Le bicentenaire des Luddites

de François Jarrige*, 28 déc. 2011, publié à Archipel 199

En novembre 1811 débutait en Angleterre le mouvement insurrectionnel des Luddites. De nombreux artisans indépendants du textile se soulevaient contre l’industrialisation de leur métier qui les contraignait à abandonner leur mode de vie communautaire, fondé sur l’économie domestique, pour travailler comme salariés en usine sous la dépendance d’un patron et à la merci du marché du travail. Ils brisèrent les nouvelles machines à tisser, à filer et à tondre le drap et incendièrent quelques usines jusqu’en 1812 et un peu au-delà. Ils se réclamaient de Ned Ludd, le premier à avoir brisé une machine à coups de masse vers 1790, et firent du «Roi Ludd» ou du «général Ludd» leur chef imaginaire.

Cette opposition à l’industrialisation se manifestera ensuite dans toute l’Europe, et reste aujour-d’hui encore d’actualité dans de nombreux pays dit «émergents» où les populations s’opposent aux grands projets industriels qui les chassent de leurs terres et les privent des ressources naturelles.

L’invention de l’industrialisme

L’industrialisme correspond à un mode de pensée faisant de la technique et de la grande industrie des évidences non questionnables et le moteur de tout progrès.
Le mot et la conviction qu’il recouvre naissent dans les années 1820 lorsque l’industrialisation de l’Occident s’amorce, entraînant avec elle de multiples bouleversements sociaux et culturels. Au sens étroit, l’industrialisme désigne le système industriel de Saint-Simon (1760-1825), cet aristocrate philosophe qui donnera naissance après sa mort au premier mouvement socialiste en France: le saint-simonisme. Saint-Simon forge le néologisme «industrialisme» en 1824 dans son ouvrage Le Catéchisme des industriels, publié un an avant sa mort. Le terme sert à ramasser l’ensemble des nouvelles croyances du monde industriel: la foi dans le progrès, la confiance dans le machinisme, la certitude que c’est dans la grande industrie que réside la condition du bonheur, de la liberté et de l’émancipation. Pour Saint-Simon, «le paradis est devant nous, il est terrestre», et c’est l’industrie qui, en supplantant les anciens dieux, doit permettre de faire advenir une société à la fois fraternelle et d’abondance1. Ce projet va susciter de nombreuses espérances et le mot «industrialisme» connaît un succès rapide. Il exprime de plus en plus les attentes des milieux industriels, des économistes comme Jean-Baptiste Say, mais aussi de l’Etat; il permet de donner à l’industrie naissante un contenu utopique et émancipateur qui contraste avec les inquiétudes et les doutes qui accompagnaient la diffusion du productivisme.
D’emblée, le mot acquiert une fonction politique et vulgarisatrice, il s’agit de construire un consensus sur les bienfaits à attendre de la «révolution industrielle». C’est l’économiste Charles Dunoyer qui propose sans doute la définition la plus claire de l’industrialisme dans une brochure de 1827 intitulée Notice historique sur l’industrialisme. Selon lui, l’industrie doit devenir «le but des nations modernes»; elle «est le principe vital de la société [...] elle seule est capable de la rendre prospère, morale paisible, etc.». Loin de rester limité au seul milieu des théoriciens du nouveau monde industriel, le mot se répand rapidement. En 1838, la société industrielle de Mulhouse qui regroupe les grands industriels alsaciens lance par exemple un concours en vue de récompenser «le meilleur mémoire traitant de l’industrialisme dans ses rapports avec la société, sous le point de vue moral». L’objectif est de répondre à l’opinion commune selon laquelle «l’industrialisme [serait] une source de démoralisation sociale» en prouvant au contraire que l’industrie apporte avec elle «l’aisance et le bonheur». La foi dans l’industrialisme s’est construite progressivement, parallèlement à l’action de groupes de pressions, de journaux, d’institutions qui sont devenus d’ardents militants de cette conviction. Mais pour s’imposer, le consensus industrialiste a dû détruire et délégitimer de nombreux avis contraires.

