QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: Une grande divergence*

de Jacques Berguerand FCE - France, 10 avr. 2014, publié à Archipel 224

Cet article est un résumé du livre de Kenneth Pomeranz Une grande divergence*, qui tente d’expliquer pourquoi ce que nous appelons «La révolution industrielle» s’est produite en Europe, en Angleterre plus exactement, plutôt qu’en Chine, au Japon ou en Inde. Dans la première partie, l’auteur montrait qu’il y avait plus de ressemblances que de divergences, jusqu’au début du 19ème siècle, entre les économies des régions les plus développées de la Chine et de l’Europe. (2ème partie )

Commerce au long cours Si Marco Polo, négociant italien, parvient à rejoindre Pékin au 13ème siècle par la «Route de la soie», il se situe dans une époque où le commerce lointain ne concerne encore que des produits «de luxe» destinés surtout à une élite: étoffes raffinées, épices, mobilier, boissons, etc. La pompe s’amorce lentement à travers la Mer Rouge, l’Egypte et Alexandrie, ainsi que par le Golfe Persique, Ormuz, Alep et Constantinople, et commence à irriguer le continent européen de produits asiatiques. Les Portugais au 16ème siècle, puis les négociants hollandais, ne feront que détourner militairement à leur profit ce commerce déjà bien installé, mais dont les voies de circulation échappent à leur contrôle. Mais le «capitalisme», si on peut déjà l’appeler ainsi, y est encore essentiellement commercial, même s’il dessine déjà son essence financière et impérialiste. En Europe, le thé, les épices, comme le poivre, la canelle, le clou de girofle, ne sont consommés que par une petite élite fortunée. L’immense continent asiatique, producteur de toutes ces denrées, n’a pas besoin de l’Europe pour développer ce commerce, déjà bien installé dans toute la région du sud-est asiatique, et jusque dans l’Océan indien, où règnent en maîtres marins arabes et commercants chinois dont le commerce maritime est déjà très développé, et capable de tenir la dragée haute aux flottes guerrières européennes.

L’argent comme marchandise Cependant, depuis le début du 15ème siècle, la Chine renforce la monétarisation de son économie et à partir du 16ème siècle, l’afflux, en Europe, de métal argent venu des colonies espagnoles du Pérou et du Mexique sera aspiré par l’économie chinoise. L’argent y deviendra la première marchandise échangée par les Européens contre ces produits de luxe qui deviendront petit à petit, surtout à partir du début du 19ème siècle, des «aliments drogue»: sucre, thé, café, cacao, tabac, que la Chine utilise comme monnaie d’échange. Entre un tiers et la moitié de l’argent espagnol y sera envoyé. Jusqu’en 1800, l’Amérique espagnole fournira 80% de l’argent du monde. Pour les Chinois, l’argent sera une marchandise à échanger comme les autres. Et cet argent permettra à la Chine de créer une économie globale en Asie, tout comme la demande européenne de porcelaine, d’épices, de thé, de textiles développera une économie globale sur le continent européen, connectée à l’économie asiatique. Mais s’il y a une forte importation de produits chinois en Europe, à part l’argent, il n’y a que très peu d’importation de produits européens en Chine avant le milieu du 19ème siècle.

Si le 15ème siècle est plutôt caractérisé par une «famine monétaire», dans les zones clés de l’économie-monde, un siècle plus tard, ce n’est pas le manque de capitaux qui limitera les capitalismes naissants mais le manque de débouchés pour ces capitaux. Car il ne faut pas confondre la croissance d’une classe de capitalistes et la transformation d’ensemble d’une société. L’investissement de ces capitaux, dans les transports maritimes d’abord, puis plus tard ferroviaires, ainsi que dans la traite nègrière, permettront enfin de mettre en relation la production, les marchandises, et les marchés des différents continents.

