prononce le mot Giono, accueille sa première Nuit Debout. Incroyable mais vrai! J’habite dans un village à côté et j’ai reçu une invitation sur ma page Facebook. Une initiative conjointe d’une poignée de citoyens-militants, syndicalistes, membres de partis politiques de gauche.
Premiers pas et organisation spontanée
J’ai un souvenir peu précis de cette première Nuit Debout, sinon que cela a fait un bien fou. Juste de parler ensemble entre individus qui ne se connaissaient pas hier. Et sentir que nous sommes nombreux à partager cette colère contre cette fausse démocratie, contre le capitalisme et son monde qui nous exploitent, contre le système bancaire qui nous saigne jusqu’à la moelle et tout ce qui détruit notre environnement. Mais outre la colère et le ras-le-bol général, c’est aussi l’envie qui nous unit, celle de partager, de communiquer, de construire un nouveau monde, plus cohérent, plus juste, dont nous serons tous acteurs et responsables!
Inspirés par ce qui se passe à Paris, nous organisons les Nuits Debout à Manosque, à notre échelle. Nous créons 4 commissions: communication, logistique, action et utopies «à réaliser». Mais finalement c’est surtout l’AG qui accapare nos nuits pour le moment. Et pour cause chaque soir de nouvelles personnes nous rejoignent. Et tout le monde a tant à dire qu’il est difficile de démarrer le travail en commissions. Le ras-le-bol est palpable, chacun parle de ce qui le touche au plus près.
Très rapidement une organisation spontanée se dessine. Impressions et créations bénévoles de tracts et d’affiches, opérations collages et tractages, sono et micro présents à chaque Nuit Debout, tables pour partager un repas, un écran suspendu à un platane et un rétroprojecteur qui nous permettent de montrer documentaires, films et vidéos hors des sentiers de la pensée unique délivrée par les médias de masse. Et la certitude unanime que l’éducation populaire est très importante. Lors de la manifestation du 28 avril, nous avons mis en place une cagnotte afin d’offrir à boire et à manger en fin de manif’, mais aussi un concert. Ces actions de communication nous ont permis d’aller à la rencontre des lycéens et d’habitants dont certains, mieux informés de notre mouvement vont peut-être nous rejoindre. Mais qu’il est difficile de convaincre les gens de sortir de l’individualisme. La plupart soutiennent notre mouvement mais n’y participent pas!
Du difficile apprentissage de l’horizontalité
Entre participants à Nuit Debout Manosque, tout n’est pas simple, et si nous apprenons les uns des autres, parfois nous ne sommes pas d’accord, parfois le ton monte, parfois nous trouvons, nous les plus jeunes, que certains «vieux briscards», habitués à la communication s’accaparent trop le micro au détriment des plus timides. Parfois nous avons l’impression que rien n’avance, que l’on rame, que ceux qui sont pour l’action s’opposent à ceux qui veulent plus de temps pour la réflexion et d’autres encore pensent que l’on doit faire grandir le mouvement pour le consolider et aller au devant des populations qui ont des choses à dire. Pour ma part je crois que toutes ces directions ne sont pas incompatibles. Le mot organisation est un réel problème à lui seul, certains ont de l’urticaire lorsqu’on le prononce et d’autres aimeraient qu’on le soit un peu plus pour avancer ensemble.
La prise de décision est elle aussi un vrai enjeu: j’ai ainsi appris le consensus. Le vote à la majorité dans la prise de décision me paraissait juste. Jamais je ne m’étais dit que la minorité silencieuse avait aussi son mot à dire. Ce n’est pas toujours évident et c’est souvent plus long, mais c’est aussi plus juste. Surtout à partir du moment où nous n’enlevons en rien la liberté à qui veut de se lancer dans une action individuelle. Comme à Paris, nous ne revendiquons rien, nous reprenons possession des réflexions sur l’avenir de notre monde. Nous avons plein d’idées, nous voulons nous mettre en relation avec les associations qui œuvrent dans les quartiers populaires, nous pensons aussi à de l’itinérance dans le 04 au gré des événements mais aussi parce que d’autres villes du département ont aussi leurs Nuits Debout (Digne, Sisteron, Briançon, Gap, Embrun) et que nous voulons converger dans nos actions.