Doutes et inquiétudes

La première moitié du XIXème siècle est en effet traversée par de nombreux doutes et inquiétudes concernant l’industrie qui renvoient aux débats actuels. Des communautés ouvrières se soulèvent avec violence pour dénoncer l’arrivée du machinisme et de ses effets perturbateurs. Certains médecins tels que Fodéré dénoncent sans relâche les «arts mécaniques et les manufactures [qui] sont malsains, non seulement pour ceux qui s’en occupent, mais encore pour les voisins»2. Alors même que L’«industrialis-me» était forgé dans les cénacles parisiens, il était contesté de toute part par des travailleurs s’opposant à l’arrivée du machinisme, par des médecins craignant les effets d’une industrialisation sans contrôle.
Peu de temps après la mort de Saint-Simon, divers auteurs s’élèvent d’ailleurs contre cette utopie industrialiste. Dans la Querelle de l’industrialisme, Stendhal et Benjamin Constant par exemple dénoncent cet «industrialisme» qu’ils jugent menaçant pour la liberté. Les milieux catholiques et traditionalistes dénoncent aussi «l’envahissement de l’industrialisme qui menace de nous emprisonner dans l’ignoble sphère des jouissances matérielles», ils voient dans «l’industrialisme» une guerre menée contre «tout ce qu’il y a d’immatériel, de généreux et de saint dans l’homme» (Le semeur, 29 octobre 1834). A la même époque, d’autres groupes socialistes ne partagent pas l’enthousiasme saint-simonien pour l’industrie. Ainsi, Charles Fourier, auteur du Nouveau monde industriel et sociétaire (1829), n’accorde pas un rôle décisif aux machines et à l’industrie dans son projet utopique. Pour lui, le phalanstère est d’abord un univers rural et Fourier se méfie des procédés techniques, des «abus de l’industrie» et des «illusions de l’industrialisme». En 1840, rendant compte d’une nouvelle machine à vapeur, le journal Fouriériste La Phalange met encore en garde le lecteur: «N’y a-t-il pas lieu de redouter l’accroissement de plus en plus rapide des machines à feu, de ces monstres de fer dont la voracité menace d’engloutir tout le combustible du globe?».
Le consensus industrialiste mettra du temps à se construire, il sera l’œuvre d’un travail acharné de propagande visant à faire de l’industrie le seul destin possible et pensable des sociétés humaines.
Pendant plus d’un siècle, il fonctionnera complètement, rendant difficile et invisible toute critique du modèle de la grande industrie occidentale et du projet de développement qu’elle porte, en dépit des destructions, des pollutions et des misères qu’ils n’ont cessé d’engendrer. C’est ce consensus qui est entré en crise aujourd’hui sous l’effet conjugué des transformations écologiques globales, des dérèglements économiques continus et des effets délétères de la mise en concurrence généralisée.

Droit et industrialisme

L’univers juridique dans lequel nous vivons est largement né à l’époque de l’industrialisation naissante. Loin de nous protéger, il constitue l’un des piliers du cadre normatif qui nous empêche de penser en dehors de la croissance.
Comment engager une désescalade sur l’échelle de la puissance? Comment maîtriser et réguler les excès d’un capitalisme industriel mortifère? Le droit est souvent présenté comme l’instrument décisif, car c’est lui qui permettrait d’instaurer des normes susceptibles d’encadrer le désir de puissance de la grande industrie capitaliste? Dans les médias, on présente souvent le droit de l’environnement comme le principal instrument pour réorienter la croissance économique sur le chemin de l’harmonie avec la nature. Et on s’offusque à juste titre des assouplissements introduits par le gouvernement Sarkozy dans le code de l’environnement afin de «relancer la croissance». Mais si, au lieu d’être la solution, les règles de droit étaient aussi l’un des problèmes?
Le droit de l’environnement constitue aujourd’hui un ensemble très complexe et divers, de plus en plus foisonnant et technique, à la fois local et global. On distingue souvent, par souci de simplification, les normes de droit relatif à la protection de la nature et celles visant à lutter contre les pollutions et autres menaces industrielles. Ce droit de l’environnement est souvent présenté comme très récent, il apparaîtrait quelque part dans les années 1970, parallèlement à la prise de conscience des ravages causés par la société industrielle. La conférence mondiale sur l’environnement à Stockholm en 1972 en serait un moment fondateur en proclamant dans sa déclaration finale que «I’homme a un droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes, dans un environnement dont la qualité lui permettra de vivre dans la dignité et le bien-être. Il a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures».
L’année dernière, le ministère de l’Ecologie a organisé diverses manifestations pour célébrer le bicentenaire du décret de 1810 sur les établissements insalubres. Ce texte de loi fonde ce qu’on appelle le régime des installations classées: il instaure une nomenclature des établissements industriels en fonction de leur degré d’insalubrité et prévoit que tout entrepreneur désireux d’ouvrir une entreprise fasse une demande et se soumette à une enquête complexe. Les établissements industriels étaient répartis en trois classes en fonction de leur «incommodité» et ceux de la première devaient être éloignés des habitations.