Exemples du thé et du sucre A partir du milieu du 19ème siècle, les «aliments drogue» commenceront à tenir le rôle de stimulants au travail dans une Europe où démarre un processus d’industrialisation fort mal vécu par des populations récemment déracinées de leur milieu agricole et rural et en migration vers des villes en extension.
Vers 1800, la consommation de thé en Europe est encore très faible. Elle atteint environ 50.000 tonnes vers 1840, alors qu’à population à peu près égale, la Chine en consomme déjà 120.000 tonnes. La consommation de tabac est aussi très répandue en Chine, contrairement à l’Europe.
Pour le sucre, vers 1800, la consommation européenne est de 1 kilo par an et par personne, mais de 2 kilos déjà en Chine. En Angleterre, la révolution industrielle est en route et la consommation est déjà de 8 kilos par an et par tête: le sucre y devient une source majeure de calories pour les gens ordinaires, travailleurs de l’industrie aux longues journées de travail loin de leur domicile. Mais la croissance générale de la consommation de sucre en Europe attendra les années 1830. Celle-ci s’explique par une chute des prix permise par une première révolution des transports et le développement d’immenses monocultures produites dans le système esclavagiste développé par les Européens en Amérique. Mais elle n’est pas le signe d’une hausse des revenus de la majorité de la population.
En Chine, la production «d’aliments drogue», en conccurence avec les terres productrices de céréales alimentaires ou de fibres textiles, soie et coton, diminuera, tout comme leur consommation. Pour l’Europe, au contraire, la conquête de l’Amérique va ouvrir un immense espace et lui donner accès à un nombre d’hectares lui permettant de produire à grande échelle les matières premières nécessaires à sa nouvelle économie et qu’elle ne peut produire sur le sol européen, coton, canne à sucre et tabac principalement, blé aussi à partir du milieu du 19ème siècle.

Contraintes partagées face aux tensions écologiques En Europe comme en Chine, la population doublera entre 1750 et 1850. Au regard de leur capacité en terres et en moyens de production, toutes les zones «pleinement peuplées» d’Europe et de Chine étaient en marche vers un commun cul-de-sac. Ces zones étaient au seuil de leur maximum démographique préindustriel. Les terres disponibles y étaient limitées et les productions pour le textile et l’énergie rentraient en conccurence avec les productions alimentaires.
La Chine, le Japon, le royaume du Danemark, l’Angleterre, toute l’Europe de l’Ouest en fait, subiront une déforestation massive aux 18ème et 19ème siècles, visible dès le 15ème siècle. Au 17ème siècle, l’Angleterre était déjà confrontée à une crise énergétique. Le bois y manquait. Une diminution de l’élevage au profit des cultures, expliquée par une hausse de la population, entrainera une baisse de fertilité des sols et des rendements par manque de fumure, une très forte érosion, et un changement climatique sera perceptible en Europe à partir du 18ème siècle.

