FRANCE: De Paris jusqu’à Nice... ils ont marché!

de Odile Schwertz-Favrat ( Valence le 20 juin 2010), 10 août 2010, publié à Archipel 184

L’idée de la marche a germé dans la tête d’Anzoumane Sissoko, faux sans papiers1 mais vrai «sage» africain, ayant toutefois vécu lui-même auparavant toutes les galères des sans papiers, porte-parole du Collectif 75 du «Ministère de la Régularisation de tous les sans papiers»2, ce Ministère très spécial qui a élu domicile en juillet 2009 dans les locaux désaffectés de la CPAM, rue Baudelique à Paris et qui y campe toujours depuis bientôt un an.

Le contexte social, le durcissement des textes réglementés par le Ministère ad hoc, le vrai, celui de «l’identité nationale» en péril (!), l’isolement du mouvement des collectifs de sans papiers, déserté par un certain nombre d’organisations affichant pourtant le label traditionnel de la solidarité, les difficultés à susciter ou à ressusciter au cours de cette longue traversée de la France un mouvement de solidarité à la hauteur de l’événement et à souder aussi un groupe aussi divers que celui des marcheurs et des marcheuses, le silence assuré des grands médias nationaux, pas encore totalement à la botte du pouvoir, mais ..., bref l’entreprise paraissait pour le moins incertaine.

Retour à Paris

Qu’à cela ne tienne. Ils étaient quatre-vingts au départ, davantage ensuite, et ils ont marché au rythme des djembés et de leurs propres chants de libération: «Nous sommes les Sans Papiers en lu-u-tte...». De Paris jusqu’à Nice, du 1er mai jusqu’au petit matin de leur retour à Paris le 2 juin par train de nuit. Boudés étonnamment cette fois par les forces de police, ils ont assuré leur propre service d’ordre dans un esprit parfaitement collectif et discipliné. Pas un seul dérapage, aucun contrôle, aucune arrestation, même le jour de la manifestation du 5 juin dans un Paris quadrillé par la police. Les rôles avaient été assignés dès le départ et l’initiateur de la marche, unanimement respecté, a accompagné les marcheurs de sa présence quotidienne ferme mais fraternelle, assurant ce faisant la cohésion du groupe tout le long de la marche. C’est ce qui est ressorti du premier bilan fait par les marcheurs le 4 juin, réunion à laquelle j’ai assisté en silence, y ayant été invitée. Ce fut également l’occasion d’un concert d’éloges adressés aux personnes, physiques et morales, qui les avaient accueillis et encouragés dans les différentes étapes!
A leur arrivée à la gare d’Austerlitz les marcheurs et marcheuses avaient le visage radieux du pari tenu et de l’amitié forte qui avait scellé une expérience collective unique. Ils voulaient rester ensemble, la tête encore pleine d’images des paysages de province inconnus auparavant du plus grand nombre et de mille rencontres fabuleuses contrastant avec les soupçons et les rejets habituels de l’administration! Tous pressentaient bien pourtant que le fameux sésame indispensable à la survie au pays des droits humains ne serait pas au bout du chemin et qu’il faudrait encore sans doute bien d’autres combats!

Un accueil sans préjugés

Sacré pari en effet que de tenter de gagner au jour le jour cette solidarité que des sondages d’opportunité s’emploient à nier pour justifier les politiques d’exclusion et de répression. Pari gagné pourtant! C’est l’un des principaux acquis. En effet l’accueil des populations dans les localités traversées allait faire voler en éclats le préjugé selon lequel la terre de France serait majoritairement inhospitalière et raciste.
Les marcheurs ne tarissent pas d’anecdotes savoureuses et touchantes sur le climat de cet accueil: repas familiaux, douches, machines à laver mises à disposition chez l’habitant, en particulier dans ce petit village drômois de Cliousclat dont on parlera encore longtemps à Paris, soins et massages assurés tout le long du parcours par des personnes le plus souvent anonymes, invitations à revenir, «maisons du peuple» largement ouvertes (hélas dans une trentaine de localités seulement!), avec accueil des maires et des élu-e-s (y compris dans une mairie UMP!), accompagné d’interventions politiques claires et sans détour, comme le fut celle du maire de Portes-lès-Valence, unique malheureusement dans l’agglomération valentinoise, remise de médailles de la ville dans d’autres municipalités, prise en charge de l’hébergement et des repas, soutien financier et surtout encouragement à poursuivre la lutte avec l’assurance du soutien...

