GEORGIE :L?après-1989,Les lendemains d?un «dimanche sanglant»

de Jean-Marie Chauvier, 22 mars 2004, publié à Archipel 113

7 novembre 1989, Moscou. La révolution d’Octobre est célébrée en grande pompe, sous la présidence de Mikhaïl Gorbatchev. La Place Rouge est inondée de drapeaux rouges. Le défilé est joyeux et presque désordonné. C’est l’avant-dernière fois, mais qui le devine?

Ce jour-là, je suis à Tbilissi, capitale de la Géorgie encore soviétique. Il n’y a pas de défilé traditionnel. Des drapeaux rouges, oui: ils sont brûlés dans la rue par des manifestants nationalistes.

Quelques semaines auparavant, à Berlin, dans un autre «scénario de l’imprévu» , j’étais à la «dernière» célébration, le quarantième anniversaire de la République Démocratique Allemande. Le soir même, des opposants descendent dans les rues, c’est l’émeute. Ils réclament des réformes et chantent «L’Internationale». Un mois plus tard, le Mur est brisé. Helmuth Kohl est au rendez-vous pour une toute autre «internationale». A Tbilissi au même moment les Géorgiens participent de la même contagion, mais ils jouent dans un autre film.

Les drapeaux rouges au feu, ce n’est pas bon signe. Mais signe de quoi? Cette couleur, la faucille et le marteau ont symbolisé des mouvements d’émancipation et la victoire sur le fascisme. Ils ont aussi ornementé les clôtures des camps de concentration staliniens. Sans intégrer cette complexité, les signes de l’Histoire sont inintelligibles.

Les rues de Tbilissi se parent d’un autre rouge: il est tendance bordeaux, lie de vin, avec un carré noir et blanc dans le coin gauche supérieur, drapeau de la république indépendante de 1918-21. Les manifestations sont quotidiennes, aux marches du palais gouvernemental. Lequel est désert. Je n’avais jamais vu un «vide de pouvoir» . La police, tiens il y a encore une police. Elle est aux deux extrémités de l’avenue Roustaveli. Elle règle la circulation. Pour éviter que les manifestants ne soient dérangés.

Au fil des jours, les rencontres, les palabres, la musique me confirment qu’on est bien en Géorgie. L’agitation participe d’une joyeuse confusion. Les jeunes manifestants qui conspuent le communisme et brûlent les drapeaux rouges ont d’ailleurs la hantise d’une autre couleur: «Bientôt, le drapeau vert de l’Islam flottera sur le Kremlin. Raïssa, la femme de Gorbatchev est musulmane!» . Mais du slogan on passe au rire, et la soirée se termine en fête. Faut-il s’inquiéter? Les églises sont pleines: on communie dans la beauté des chants orthodoxes géorgiens, le cierge à la main. Aux funérailles de Merab Kostava, le leader national mort dans un accident de voiture, une foule immense défile en silence. Dans le quartier près de la citadelle, où avoisinent les églises, la mosquée et la synagogue, des habitants – Géorgiens, Arméniens, Azéris, Juifs – nous assurent: «Il n’y a pas la guerre. Nous voulons vivre en paix» . A quelques centaines de kilomètres, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont déjà en guerre pour le Haut-Karabakh.

Staline: en Géorgie, un cas très spécial

Des passants nous invitent à déjeuner. Ce sont des gens du quartier de la citadelle, ils n’ont rien d’officiels, ni de bourgeois bien mis. La fête durera de midi à minuit. Les toasts sont portés à la liberté, à l’indépendance, à Mikhaïl Gorbatchev, à l’amour. Et à Staline. «En ce temps-là, il y avait de la discipline» . Mais comme c’est drôle, sympathique et brouillon à souhait! Dans ce tableau, aucune orthodoxie ne se reconnaîtra. Ni la stalinienne bien sûr, ni celle des nationalistes ou des libéraux géorgiens, qui préféreraient qu’on parle dignement d’indépendance et surtout, qu’on évite ce Staline qui ne peut que fâcher les visiteurs occidentaux.

Mais nous sommes en Géorgie. Staline est un enfant du terroir. Né à Gori, la seule ville d’URSS où subsistent (encore aujourd’hui) une statue et un musée à la gloire du petit Père des peuples. La Géorgie en a souffert comme les autres: dans «sa patrie» , Staline a commencé les purges plus tôt qu’ailleurs: dès 1924, répression de masse contre les mencheviks, 1937 «grande terreur» ...

