TERRE A TERRE: Histoire des vaincus Réparer une injustice

de Jacques Berguerand Février 2010, 9 juin 2010, publié à Archipel 181

Réflexions sur le libéralisme économique: de la signification universelle des révoltes populaires, du rôle des paysans dans la révolution française et des chances des paysans du monde à survivre. Dans cet article, il s’agit un peu de tout cela. Ces réflexions me sont venues à la suite de la lecture d’un livre intitulé «La guerre du blé au XVIIIème siècle», écrit par six historiens à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française. (2ème partie).

Derrière toutes ces révoltes que l’on appelle de «subsistance», derrière ces résistances, ces évolutions, se révèle une conception populaire du droit, que les communautés villageoises se sont transmise de générations en générations, souvent droits d’usage coutumiers, sur les terres communales par exemple, sans lesquels ces communautés ne peuvent pas survivre économiquement. Conscients de cette nécessité, ils en assurent une gestion très rigoureuse et égalitaire. Les spoliations permanentes dont ils sont victimes de la part des nobles et des seigneurs les rendent très vigilants et prêts à se révolter.

Une conception populaire du droit

A l’aube de la Révolution, ce sont ces droits qu’ils vont défendre, droits de pâturage ou de labour sur les communaux, vaine pâture, droit de chasse, droit de couper du bois d’œuvre ou de chauffage, droit d’affouage, droit de glanage, droit d’utiliser les biens «vacants», inutilisés par leur propriétaire. Il s’agit de défendre un système économique cohérent.
Pendant la Guerre des farines*, en 1775, les gros fermiers qui rachèteront, au moment de la Révolution, les biens des propriétaires ou les biens d’église, sont déjà la cible des émeutiers.
Pendant la Révolution, deux conceptions du droit s’opposent, celle d’un droit «bourgeois» de propriété, et celle d’un droit populaire d’«usage».
Avant la Révolution, dans la région de Lille, certaines communautés revendiquèrent une «portion ménagère»: les terres communales étaient partagées, mais demeuraient sous le contrôle absolu des communes qui louaient sous forme d’un bail à vie. Les bénéficiaires s’engageaient à travailler ces terres: ne pas les travailler une année était un motif pour en être dessaisi. Cette coutume perdure encore dans le Massif Central. Une petite somme était demandée, et l’argent servait à payer des dépenses communales: «travail» pour ferrer les bœufs, trieur à céréales, rouleau, tout ce matériel étant collectif et accessible à tous. Dans cette même région lilloise, une grosse mobilisation populaire, contestant une tentative de la monarchie de privatiser des communaux, aboutit à un édit royal, en 1777, rendant obligatoire leur partage, répondant ainsi au désir de la foule.
Dans la riche Picardie, les paysans sans terre, ou n’en ayant pas assez pour en vivre, formaient 70% de la population, et ne pouvaient se passer des terres communales: dans cette région du nord de la France se recruteront de gros bataillons d’émeutiers qui se soulèveront contre les gros propriétaires, et de janvier à avril 1792, de gigantesques mouvements de «taxateurs» regrouperont de 10 à 40.000 personnes.

Réponse des paysans

Les émeutiers répondent à cette évolution libérale en arrêtant les convois de céréales et en réquisitionnant les récoltes, en fixant eux-mêmes le prix du grain, ou du pain, en demandant la création de greniers de réserves, le retour à la transparence sur les marchés locaux.
Dans l’Aisne et dans l’Oise, ils demandent le démantèlement et le partage des grosses fermes.
Pour multiplier les subsistances, ils proposent de limiter la taille des fermes, et de multiplier le nombre des producteurs, par une réforme agraire pour les paysans sans terre et les petits paysans. Il s’agit d’élargir ainsi les bases sociales de reproduction de la société paysanne, et d’absorber une population en augmentation, poussée à l’expropriation, la prolétarisation, la paupérisation et la mendicité par cette nouvelle forme d’économie basée sur la concentration, l’agrandissement, l’accumulation, la domination, et l’émergence d’un marché de gros alimenté par ces gros fermiers. C’est déjà une forme de résistance au processus d’accumulation et d’exclusion capitaliste.
Voici venu le temps de la Révolution.
Les premiers décrets du début de la Révolution, comme celui du 9 juillet 1790, visent à faciliter la libre circulation des hommes et des marchandises, favorisant la libéralisation totale du commerce, sous la protection de la loi martiale qui l’accompagne. Sous la pression des sans-culottes parisiens mais aussi des masses campagnardes en révolte, un décret d’août 1792 reconnaîtra les biens communaux usurpés par les seigneurs comme propriété des communes, et distribuera les biens «suspects» aux indigents. Dès l’automne 92, les sans-culottes et les jacobins lyonnais commenceront à mettre en application un programme du «maximum». Fin 1792, une pétition des communes de Seine et Oise est discutée à la Convention: établir un maximum des prix et des profits, limiter la taille des fermes, redistribuer les terres ainsi libérées aux paysans sans terre. Il s’agit d’une véritable réforme agraire. Il s’agit aussi de limiter le droit de propriété par une réglementation, de refuser l’autonomie de l’économique et de le subordonner à un pouvoir législatif, d’empêcher aussi la concentration des moyens de production et d’échange.
Face à la frilosité de la Constituante sur le plan de l’économie agraire, les paysans picards radicalisent leurs positions et leurs actions en s’emparant des communaux, de gré ou de force.
D’antiféodale, leur lutte s’en prend de plus en plus à l’économie libérale naissante.
Il faudra attendre la chute des Girondins fin 1792 pour voir l’arrivée des Montagnards et de Robespierre, qui tenteront de développer leur programme critique du libéralisme économique, de l’automne 1792 à l’automne 1793.
La Convention votera le 1er Maximum le 4 mai 1793, le partage des communaux le 10 juin, la suppression des droits seigneuriaux sans rachat le 17 juillet, ainsi que l’expropriation des seigneurs du «domaine utile» redistribué aux paysans, et qui concernera de 40 à 50 % des terres cultivées en France. Le 9 août, des greniers publics seront créés dans les districts. La liberté du commerce des biens de première nécessité sera abolie le 4 septembre, et un maximum fixé pour les prix de ces denrées. Octobre verra la création d’une administration des subsistances dont Babeuf sera élu secrétaire.
Le partage des fermes et l’établissement d’un maximum à la taille de ces fermes furent mis en échec par la Convention. La chute de Robespierre le 9 Thermidor sonnera le glas de ces réformes. Ce sera la «réaction» thermidorienne, et Robespierre finira sur l’échafaud.