Les collectifs d’accueil

Si le soutien des organisations et associations, forcément plus compliqué, fut mitigé, en raison de vieilles rancœurs et querelles partisanes, et surtout des polémiques sur l’autonomie du mouvement, ce sont tout de même partout des collectifs d’associations, d’organisations et de personnes individuelles qui ont géré l’accueil sur place des marcheurs, souvent dans un temps record, en particulier lorsqu’une étape prévue était annulée in extremis et qu’il fallait improviser deux jours avant l’arrivée!
Ces collectifs ont largement démontré leurs capacités d’organisation dans l’urgence, avec juste ce qu’il fallait d’improvisation pour rendre le mouvement sympathique. Ce faisant ils ont favorisé la reconnaissance d’un mouvement politique fort. C’est un encouragement à continuer.
A noter aussi l’indépendance dont ont su faire preuve certaines organisations tout le long du parcours, telles la Cimade, la LDH ... ou les sections locales de la CGT, qui à divers endroits se sont démarquées des positions nationales de leur organisation et ont même assuré l’accueil de la marche à Cannes et à Nice, accueil qui, en raison des interdits gouvernementaux et des menaces de toutes sortes, n’était pas gagné.
Dans certaines régions, la marche a même permis de redynamiser, voire de ressouder les forces en présence en proie à l’essoufflement et à la morosité ambiante, souvent source de repli et de division.

Une parole politique forte

Partout l’émergence d’une parole politique forte, reléguée auparavant dans les ghettos «du non droit de cité» de ces parias modernes que sont les sans papiers, a surpris. Ces parias-là, issus des cinq continents, maniant souvent avec brio la langue de Voltaire, loin de faire figure d’assistés, se sont révélés capables d’analyse et d’expression politiques. Sans rancœur, mais fermement, ils n’ont pas craint d’ouvrir les pages contestées de notre histoire: les ravages de la colonisation et la poursuite de la domination à travers les relations à sens unique de la France-Afrique, les raisons sociopolitiques de l’exil forcé des pauvres du monde entier. Ils n’ont pas craint non plus de dénoncer la frilosité coupable de certains politiques, contraire aux idéaux affichés au pays dit des «droits de l’Homme».
Le discours compassionnel n’a pas été de mise. Analyses pertinentes, revendications claires, parole politique forte et digne, ce sont les marcheurs qui ont, à chaque étape, donné le ton!
Invitée à participer aux réunions de préparation de la manifestation du 5 juin au Ministère de la Régularisation de Tous les Sans Papiers, après le retour des marcheurs à Paris, j’ai été saisie de la qualité du débat qui a opposé les partisans de la jonction de cette manifestation avec la manifestation de soutien aux Palestiniens et les personnes opposées à cette convergence. Les arguments politiques échangés par les porte-parole des 14 collectifs, la plupart du temps dans le calme et le respect de la parole adverse, ont permis d’aboutir à un compromis. Et finalement ce n’est pas tant la décision prise qui était importante, même si cette décision d’organiser un point de convergence avec la manifestation de soutien aux Palestiniens m’a paru grandir la lutte des sans papiers, mais bien le débat qui avait précédé, les arguments pertinents échangés pendant de longues heures, le vote qui a suivi et l’adhésion collective des quelque 3.000 occupants du Ministère de la Régularisation et qui a permis samedi 5 juin le départ pour la Place de la Bastille de plusieurs milliers de sans papiers avec une grande banderole réalisée par le Collectif turc et kurde: «Solidarité avec les Palestiniens sans papiers dans leur propre pays»! Maîtrise du débat démocratique dont pourraient parfois s’inspirer nos collectifs et bien des politiques jusqu’au sommet de l’Etat!