Mais la déstalinisation a été ressentie, ici, comme une humiliation nationale, une sorte de coup tordu des Russes contre «le Géorgien» qui avait vaincu l’Allemagne nazie et que le monde entier avait admiré. Cette impression fut renforcée par le fait que, dans des films soviétiques d’après 1956, les méchants flics staliniens étaient parfois représentés sous des traits géorgiens. Il est vrai que Beria avait fait monter dans sa police pas mal de copains de sa région d’origine, la Mingrélie. Staline est donc, en Géorgie, «un cas spécial» : une légende échappant à l’entendement rationnel. Après que les crimes du dictateur eurent été dénoncés par Krouchtchev au 20ème congrès 1, en mars 1956, la jeunesse de Tbilissi a protesté dans la rue. L’armée est brutalement intervenue. A la stalinienne. Il y eut de nombreuses victimes. Ainsi, au moment même où le «dégel» enchante Moscou et redonne vigueur aux idéaux communistes, il signifie à Tbilissi le deuil, et le divorce avec les mêmes idéaux. Pourtant, la déstalinisation profitera aussi à la Géorgie, à ses libertés culturelles.

Mais toute libéralisation, ici, est d’abord interprétée comme une distanciation par rapport à Moscou. Les jeunes manifestants «pro-Staline» de 1956 luttaient, à leur façon, pour plus de transparence et de démocratie. Le massacre «antistalinien» de Tbilissi, à la différence de la répression de Budapest la même année, est rarement évoqué en Occident. Les morts n’étaient pas couchés dans le bon sens de l’Histoire.

9 avril 1989: l’irréparable

Ce 9 avril 1989, un autre «dimanche sanglant» fait basculer l’Histoire.

Quelque 8.000 manifestants, sur l’avenue Roustaveli, écoutent les discours des leaders nationalistes Merab Kostava et Zviad Gamsakhourdia.

«Après 70 années de malheur, la Géorgie est rassemblée devant Dieu» . Radicalité et religion: les nationalistes radicaux sont adeptes d’une «théo-démocratie» . Depuis une semaine, les manifestations se déroulent sur les thèmes de «la Géorgie aux Géorgiens!» et de la suppression des autonomies abkhaze et ossète. Ce soir-là, les troupes du ministère de l’Intérieur soviétique passent à l’action. Avec des gaz toxiques «inconnus» et à coup de pelles et de balles de revolver, vingt manifestants sont tués. Le carnage sème la colère, la stupéfaction. Plusieurs Géorgiens nous disent: «Notre vie est coupée en deux. Avant et après le 9 avril». Il est évident que ce jour-là, l’irréparable a été commis. C’est, à l’encontre des espoirs de la perestroïka, le crime parfait. Qui a donné l’ordre?

L’enquête sera faite, successivement, par des commissions des Soviets suprêmes (parlements) de Géorgie et d’URSS. Les conclusions se rejoignent. L’appel aux troupes, commandées par le général Rodionov, a été lancé par le premier secrétaire du parti géorgien D. Patiachvili, la décision a été prise au Politburo, à Moscou, par Egor Ligatchev, leader politique de la tendance conservatrice, et Tchebrikov, ex-président du KGB. Le secrétaire général Mikhaïl Gorbatchev était absent, en voyage en Grande-Bretagne, de même que le ministre des Affaires Etrangères, le Géorgien Edouard Chevardnadze. La commission du Soviet suprême de l’URSS était présidée par le défunt leader démocrate et anticommuniste russe Anatoli Sobtchak. Ses conclusions sont radicales quant à la nécessité de mettre fin à l’arbitraire du parti unique, responsable de cette tragédie. Il s’interroge cependant sur les raisons qui firent que, connaissant la décision d’une répression dure, les leaders nationalistes ont pris le risque de maintenir en place les manifestants. Il relève l’extrémisme exalté de Zviad Gamsakhourdia qui, d’après Sobtchak, aurait demandé au secrétaire d’Etat américain James Baker, au printemps 1991, l’intervention des troupes américaines en Géorgie 2.

De Tbilissi à Soukhoumi: les séparatismes ont gagné

Avant le 9 avril, les idées indépendantistes en Géorgie sont majoritairement modulées par le «Front Populaire», qui maintient ultérieurement ses positions: l’URSS doit être réformée, dans le sens d’une confédération d’Etats souverains. Le séparatisme serait, pour la Géorgie, une catastrophe économique. Il n’y a pas d’hostilité profonde envers la Russie. Tout est encore possible.