Un décret fondateur douteux

Ce texte est méconnu en dehors des spécialistes, il est pourtant présenté dans les sphères officielles comme la première étape dans la lente émergence d’un droit français de l’environnement. A priori, ce texte aurait dû freiner les appétits des capitalistes et les nuisances de l’industrie au nom du bien public. Dans la doxa3 officielle, il est la première étape d’une prise de conscience de la nécessité de combattre les effets les plus néfastes d’une croissance industrielle sans frein. Il prouverait l’ancienneté d’un État impartial et soucieux d’intervenir pour modérer l’appétit de puissance des industriels en leur imposant des limites. Pourtant, divers travaux historiques récents apportent un éclairage très différent sur ce texte «fondateur»4.
Le décret du 15 octobre 1810 sur les établissements classés est le fruit d’une longue gestation, il est adopté par le pouvoir napoléonien alors que l’industrie chimique et ses pollutions se développent en suscitant une multitude de plaintes de la part des riverains. Derrière ce texte, on trouve un intense lobby associant savants, industriels et hommes d’Etat, comme l’ancien ministre de l’Intérieur Chaptal. Loin de limiter l’influence des industriels, ce décret marque au contraire le renforcement du pouvoir des chimistes sur les médecins et les autorités locales, et il confie aux ingénieurs des mines – ces bras armés du développement industriel – le soin d’évaluer les risques. Loin de freiner les abus de l’industrie, cette loi visait au contraire à protéger les industriels des plaintes en justice qui menaçaient leur croissance. En confiant l’application du texte à la technocratie industrialiste du pouvoir napoléonien, lui-même soucieux de moderniser le pays pour renforcer sa puissance militaire, la loi encadrait et limitait les possibilités d’intervention des simples citoyens. L’apparente contrainte que constituait pour la grande industrie polluante l’obligation d’obtenir une autorisation de l’administration n’était en réalité que la condition nécessaire à sa protection car, grâce à cette loi, les industriels étaient soustraits à la juridiction des tribunaux civils et à la pression de leur voisin.
Dès le début, la législation chargée d’encadrer les menaces d’un développement industriel sans contrôle s’affirme donc au contraire comme l’un de ses plus fervents soutiens. Loin d’être la manifestation d’un Etat soucieux du bien public, ce premier texte régulant les nuisances industrielles témoigne au contraire des collusions étroites – et fondatrices de notre monde – entre industrie, science et armée, au profit d’un projet politique à la fois industrialiste scientiste et centralisateur.

* Historien à l’Université de Bourgogne, auteur notamment de Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique (éd. IMHO, 2009) et de Les Luddites. Bris de machine, économie politique et histoire (éd. é®e, en collaboration avec Julien Vincent et Vincent Bourdeau, 2006).

  1. Pierre Musso, Saint-Simon, l’industrialisme contre l’Etat, éd. de L’Aube, 2010.
  2. Sur la construction du consensus industrialiste au début du XIXème siècle voir: Thomas Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles, Paris, 1770-1830, éd. Albin Michel, 2010 et François Jarrige, Au temps des tueuses de bras. Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
  3. Selon Bourdieu, «La doxa est un point de vue particulier, le point de vue des dominants, qui se présente et s’impose comme point de vue universel; le point de vue de ceux qui dominent en dominant l’Etat et qui ont constitué leur point de vue en point de vue universel en faisant l’Etat». (Raisons pratiques, Seuil, 1994, p.129) NDLR.
  4. Histoire de la pollution industrielle, France, 1789-1914, G. Massard-Guilbaud, EHESS, 2010; Thomas Le Roux, op. cit.