Critiques et dangers de l’idée de l’utopie

de Caroline Meijers, 19 oct. 2014, publié à Archipel 230

** Pourquoi parler d’Utopie(s) aujourd’hui? Peut-être parce que l’époque est révolue où on pouvait attendre, voire tenter de précipiter activement, les «lendemains qui chantent». Alors, s’il faut changer le monde, ici et maintenant, autant tenter de comprendre le ou les sens de ce terme d’utopie, utilisé pour la première fois par Thomas More, philosophe, juriste, théologien et chancelier d’Henri VIII, en 1516.

Caroline Meijers, étudiante en philosophie, a réalisé un dossier sur ce thème que vous pourrez trouver ici.** Ici suit un extrait de ce dossier (1ère partie).

Les critiques de l’idée de l’utopie ont une double origine
Critique marxiste
La première est historique, et naît avec la critique de Karl Marx et Friedrich Engels envers ceux qu’ils appelaient «Utopistes» à leur époque, tels que Charles Fourrier avec son idée des phalanstères1, Saint Simon et Robert Owen avec leurs idées de coopératives de production, et de nombreux autres moins connus. Selon Marx et Engels, ces idées relevaient du pur rêve, étaient irréalistes et détournaient de surcroît les ouvriers de la lutte des classes, seul instrument valable pour faire advenir une nouvelle société. Les mots «utopistes» ou «utopie» avaient donc ici clairement une connotation négative.
Ce qui distingue en fin de compte les socialistes d’avant Marx du «socialisme scientifique», c’est que le second décrit le passage politique et économique du capitalisme au communisme à travers la lutte des classes du prolétariat, et prévoit concrètement le passage politique et économique du capitalisme à la phase inférieure du socialisme, avant d’arriver au but commun auquel aspiraient les utopistes (nous adoptons donc ici le terme de Marx pour désigner ces premiers socialistes), avec l’abolition du marché, de l’argent, du salariat, des classes et de l’Etat. C’est l’Etat idéal communiste, qui ne diffère en rien d’ailleurs, rappelons-le, de l’idéal des anarchistes; les divergences portent, ici aussi, sur la façon d’atteindre cette société idéale. Les Utopistes tels que Fourrier, Owen et St. Simon pour leur part, voulaient instaurer immédiatement leurs communautés ou lieux de vie, et comptaient pour cela sur le soutien financier et moral de philanthropes riches2.
Selon Friedrich Engels: «En conséquence, le socialisme n’apparaissait plus maintenant comme une découverte fortuite de tel ou tel esprit de génie, mais comme le produit nécessaire de la lutte de deux classes produites par l’histoire, le prolétariat et la bourgeoisie. Sa tâche ne consistait plus à fabriquer un système social aussi parfait que possible, mais à étudier le développement historique de l’économie qui avait engendré d’une façon nécessaire classes et leur antagonisme, et à découvrir dans la situation économique ainsi créée les moyens de résoudre le conflit. Le socialisme est pour eux tous [les Utopistes, ndlr] l’expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues, et il suffit qu’on le découvre pour qu’il conquière le monde par la vertu de sa propre force; comme la vérité absolue est indépendante du temps, de l’espace et du développement de l’histoire humaine, la date et le lieu de sa découverte sont un pur hasard. Cela étant, la vérité, la raison et la justice absolues redeviennent différentes avec chaque fondateur d’école; et comme l’espèce de vérité, de raison et de justice absolues qui est particulière à chacun d’eux dépend de son entendement subjectif, de ses conditions de vie, du degré de ses connaissances et de la formation de sa pensée, la seule solution possible à ce conflit de vérités absolues, c’est qu’elles s’usent l’une contre l’autre. Rien d’autre ne pouvait sortir de là qu’une espèce de socialisme éclectique moyen, comme celui qui règne, aujourd’hui encore, en fait, dans l’esprit de la plupart des ouvriers socialistes de France et d’Angleterre: un mélange, admettant la plus grande variété de nuances, où entrent, dans ce qu’elles ont de moins insolite, les observations critiques des divers fondateurs de sectes, leurs thèses économiques et leurs peintures de la société future; et ce mélange s’opère d’autant plus facilement que, dans chaque élément composant, les arêtes vives de la précision ont été émoussées au fil des débats comme les galets au fil du ruisseau. Pour faire du socialisme une science, il fallait d’abord le placer sur un terrain réel.»3
Cette critique-là des idées, que je qualifie pour la simplicité ici d’utopistes, (…) existe encore aujourd’hui, notamment de la part des partis d’extrême gauche d’inspiration marxiste et des anarcho-syndicalistes.
Utopie totalitariste Le deuxième problème que pose la notion d’utopie est inhérent à l’idée même. Car les idées des utopistes ont tendance à englober la société entière et à proposer, comme l’a fait justement Thomas More dans son fameux livre Utopia, le fonctionnement d’une société parfaite dans tous les détails,4 de même que l’a fait Platon avec son livre Politeia dont More s’inspire. Comme la société est parfaite, il n’y a pas de place pour la contestation ni pour des changements, et cette société serait tendanciellement totalitaire, car elle régirait la vie des gens jusque dans leur vie privée. Les penseurs Richard Saage et Karl Popper sont parmi les plus fervents critiques des utopistes, notamment du Politeia: l’une des principales caractéristiques de l’Etat idéal de Platon est son immuabilité et l’absence de conflits, car, «les changements sont mauvais, le calme serait divin.»5 De plus, ces utopies sont normatives, c’est-à-dire qu’elles prescrivent la morale qui doit régner dans ces sociétés pour atteindre le bonheur général. L’individu est donc subordonné à la communauté. Le fait d’être fixé sur un but à atteindre, mènerait forcément, à court ou à long terme, vers l’utilisation de la violence, car la fin justifierait les moyens. Et comme il est fort possible que, dans des périodes de crise et donc de changement, les idées sur la société idéale à atteindre seront changeantes, toute l’idée de l’utopie est menacée. Car il est possible que les pas qui semblent appropriés pour atteindre l’idéal poursuivi mènent, lorsque les idées sur l’idéal à atteindre changent, dans la mauvaise direction et éloignent du but poursuivi. Dans ce cas de figure, l’utilisation de la violence peut s’avérer la seule issue pour empêcher un changement de cap, en s’accompagnant de la propagande et de la répression de toute critique ou opposition.
Face aux philosophes adeptes de la recherche d’une société idéale, nous trouvons des philosophes qui, eux, défendent l’idée qu’il s’agit de définir les critères selon lesquels une société juste devrait fonctionner, et non de définir le projet de société à atteindre. Un des philosophes les plus importants de cette école étant Emmanuel Kant: L’impératif catégorique est une de ses pensées les plus importantes. Il s’agit d’un impératif, donc d’un devoir, qui devrait, selon Kant, être à la base de tous nos agissements: «Agis de telle sorte que la maxime [ta motivation, ndlr.] de ton action puisse être érigée par la volonté en une loi universelle6. C’est l’école philosophique dite de l’ontologie qui s’oppose aux utopistes, car ceux-ci cherchent à définir le but à atteindre, tandis que des philosophes tels que Kant cherchent à dégager les principes selon lesquels devraient fonctionner une société juste. Peut être avons-nous besoin aussi bien des idées de l’un que de l’autre de ces courants de pensée?
Reste la question très importante posée par K. Mannheim7 concernant le rapport entre utopie et compréhension de l’Histoire par «l’homme»: «L’utopie peut être aussi considérée comme une méthode, et non seulement comme but ou fin de l’action. Elle devrait se projeter dans l’avenir pour décrire le chemin qu’on peut ou veut prendre. Toute la question est d’accepter que ce ‘peut’ ou ce ‘veut’ ne se transforme pas en ‘doit’, sous peine de faire retomber la politique et la science dans la morale, et l’utopisme est toujours moraliste.»