Pour des moments de grâce et d’union
Ce mélange d’âges, d’origines, d’idées, crée à lui seul des moments de grâce et d’union qui redonnent confiance en notre humanité. Ainsi, des légumes récupérés auprès de producteurs locaux sont apportés et se retrouvent cuisinés en une délicieuse soupe par une dame qui passait par là et voulait «donner un coup de main pour nous soutenir», un monsieur qui revient après un quart d’heure de route sur la place parce qu’il a oublié de nous dire «qu’il faut qu’on tienne bon et que c’est vachement bien» ce qu’on fait, et d’ajouter, «vous avez le temps!», une voisine qui, agacée au début par le bruit, nous rejoint, des policiers et des gendarmes qui arrivent équipés de gilets pare-balles et finissent par se présenter au micro et à discuter de leurs difficultés quotidiennes avec un petit groupe d’entre nous. Des étrangers, arrivés il y a peu, Libyens, Libanais ou du Maghreb viennent régulièrement, ils ont même écrit «Liberté» et «Nuit Debout» en arabe sur nos panneaux de fortune, ils m’ont confié aimer venir, «ici à Manosque on ne connaît pas beaucoup de gens, ici c’est comme une famille pour moi». Et puis à titre personnel, Nuit Debout c’est une vraie aventure humaine et collective d’engagement, quelle que soit la suite, j’y ai rencontré de belles personnes qui me nourrissent, m’apprennent le collectif et le plaisir de travailler bénévolement pour le bien commun. Parfois j’ai l’impression qu’être debout dans la nuit avec eux c’est un peu comme revoir le jour. C’est une renaissance de la citoyenne actrice de sa vie que je suis et qui n’était plus qu’une ombre passive. Et, j’en suis convaincue, il faut que durent et résistent, malgré la répression grandissante et la difficulté de fonctionner en collectif, ces Nuits Debout partout en France et dans le monde2. C’est par elles que le «je suis, donc nous sommes» – et quelle somme nous représentons, indignés de tous poils – triomphera et nous fera nous lever face à cette oligarchie qui nous gouverne et commence à trembler.
Quand la violence policière veut mettre à genoux Nuit Debout
Depuis la manifestation contre la loi Travail du 28 avril, la violence policière va crescendo. Si jusqu’à présent Nuit Debout était tolérée jusqu’à minuit place de la République à Paris, la préfecture de police de la capitale interdit depuis le 2 mai le rassemblement au-delà de 22 heures et jusqu’au lendemain 7 heures. L’introduction et le transport de boissons alcoolisées et toutes les activités liées ou générées par le rassemblement, comme la musique ou les cortèges sont aussi interdits. Raison invoquée: dégradations et violences contre les forces de l’ordre. Une violence à double sens. Et pas vraiment à armes égales. D’un côté armes à effet de souffle comme des grenades d’encerclement ou autres GLI F4 «assourdissantes», OF F1 «offensives», traditionnels gaz lacrymos, canons à eau, sans oublier taser et flash-ball. De l’autre, des personnes civiles et non armées et il n’est pas inutile de rappeler ici qu’un pavé, un bâton, une bouteille, un pétard ou n’importe quel projectile qui n’a pas été usiné comme une arme n’en est pas une.
Depuis le 11 avril, plusieurs épisodes d’intimidation et des évacuations de plus en plus dures accompagnées de destructions d’installations créées par Nuit Debout (un jardin potager, un château en bois) sont rapportés malgré l’apparente tolérance d’Anne Hidalgo, la maire de Paris. Une grosse dizaine de jours après le début du mouvement la place est encerclée tous les soirs avec des camions de gardes mobiles et de CRS. Etat d’urgence oblige, les accusations de laxisme, de la part de l’opposition, FN et Les Républicains en tête, pleuvent sur le gouvernement socialiste qui semble donc faire monter la pression.