Recherche de consensus

Affirmer pour autant que dans cette immense assemblée il n’y a pas de tensions, il n’y a pas de conflits de pouvoir, pas de frictions entre les personnes, serait évidemment aussi erroné que stupide et ce n’est pas mon propos. Comme dans toutes les collectivités, des tensions, des oppositions ou des divergences dans les stratégies avancées, des conflits de personnes, des incompréhensions, ont traversé un groupe aussi divers. Mais c’est le débat collectif permanent qui a permis jusqu’à ce jour d’avancer et d’afficher, actuellement au moins, ce front de lutte uni qui ravive aujourd’hui l’espoir sinon de gagner mais d’ajouter une pierre à la longue construction de la «régularisation globale», inatteignable me semble-t-il sans la jonction de toutes les forces de résistance, car elle est une véritable remise en cause du système capitaliste et contrecarre forcément les visées du patronat et du gouvernement.

Autonomie du mouvement

Une telle solidarité dans la lutte ne peut être que celle des exclus eux-mêmes, celle de personnes réunies par une solidarité de classe essentielle, n’ayant plus rien à perdre, celle de tous ces «indésirables» contraints à partager depuis si longtemps d’incroyables galères: vie entre parenthèses sur fond de grèves, d’occupations et de manifestations avec l’épée de Damoclès permanente des contrôles, des arrestations, des expulsions, des séjours en centres de rétention ... Et avec pour seul horizon, quand on parvient à sortir de ces «camps», la rue, l’hiver passé dehors ou bien, même à Baudelique, dans les chambres glacées avec, aujourd’hui encore, l’unique repas par jour assuré pour réchauffer le corps. Dans ce contexte, les critiques qui fusent parfois sur l’inorganisation du mouvement peuvent paraître dérisoires, voire indécentes. Le choix de lutte collective dans un pareil dénuement ne peut que forcer l’admiration. La lutte de ces «desperados», la plus longue et la plus déterminée qu’aient vécue des exclu-e-s en France est, depuis la longue grève des «Saint-Bernard» un mouvement phare en Europe. Il mérite le respect. Leurs choix de lutte et d’organisation, c’est évident, ne peuvent pas être les nôtres, nous qui vivons encore dans des espaces protégés et une relative sécurité, un autre monde assurément!
Justesse aussi de la revendication: Régularisation de tous les sans papiers.
Toute autre revendication fragmentaire, régularisation des travailleurs sans papiers (les travailleurs «utiles» de l’immigration «choisie»?), régularisation des seuls parents d’enfants scolarisés, régularisation des débouté-e-s du droit d’asile ou d’autres droits, ne peut que diviser le mouvement des sans papiers et le mouvement de solidarité, générant des régularisations partielles, des régularisations à critères qui recréent à l’infini de nouvelles catégories d’exclu-e-s. Ce sont les stratégies de division du pouvoir qui nous cantonnent dans des actions de défensive et de «saucissonnage» des luttes de l’immigration: les parents d’enfants français, les postulants au droit de vivre en famille, de se marier, de travailler et dans la catégorie «travailleurs», les «permanents», les saisonniers» ...
Sachons garder une approche globale de l’immigration et faire converger les luttes d’intérêts particuliers. Il fallait dénoncer les mécanismes globaux de la domination génératrice d’exclusions multiples.
Les marcheurs et marcheuses l’ont fait.
Un autre acquis significatif, le plus important peut-être: les marcheurs ont su imposer l’autonomie de leur mouvement. Ils n’ont délégué à personne l’expression de leur lutte. Ils ont porté eux-mêmes la revendication de la régularisation de tous les sans papiers, «leur» revendication et la mise en œuvre jusque dans le moindre détail de cette revendication, discutée dès la conception de l’action, puis à chaque étape par toutes et tous.
Ce n’est pas nouveau. La revendication d’autonomie gêne et a toujours dérangé. Elle est pourtant vitale et concerne chacun-e d’entre nous. Elle est à la base de toute éducation, toute émancipation, individuelle ou collective. L’enfant peut-il grandir vraiment qui ne conquiert pas progressivement cet espace d’indépendance vitale qui conditionnera sa liberté future? Il en va de même pour la conquête d’un espace collectif de lutte (ouvriers, sans logis, immigrés, femmes ...) ou pour l’émancipation des peuples.
Quelles personnes, mieux que les intéressées elles-mêmes, peuvent parler de leurs conditions d’existence, de leurs aspirations à vivre mieux, et décider ensuite des actions à mener pour la conquête de droits bafoués ou inexistants?
Cette revendication d’autonomie dérange les habitudes militantes et revendicatives. Elle déstabilise, elle est vécue souvent comme une dépossession. Vieux réflexe bien humain! Il est plus facile d’asséner des discours moralisateurs qui ne convainquent personne, plus tentant d’imposer à l’autre notre conception de «sa» propre libération. Sauf que cela ne marche pas! Le jour arrive où cet «autre» se rebelle, immanquablement en tout cas, s’il veut conquérir sa dignité d’être libre.
Les catégories exclues, si elles ne veulent pas rester confinées dans les espaces humiliants d’un «soutien» condescendant, doivent s’affirmer et prendre en charge leur propre libération. Cela, les marcheuses et marcheurs ont su l’imposer avec force.
L’efficacité de cette autonomie n’est d’ailleurs plus à démontrer! La longue histoire de l’immigration, comme celle d’autres catégories d’exclu-e-s montre que les véritables avancées ont eu lieu lorsque ce sont les intéressés eux-mêmes qui ont pris en charge leurs revendications et leur lutte.