* www.forumcivique.org

  1. Regroupement organique des éléments considérés nécessaires à la vie harmonieuse d’une communauté. Les phalanstères ont fait l’objet de tentatives d’application nombreuses en France et aux Etats-Unis au 19èmesiècle.
  2. «En vain Fourrier sollicita successivement tous les gouvernements au pouvoir, sans regarder leur couleur politique: Empire, Restauration, ultras, libéraux. En vain il compila le catalogue des riches candidats possibles. Il en découvrit 4.000: un seul se laissera bien tenter!», cf. Bravo, Gian Mario, Les socialistes avant Marx, Paris, Petite collection Maspero, 1970.
  3. Friedrich Engels, Socialisme utopique et Socialisme scientifique, Devreaux, 1880, 35 p. tiré à part de la Revue socialiste, traduction de Paul Lafargue.
  4. Thomas More, L’Utopie, (1516), 1ère traduction en français, Victor Stouvenel, Paulin éditeur, 1842.
  5. Karl R. Popper, dans La société ouverte et ses ennemis, Tome1: L’ascendant de Platon, Seuil, 1979.
  6. Christian Godin, Dictionnaire de Philosophie, Librairie Arthème Fayard, Editions du temps, 2004, p. 628.
  7. K. Mannheim dans Idéologie et Utopie (1929), traduction française parue chez Rivière, collection Les classiques des scien-ces sociales, 1956.