Depuis le 28 avril, les violences se sont ainsi accentuées. Ce jour-là, après une nouvelle manifestation contre la Loi Travail dans la journée, Nuit Debout tient, comme à l’accoutumée, son Assemblée populaire. Vers 1h30 du matin on assiste à une évacuation musclée à grands renforts de grenades lacrymos. Des journalistes sur place attestent de manifestants blessés. Selon la préfecture il n’y a aucun blessé, seulement une trentaine d’interpellations. Pourtant ce soir-là, une vidéo tournée par un jeune réalisateur montre des coups de poing assénés en plein visage par des CRS sur des manifestants menottés et ne montrant aucun signe de résistance.3
Quelques jours plus tard, après le défilé du 1er mai, lui aussi marqué par une forte répression policière, l’assemblée générale quotidienne de Nuit Debout à Paris est interrompue par les forces de l’ordre. Sur le site Paris-luttes.info, le témoignage est édifiant4. Alors que l’ambiance est calme et qu’un concert de René Binamé se joue place de la République, le jeune homme raconte: «En flânant, mon regard est attiré par la ligne de CRS qui jouxte la rue du Faubourg du Temple. Ils commencent mystérieusement à s’équiper. Ils mettent des casques, sortent les boucliers. […] Il est important de noter que personne ne les remarque. Tout le monde se fout d’eux. […] Aucun projectile n’est lancé évidemment. Mais je ne suis pas au bout de mes surprises: les CRS se mettent d’un coup à charger dans le vide. Ils courent comme des dératés sur 40 mètres et se positionnent ensuite en tortue romaine reculant prudemment, comme s'ils étaient sous une pluie de projectiles. Evidemment les gens affluent et s’énervent. […] Il n y a pas de violence mais l’ambiance change. Ça devient plus lourd... Une demi-heure après, les échauffourées commencent...»
Ce 1er mai a été violent dans de nombreuses villes, Lyon, Grenoble ou Nantes, etc. Depuis le 3 mai les débats parlementaires ont commencé avec plus de 5000 amendements déposés mais aucun recul de prévu pour le moment. Quoi qu’il en soit parmi les opposants le slogan s’est désormais élargi: «Non à la loi Travaille! et son monde ainsi qu’aux violences policières.» Un collectif composé de plus de trois cents universitaires, artistes, militants associatifs, lance un appel pour dénoncer violences et dérives policières qui se généralisent depuis l’instauration de l’état d’urgence. Constat étayé par Amnesty International qui s’alarme dans son rapport annuel des allégations de violences policières et d’usage excessif de la force en France. L’organisation de défense des droits de l’homme critique aussi la légèreté des enquêtes sur les faits impliquant les policiers. «Les procédures disciplinaires et les enquêtes judiciaires sur de tels incidents continuent d’être loin des standards internationaux», lit-on dans le document.

  1. En effet nous pensons que Mme El Khomri est une femme politique qui était jusqu’à présent dans l’ombre et a été catapultée au ministère du Travail pour porter cette Loi, un bon fusible en somme.
  2. Le Mouvement Nuit Debout est contagieux. Ont été contaminés nos amis des DOM-TOM, mais aussi le Canada, le Québec, l’Espagne, l’Allemagne, le Brésil…Une journée d’action internationale était d’ailleurs prévue pour le 15 mai.
  3. La vidéo peut être visionnée sur le site de France Télévision sous ce titre «Des CRS frappent des manifestants menottés lors de l’évacuation de Nuit Debout».
  4. A retrouver complet sous le titre «République: récit d’une grossière provocation policière au soir du 1er mai».