Convergence des luttes

Cela n’interdit pas le soutien aux actions menées, à condition que ce soit sur des bases claires.
Cela n’empêche pas non plus la convergence des luttes. A la seule condition que la personne ou le groupe ait acquis son autonomie et la maîtrise de son action. Ensuite, d’égal à égal, et non en position de soumission plus ou moins consciente, on peut discuter et agir ensemble.
Notre subconscient collectif est malheureusement encore trop souvent imprégné des vieux réflexes de la domination ancestrale sur les pauvres, sur les «races inférieures», sur les femmes... La marche, tous ses acteurs en ont convenu, est elle-même une étape, un point de départ vers d’autres actions. Les marcheurs et marcheuses ont fait preuve de telles capacités d’organisation et de maîtrise du débat que la qualité de citoyen et citoyenne à part entière doit leur être reconnue. Cette reconnaissance passe nécessairement par l’octroi d’un titre de séjour en France. A nous tous, marcheurs et marcheuses et «soutiens» de l’exiger.
Leur revendication de la régularisation de toutes les personnes sans papiers plaçant leur action au-delà du strict intérêt personnel, lui confère une dimension d’universalité et honore davantage encore ce mouvement. Nous devons également soutenir cette revendication!

  1. Nous avons choisi d’écrire sans papiers, plutôt que sans-papiers, ou même Sans-Papiers: nous préférons le simple qualificatif, qui décrit une situation, qu’on espère provisoire, à la création d’une «identité sanspapière» (!).
  2. Voir Archipel No 166, décembre 2008, «Réfugiés à la Bourse», No 178, janvier 2010, «Un ministère pas comme les autres» et No 182, juin 2010 «La longue marche des sans papiers».

Post Scriptum

Ces premiers éléments d’analyse, j’en suis consciente, sont partiels. Ils ne représentent qu’un fragment du livre à écrire collectivement sur «la marche des sans papiers Paris-Nice», avec les marcheurs, les collectifs de sans papiers, les soutiens. Je n’ai participé à l’organisation de la marche, en lien avec la coordination nationale, les ASTI et collectifs locaux que pour ce qui concerne son passage dans la région Rhône-Alpes: Gervans, Valence, Portes-lès-Valence, Montélimar ...
Il ne faut pas oublier non plus les camarades de Grenoble qui ont organisé un car pour le meeting du 19 juin à Valence et ceux de Nîmes qui ont renforcé l’accueil à Avignon, deux localités qui n’étaient pas des villes-étapes. J’ai participé également à l’accueil des marcheurs à la gare d’Austerlitz le 2 juin, à plusieurs réunions à Baudelique et à la manifestation du 5 juin à Paris. En tant que membre du bureau fédéral de la FASTI, avec Simone et quelques autres, nous participons depuis des années quand nous le pouvons et en lien avec notre action sur le terrain, à un certain nombre de réunions nationales et de manifestations à Paris de la Coordination nationale des sans papiers issue de la lutte des «Saint-Bernard», et aujourd’hui à celles du Ministère de la Régularisation de tous les Sans Papiers.