Centres et périphéries Un grand interland en Chine et une abondante main-d’œuvre lui permettront de se recentrer sur elle-même. Une politique de peuplement des périphéries sera entreprise, ainsi que le développement de l’artisanat textile soutenu par une politique fiscale incitative.
Le manque de bois de la région du Bas-Yangzi était compensé par un climat plus doux, une importation de bois venu du Nord, l’utilisation du fumier animal comme combustible et des résidus de récolte pour l’alimentation animale. Une importation massive de tourteau de soja venu de Mandchourie servait à amender les terres cultivées en riz et en coton. En contrepartie, les excédents de riz du Bas-Yangzi étaient exportés vers la Chine du Nord. Le recentrage des périphéries sur elles-mêmes et la diversification de leurs productions (introduction de la patate douce, du maïs) deviendront un frein à la croissance des centres, et à l’exportation de nouveaux produits des périphéries vers les centres. Le déclin des régions les plus avancées se fera au bénéfice des régions plus pauvres et moins peuplées, surtout au prix de l’intensification du travail par l’augmentation de la durée du travail par travailleur. On peut dire qu’en Chine et au Japon, par exemple, les «centres» étaient confrontés à ces goulets d’étranglement parce que leurs «périphéries» se dirigeaient vers des profils de «centres». En Inde, au contraire, après 1800, on constate un énorme accroissement des surfaces cultivées et une «ruralisation» du continent, et les «centres» adopteront plutôt un profil de «périphérie». De plus, l’Inde subira une désindustrialisation sous l’action de la Compagnie anglaise des Indes orientales et la conccurence des manufactures textiles de Manchester.
Le développement des régions clés de l’Europe dépendait aussi de ses périphéries. Une grande quantité de produits était importée de la Baltique et de l’Europe orientale: céréales, bois, bétail. Mais les structures sociales figées de ces périphéries limitaient l’exportation de ces produits, tout comme le manque de revenus y limitait l’achat de produits importés. La France, elle, restait relativement autosuffisante, même s’il n’existait pas à l’époque de technologies disponibles pour obtenir des gains de productivité. La forte émigration de la décennie 1840, en Angleterre et en Irlande, les «années de la faim», suggère que la production alimentaire restait en retard sur la croissance démographique: en Europe, il n’y avait pas de surplus à vendre à l’Angleterre.
Les Amériques, nouvelle forme de périphérie: ce n’est qu’avec l’accès de l’Europe occidentale aux nouvelles terres américaines que la situation se débloquera et que seront abolies les limites spatiales de l’Europe. L’exploitation de ce «nouveau monde» la dispensera, au contraire de la Chine, de mobiliser sur son territoire une main-d’œuvre supplémentaire. L’or et l’argent du Mexique et du Pérou, s’ils servent surtout à financer les guerres européennes de la France, de l’Espagne, de l’Angleterre et de la Hollande, servent aussi à amorcer un commerce avec la Chine qui fournit principalement aux Européens des tissus destinés à acheter les esclaves africains promis au marché américain. Car le développement de l’esclavage et des monocultures dans les Amériques permettra à l’Europe d’exploiter ces hectares volés aux Amérindiens, d’alimenter le marché européen naissant en matières premières nécessaires à son décollage industriel et d’y ouvrir un nouveau marché.

L’Angleterre et ses «hectares fantômes» Vers 1800, la surface agricole de l’Angleterre était d’environ 7 millions d’hectares, 9 millions en ajoutant les paturâges.
En comptant qu’un hectare de canne à sucre produit autant de calories que 4 hectares de pommes de terre, ou 10 hectares de blé, il aurait fallu, en1800, plus de 50.000 hectares de terres anglaises, et pas loin de 100.000 hectares vers 1830, pour produire autant de calories que le sucre consommé. Entre 1815 et 1900, les importations de sucre seront multipliées par 10 et le sucre de betteraves ne remplacera que lentement le sucre de canne à partir de la fin du 19ème siècle.
Vers 1815, les importations de coton sont de l’ordre de 45.000 tonnes, soit l’équivalent de 80.000 hectares s’il avait fallut remplacer le coton par des cultures de chanvre et de lin sur le territoire anglais, textiles difficiles à cultiver et à transformer. En 1830, ce sont 120.000 tonnes de coton qui sont importées, soit l’équivalent de 200.000 hectares de lin et chanvre. Entre 1815 et 1900, les importations de coton seront multipliées par 20. Si l’Angleterre avait voulu substituer la laine de mouton au coton, ce sont 3,5 millions d’hectares de paâturages qu’il lui aurait fallu trouver en 1815, et 9 millions vers 1830.
Vers 1825, l’Angleterre importait des Amériques, pour les mines et les navires, l’équivalent de 400.000 hectares de forêts européennes, sans compter le produit de 250.000 hectares de bois provenant annuellement de la Baltique. Entre 1815 et 1900, la production charbonnière en Angleterre sera multipliée par 14, et vers 1815 déjà, il lui aurait fallu trouver 6 millions d’hectares de forêts supplémentaires pour produire l’énergie équivalente de sa production charbonnière.
Vers 1830, Kenneth Pomeranz évalue l’aubaine que les «hectares fantômes» de l’Amérique et de l’exploitation du charbon permettent à l’Angleterre d’économiser à 10, voire 12 millions d’hectares, plus que sa surface agricole totale.

