KIOSQUE: Les marches de la mort*

de Paul Braun Radio Zinzine, 27 mai 2011, publié à Archipel 193

Plus de 250.000 prisonniers des camps de concentration allemands sont morts dans les marches de la mort à la fin de la Seconde guerre mondiale, entre janvier et mai 45. Nombre d’entre eux ont été assassinés par des civils allemands. Le livre de Daniel Blatman à ce sujet vient d’être publié en allemand1. Cette enquête exhaustive décrit la dernière phase de la politique d’extermination menée par les nazis.

Contrairement à la Shoah proprement dite, cette phase de l’extermination ne se déroule pas loin à l’Est, en Pologne et en Union Soviétique, mais sur les routes, dans les champs, les villes et les villages allemands et autrichiens. Les meurtriers ne sont pas uniquement des membres de la SS, de la Wehrmacht ou de la police. Abrutis par la guerre, endoctrinés par le régime nazi, de nombreux civils de tous âges participent au massacre des «ennemis du peuple». Ce livre dresse un portrait choquant de la société allemande à la fin de la guerre, après douze ans de règne nazi. La plupart des marches de la mort ont commencé en Pologne. Au moment où le front s’approchait, les SS vidaient les grands camps tels qu’Auschwitz, Majdanek ou Stutthof, jetant ainsi sur les routes des dizaines de milliers de prisonniers qui se mêlaient aux soldats de la Wehrmacht en pleine déroute ainsi qu’à des civils ou des collaborateurs fuyant l’arrivée de l’Armée Rouge. Le ton était donné par les SS qui massacraient à tour de bras. En Prusse orientale par exemple, non loin de Kaliningrad (anciennement Königsberg), ils rassemblèrent, sur une plage de la Baltique gelée, 3.000 prisonniers du camp de Stutthof qui erraient sur les routes pour les massacrer à la mitrailleuse. Quelques semaines plus tard, de nombreuses marches de la mort erraient à travers l’Allemagne sans logique cohérente. En Bavière par exemple, on trouva après la guerre de nombreuses fosses communes le long du chemin qu’empruntèrent les évacués du camp de Dachau non loin de Munich. Blatman estime que des milliers voire des dizaines de milliers de citoyens ordinaires ont participé à ces massacres.
Le 8 avril 1945 à Celle, une ville de la Basse Saxe, eut lieu une véritable chasse à l’homme organisée par les milices, la jeunesse hitlérienne et de simples citoyens contre des survivants d’un camp de concentration qui avaient réussi à s’échapper de leurs wagons de marchandises lors d’un bombardement des Alliés. Près de 300 prisonniers furent «abattus comme des animaux», souvent exécutés, dans les environs de la ville. Quatre jours plus tard, les Alliés occupèrent la ville.
A Gardelegen, une autre ville du centre de l’Allemagne, des survivants d’une telle marche furent enfermés dans une grange. De simples citoyens, armés de fusils de chasse, ont pris le rôle de gardiens, des adolescents scandaient qu’ils allaient «à la chasse aux zèbres». Ils finirent par arroser la grange de gasoil et jeter des grenades à main dedans. A peu près mille prisonniers moururent dans les flammes. Quelques jours plus tard, les Américains, après avoir pris la ville, obligèrent les habitants de la ville à assister à l’enterrement.
Mais pourquoi la majorité des responsables subalternes ou locaux ont-ils agi avec tant de brutalité alors qu’il était évident que la guerre était perdue et que le IIIème Reich allait s’effondrer? Blatman tente de trouver une réponse à cette question. Il n’y a pas de preuves pour accréditer la thèse selon laquelle ces ordres venaient d’en haut. Ni Hitler ni Himmler n’ont donné l’ordre d’exterminer les prisonniers et de fermer tous les camps (il y a même des exemples où Himmler a ordonné de sauver des prisonniers, probablement dans l’espoir de mieux «négocier» son cas dans l’après-guerre). La responsabilité de ces marches, traversant l’Allemagne de manière désordonnée, n’était pas clairement définie et changeait rapidement d’après les situations locales. Souvent les autorités locales ont agi de leur propre chef. Dans la postface, Blatman cite quelques mécanismes qui peuvent servir à comprendre comment l’extermination dans les camps fonctionnait et il tente de voir s’ils peuvent fournir une explication à la participation populaire et spontanée aux massacres de la dernière heure. Ce n’est certainement plus une bureaucratie froide et impersonnelle du type représenté par Eichmann et le concept de la banalité du mal qui est à l’œuvre. Les structures de commandement étaient interrompues et les hiérarchies plus très clairement définies. L’excuse traditionnelle selon laquelle on ne faisait qu’obéir aux ordres ne tient