Epilogue

Déjà au XVIIIème siècle, la propriété urbaine dévore la terre paysanne et seigneuriale, comme aujourd’hui, mais à une moindre échelle sans doute.
La vieille économie morale des subsistances est lentement remplacée par la nouvelle économie du marché libre.
Du mouvement paysan, on peut dire qu’il fut autonome, et qu’il élabora un programme essentiellement égalitaire. L’égalitarisme, cher à Babeuf et à sa Conspiration des Egaux, fut l’expression la plus radicale de l’antiféodalisme et de l’anticapitalisme naissant: Babeuf finira sur l’échafaud en 1797.
La lutte entre les paysans pauvres et la bourgeoisie fut sans merci.
La polarisation fut majeure entre autonomie paysanne et capitalisme ascendant, entre droit coutumier des communautés et droit individuel.
Mais aujourd’hui persistent encore de nombreux usages traditionnels dans les villages de montagne où les terres communales sont encore gérées collectivement. Robespierre parla d’une «économie politique populaire», Buonarroti, compagnon de Babeuf, d’une «économie sociale». Ce qui devint le «programme du Maximum» dans la France révolutionnaire, fut le fruit de la rencontre des pratiques populaires et de la théorisation de ces pratiques.
Les «droits de l’homme et du citoyen» inscrits dans la Constitution doivent beaucoup à la lutte des populations rurales, majoritairement paysannes. Ils furent l’enjeu et le produit des luttes sociales de l’époque où le monde paysan s’efforce de constituer une classe sociale par ses luttes multiformes contre l’aristocratie, la bourgeoisie et la monarchie. Les populations rurales joueront un rôle fondamental dans l’abolition du système féodal. La paysannerie s’opposera régulièrement à la bourgeoisie montante, ce qui la placera souvent en porte à faux avec cette Révolution que les historiens s’entendent trop unanimement et rapidement à qualifier de «bourgeoise». Elle fut aussi paysanne, et seule la bourgeoisie l’empêcha de mener à son terme sa propre voie émancipatrice et égalitaire.
Contrairement à l’Angleterre où les grands propriétaires s’allient aux fermiers, au détriment des exploitations parcellaires et familiales, on assistera en France à une alliance momentanée des paysans parcellaires et des moyens laboureurs et fermiers, contre le régime seigneurial ou ses survivances féodales, et l’orientation bourgeoise et libérale de la révolution.
La communauté rurale persistera bien après la Révolution, jusqu’au milieu du XXème siècle, et la société paysanne verra son apogée au XIXème siècle. Elle fera encore des révolutions au XXème siècle: en Chine, au Vietnam. Dans de nombreux pays, le peuple des campagnes est encore majoritaire, et seul le Marché, sous sa déclinaison capitaliste et son cortège d’expulsions, a petit à petit raison de lui.

* Voir Archipel No 163,164 et 165, Guerre des farines, également de Jacques Berguerand.
Références:
Histoire de la France rurale, de Georges Duby, Tome 2, L’âge classique des paysans de 1340 à 1789, voir les contributions d’Emmanuel Le Roy, Seuil, Collection Points Histoire, 1992.
Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XVème-XVIIIème), Tome I, de Fernand Braudel, Armand Colin, 1979.
La guerre du blé au XVIIIème siècle, La critique populaire contre le libéralisme économique au XVIIIème siècle, de Edward P. Thompson, Valérie Bertrand, Cynthia A. Bouton, Florence Gauthier, David Hunt et Guy-Robert Ikni, Editions de la Passion, Collection Librairie du Bicentenaire de la Révolution française, 1988.