Les chiffres ne sont pas tout Ce facteur fut-il décisif? Il s’ajoute, en tous cas, aux facteurs étudiés précédemment pour expliquer le bond en avant de l’Angleterre vers la révolution industrielle. Celle-ci prendra presque un siècle d’avance sur ses concurrents européens et américains. Mais à partir de la fin du 19ème siècle, la compétition deviendra rude avec les Etats-Unis d’Amérique qui s’industrialisent rapidement et viennent commercer sur les terres européennes. Et jusqu’à la 1ère guerre mondiale, l’Angleterre ne comblera son déficit commercial avec les Etats-Unis et les autres pays européens que grâce à un énorme excédent commercial avec l’Asie.
En Angleterre, c’étaient les travailleurs issus de la proto-industrie, et non directement de la paysannerie, qui allaient fournir les ouvriers des usines. Vers 1800, les bras dont on pouvait priver le secteur agricole, sans en affecter notoirement la production ou recourir à une importation massive de produits agricoles, y étaient rares.
En Chine, le développement de la population des campagnes et l’intensification du travail sur de petites fermes indiquent qu’elle restait essentiellement un empire agraire, dotée même d’une importante proto-industrie intégrée à la ferme. Pour passer le stade de cette proto-industrie et amorcer une véritable industrialisation, la Chine aurait dû prélever ses ouvriers directement dans le monde agricole, au risque de mettre sa sécurité alimentaire en péril.
Les ressources en charbon étaient dans le Nord, loin des centres les plus peuplés. Sa proto-industrie textile n’avait pas, comme en Angleterre, donné naissance à de petites manufactures qui allaient très vite fonctionner au charbon avec l’aide des machines à vapeur, et dont l’approvisionnement en coton s’appuyait de plus en plus sur l’Amérique et les colonies. Toute la production textile, en Chine, se faisait à domicile et mobilisait pleinement la population. Le déplacement vers les périphéries que représentait son immense espace intérieur, entraînera le développement de cette proto-industrie tournée vers le marché local et régional, car c’est à la campagne que la population augmentait le plus. Les terres y deviendront insuffisantes pour produire des fibres textiles destinées à l’exportation vers des centres plus riches. Dans le delta du Yangzi, le prix du coton augmentera du fait de sa moindre abondance, entraînant à la hausse le prix du riz. Cette augmentation fera baisser le revenu des fileurs et tisserands à domicile et provoquera un appauvrissement global de la population de l’intérieur qui, n’ayant pas la possibilité d’émigrer ou de produire pour un marché extérieur s’amenuisant, se tournera encore plus vers l’agriculture.
En Europe, l’économie de marché, reposant sur des produits industriels vendus sur des marchés étrangers, était en route. L’Angleterre voyait sa main-d’œuvre agricole diminuer, et elle était de plus en plus dépendante de ses importations agricoles. Mais son industrie naissante la propulsait déjà à la tête des nations les plus riches.

Aujourd’hui Aujourd’hui, la Chine, forte de l’expérience occidentale, puise dans l’immense réservoir de paysans dont elle dispose pour développer son industrie et inonder ces mêmes pays occidentaux de produits bon marché, tout en investissant son immense excédent commercial dans l’achat ou la location de terres en Afrique pour produire de l’alimentation ou de l’énergie. L’Europe, quant à elle, concurrencée par la Chine, ne peut renvoyer à la campagne ses ouvriers devenus des travailleurs inutiles et les condamne au chômage, à la malnutrition, à la précarisation et à la paupérisation.

* Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel- EMSH, 2010.