Après le 9 avril, les nationalistes radicaux ont le vent en poupe. La rupture est consommée. La question abkhaze est leur principal cheval de bataille. Au cours de l’été, des affrontements meurtriers ont lieu en Abkhazie. L’armée soviétique se déploie. Entre Tbilissi et Soukhoumi, la capitale abkhaze, les positions se tendent et sont inconciliables.

Celles du mouvement national géorgien se sont élaborées au sein du groupe Helsinki pour la défense des Droits de l’Homme, dont Merad Kostava et Zviad Gamsakhourdia sont des militants actifs – victimes des répressions. Ils ont le soutien des militants «Helsinki» en Finlande. Ces positions sont intransigeantes: ni les Abkhazes, ni les Ossètes ne peuvent conserver des autonomies «illégales» et artificiellement créées par Moscou pour diviser la Géorgie 3. Rencontré après la mort de Kostava, le leader désormais consacré du mouvement et candidat au pouvoir, Zviad Gamsakourdia nous dit: «Le pouvoir soviétique a donné des privilèges aux Abkhazes parce qu’ils ont aidé les bolcheviks à implanter leur pouvoir dans cette région, tandis que les Géorgiens ont combattu le pouvoir soviétique. (Celui-ci) leur a donné un territoire qui ne leur appartient pas (...) où ils n’ont jamais vécu» . Gamsakhourdia estime que le «territoire historique» des Abkhazes se situe plus au Nord, «de l’autre côté du Caucase» , un territoire qui d’ailleurs «leur appartenait au XVIIème siècle seulement». Là uniquement, donc hors de Géorgie, les Abkhazes pourraient exercer leur autonomie. De citer en exemple, à titre de comparaison, l’hypothèse où les immigrés turcs dans une Belgique occupée par les Russes recevraient une «autonomie» et réclameraient ensuite leur rattachement à la Russie. «Qu’est-ce que vous en diriez?» . Nous voilà édifiés.

En Abkhazie, nous allons découvrir, en ce même automne 1989 un pays plutôt calme. «L’intervention militaire soviétique» paraît même dérisoire. A la recherche des blindés, j’interroge un gosse dans la rue, qui répond: «Le tank? Il passe chaque jour à 18h» . Vérifié, il passe.

Le leader du «Forum abkhaze», Vladislav Ardzinba, rencontré à Soukhoumi, nous dit adhérer à l’idée d’Andréi Sakharov d’une nouvelle Union de républiques «toutes égales en droits quel que soit leur nombre d’habitants» .

L’option fédéraliste de Gorbatchev les intéresse. Mais ils craignent la domination géorgienne et voudraient se rattacher à la Fédération russe.

En 1990, les Abkhazes déclarent leur souveraineté. En juillet 1992, alors que l’URSS n’existe plus, ils restaurent leur Constitution de république soviétique indépendante de 1925. La séparation est consommée.

Lendemains de fête: la dictature et la guerre

Zviad Gamsakourdia est élu président du parlement géorgien en octobre 1990 puis, en mai 1991, à 87% des voix, président de la république. Il a supprimé l’autonomie ossète en décembre 1990, la guerre commence et va durer près de deux ans. La guerre en Abkhazie prend le relais. Alors que Zviad Gamsakhourdia, renversé par des opposants géorgiens, est remplacé par Edouard Chevardnadze. Des volontaires du Nord-Caucase et des Russes participent au combat côté abkhaze, des volontaires de l’extrême droite ukrainienne du côté géorgien. Moscou soutient discrètement les Abkhazes.

Entre août 1992 et septembre 1993, il y aura près de 10.000 morts, plus de 250.000 Géorgiens chassés par les combattants séparatistes abkhazes, pourtant minoritaires dans leur république. Une «expulsion ethnique» d’une rare sauvagerie, affirment des témoins. Dix ans plus tard, les deux territoires séparés échappent toujours au contrôle de Tbilissi, plus un troisième, l’Adjarie. Le problème posé là n’a rien d’ethnique, bien qu’il s’agisse de Géorgiens un peu différents, islamisés sous l’empire ottoman. De fait, le leader autonomiste, Aslan Abachidze entretient là, notamment grâce aux affaires avec la Turquie, une oasis de prospérité économique.