plus car il n’y avait plus d’ordres centralisés. La pression du groupe (ou le conformisme) que Christopher Browning2 évoque pour expliquer comment des hommes ordinaires ont pu participer à ce qu’on appelle aujourd’hui la Shoah par balles en Pologne ne peut pas être transposée à la situation des marches de la mort où les décisions de tirer ou non étaient souvent prises à titre individuel ou alors à un niveau de commandement inférieur. Blatman met en avant le chaos et le nihilisme de la situation mais également l’intérêt personnel: «Ce qui apparaît comme une opération inspirée par le fanatisme idéologique relevait donc le plus souvent d’un simple calcul d’intérêt qui prenait en compte les opportunités et les risques liés à l’évacuation, la crainte d’être fait prisonnier et la volonté de mettre sa famille à l’abri du danger et du déferlement de violences.» (p. 444) Quand Blatman analyse l’importance de l’idéologie dans ces massacres, je trouve qu’il ne va pas assez loin et qu’il se contredit en partie. Il dit d’un côté que les milliers d’assassins, lors des marches de la mort, n’avaient «nullement besoin d’être antisémites ni adeptes d’une idéologie raciale» (p. 443). De l’autre côté, il reconnaît très justement: «Le climat psychologique qui a favorisé le meurtre s’est nourri tout particulièrement de l’identité des victimes. Ces dernières avaient été désignées non pour ce qu’elles avaient fait, mais pour ce que de larges fractions de la société allemande avaient été conditionnées à croire qu’elles étaient susceptibles de faire. (…) Ces hommes incarnaient une menace démoniaque toujours aussi redoutable, et lorsqu’il n’était plus possible de les épuiser au travail sous une surveillance étroite, les assassiner devenait légitime.» (p. 438)
Blatman avance qu’une grande partie des victimes lors de ces marches n’étaient pas des juifs (tout simplement parce que la grande majorité des juifs avait déjà été massacrée à ce stade-là) et que ce n’était donc pas la même idéologie qui était à l’œuvre. Mais faut-il rappeler que l’antisémitisme fut extrêmement central dans l’idéologie nazie et que la stigmatisation de groupes distincts en tant que menace ou parasites ne s’est jamais embarrassée de la réalité. Dans la définition de ce qu’est «l’autre» qui menace l’identité du peuple, le juif était tout à fait central, même s’il y avait évidemment aussi d’autres stigmates tels que l’Asiatique. Contrairement à l’auteur, je pense que Daniel Goldhagen3 a bien raison de parler d’un antisémitisme radical et meurtrier pour expliquer le comportement de citoyens ordinaires pendant les marches de la mort. Un autre aspect de l’idéologie nazie, peu évoqué dans les conclusions, est celui d’avoir réussi à convaincre une majorité d’Allemands que perdre la guerre n’était pas concevable. Dans l’idéologie nazie, perdre la guerre et négocier n’était pas possible. Il fallait gagner ou périr. Hitler a bien affirmé que si l’Allemagne ne gagnait pas la guerre, elle ne mériterait pas de vivre. C’est cela qui peut aussi expliquer l’acharnement avec lequel la Wehrmacht s’est battue pendant toute la retraite de Russie alors que le sort final de la guerre était déjà scellé depuis bien longtemps.
Ce livre très documenté est le fruit de dix ans de recherches et fournit beaucoup d’informations intéressantes sur une partie de la Shoah encore relativement peu documentée. L’auteur essaie de répondre à la question de comment des hommes ordinaires ont pu participer au massacre de gens qui ne représentaient de toute évidence aucune menace. Ces gens étaient tellement affaiblis par leurs conditions de travail et de détention qu’un pourcentage élevé de ceux qui survécurent à la fin de la guerre allait mourir peu après des suites de leurs supplices. Un pur calcul d’intérêt individuel aurait pu être de sauver des prisonniers ou au moins de ne pas participer aux massacres de la dernière heure afin de se «positionner» en vue de l’ordre qui allait suivre. Mais concernant l’ensemble du génocide il reste bien des zones d’ombre difficiles à cerner, tant cette histoire a plongé l’humanité tout entière dans un abîme.
La recherche historique, si elle n’est pas instrumentalisée de manière idéologique, pour légitimer la démocratie occidentale par exemple, est indispensable en vue d’une confrontation avec ce passé.

* Daniel Blatman, Les marches de la mort, Fayard 2009 (29,50 euros; 589 p).

  1. Rowohlt Verlag, janvier 2001
  2. Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, 1992 (seconde édition 2006).
  3. Daniel Jonah Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’holocauste, Le Seuil, 1997.