En 1990-92, avec Zviad Gamsakhourdia, la Géorgie vécut donc sous une dictature nationaliste. Des indépendantistes modérés et d’autres opposants furent jetés en prison par l’ancien dissident. Les luttes politiques entre les partisans du nouveau président, les «zviadistes», et leurs adversaires se transformèrent en batailles de rues. En 2003 encore, les «zviadistes» basés en Mingrélie songent à la revanche.

L’ancien leader communiste Edouard Chevardnadze est donc revenu aux affaires géorgiennes. Son retour souleva de nouveaux espoirs dans une Géorgie désormais ruinée. Retournement paradoxal. Mais il y en aura d’autres. En 2003, Chevardnadze sera renversé.

«Les feux de joie ont des lueurs d’incendie» disait le commentaire du film en 19894. Ce n’était encore qu’un pressentiment. Le nationalisme avait des airs de fête, de grandes retrouvailles populaires. Des enseignants, des étudiants, des gens de toutes les couches sociales s’enivraient de libertés neuves, il y avait dans l’air des idées folles, des réflexions très intelligentes, des cris de colère et des protestations d’amour envers le monde entier.

Les excités qui brûlaient des drapeaux ou brandissaient des bâtons ne paraissaient pas bien méchants. Mais de plus hardis sortirent bientôt les couteaux, puis la kalachnikov. Ceux-là n’avaient pas les pensées les plus raffinées, mais sûrement les slogans les plus percutants et, plutôt que des objectifs bien définis, des ennemis aisément identifiables, en chair et en os, tout proches, voisins de quartier, d’immeuble. Les enragés des causes ethniques n’étaient au départ que quelques poignées. C’est eux qui firent l’Histoire des années 90 en Géorgie. Ce fut une inoubliable leçon de choses.

Jean-Marie Chauvier

  1. L’année 1989 en Géorgie fit l’objet d’un film, réalisé pour la RTBF par Jean-Marie Chauvier et Jean-Jacques Péché, sous le titre «Géorgie, d’un rouge à l’autre». (référence au changement de drapeau)

Abkhazie: petite pomme de grande discorde

Images, années 60-70. «Riviera caucasienne» . Montagnes verdoyantes et palmiers, plages et jardins tropicaux, réserve de singes et planques de hauts fonctionnaires, palais à colonnades des lieux de villégiatures soviétiques, gouvernementales, syndicales, de jeunes ou d’enfants. Touristes en tous genres. Amoureux enlacés. Mémoire du son: fanfares et tubes pour soirées dansantes.

Images, fin des années 80: un air de désuétude, les carrousels rouillés, la déglingue des hôtels, est-ce que tout serait en train de finir? Non, la guerre ne fait que commencer. La guerre? On en plaisante, on ne peut y croire, mais comme tout va vite, un cadavre, puis deux, et encore, c’est parti! L’été 1989. On verra également cela en Yougoslavie.

Territoire. 8.600 Km2

Population. 537.000 (avant la guerre de 1992) dont 18% d’Abkhazes, «nationalité autochtone titulaire» ; 46% de Géorgiens; 14% de Russes; 14% d’Arméniens; des minorités grecque et autres. Les Abkhazes disent avoir été majoritaires au XIXème siècle. Ils étaient encore 27,8% au recensement de 1926, les Géorgiens d’Abkhazie 33,5%. Ceux-ci sont donc passés d’un tiers à près de la moitié de la population.

Aux Origines. Tant la définition de l’ethnie que la localisation des Abkhazes et l’Histoire du territoire sont controversés: à l’époque soviétique déjà, les livres publiés à Tbilissi et Soukhoumi se contredisaient. La seule certitude est que les Abkhazes sont un peuple caucasien, mais non du groupe géorgien. Et qu’ils ont été partiellement islamisés, mais certains sont chrétiens, d’autres athées, il est donc caricatural de parler de «pays musulman» *.**

Après la révolution russe

1953. Après la mort de Staline en 1953, l’autonomie et la langue abkhazes sont restaurées. En 1978, alors que les Géorgiens se battent avec succès pour le maintien du géorgien comme seule langue d’Etat, les intellectuels abkhazes demandent le rattachement de leur république à la Russie. Le conflit avec les Géorgiens ne fera qu’empirer.

JMC

* Sur cette question des origines, un document du Parlement européen du 19 mars 2002 reprend les thèses géorgiennes. Pour le point de vue abkhaze, cf. le site www.abkhazia.org et, pour la version abkhaze de l’époque soviétique, cf Ch.D.Inal-Ipa, «Abkhazy» (en russe) ed.Alachara, Soukhoumi 1965, et les publications de l’Institut Gulia.