QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: Une histoire critique de la biologie

de Bertrand Louart, Mai 2013, 16 janv. 2014, publié à Archipel 221

Une critique de la biologie moderne est inséparable d’une critique de la société capitaliste et industrielle, et réciproquement. Suite de notre rétrospective sur l’œuvre atypique de l’historien et philosophe de la biologie André Pichot… (suite et fin)

«S’il y a une tension de principe entre la réflexion diagnostique et la démarche scientifique, c’est pour une raison de fond […]. Il y a un lien indissoluble entre le développement scientifique et la rationalisation, c’est-à-dire la question du progrès formulée indépendamment du préjugé favorable que cette notion véhicule. Le progrès, c’est en effet le processus d’inscription de la raison dans l’histoire, par le biais notamment de l’application pratique de la science qui, pour les avocats du progrès, ne pouvait qu’avoir des effets globalement positifs. Or, la question de la rationalisation est au cœur du diagnostic historique: elle en est même la problématique constitutive, mais sous la forme d’une prise de conscience des effets pathologiques, en termes de domination sociale, de l’emprise pratique de la science. En fait, le diagnostic historique ne peut conduire qu’à une remise en question fondamentale du rôle social de la science.»(1)

Le capitalisme peut lui-même être envisagé comme une gigantesque application de la méthode des sciences à la société: l’organisation sociale est réduite à des «qualités primaires», c’est-à-dire à sa fonction strictement matérielle de production et de distribution des biens; fonction à laquelle tout le reste doit être subordonné, les êtres humains comme la nature vivante. Le capitalisme s’est développé à la fois en réduisant le corps social en un ensemble d’individus atomisés, dépossédés de tout pouvoir sur leur existence, et sur la maîtrise de la matière et de l’énergie nécessaire pour fabriquer et faire tourner les machines et l’industrie. La méthode des sciences, non seulement a inspiré l’idéologie du marché abstrait et autorégulateur (2), mais a contribué à consolider sa matérialisation au travers du développement des techniques et des machines, de l’économie et de l’industrie.

Maintenant, la machine est au cœur de notre monde, elle est le centre autour duquel tout s’anime et s’articule, son modèle et son but. Et quelle autre «philosophie de la nature» avons-nous à mettre en avant lorsque les Etats calculent la valeur monétaire des «services rendus à l’économie par la nature»3 sans que les écologistes eux-mêmes voient là un scandale?…

Si, pris isolément, les phénomènes du vivant peuvent sembler se conformer aux principes de la machine, considérés dans la dimension qui est la leur, avec l’ensemble de leurs relations, pris en tant que totalité, la logique qui préside au vivant est profondément différente, comme Pichot l’a montré. La machine doit donc être subordonnée à la logique du vivant et non le vivant subordonné à la logique mortifère de la machine. Il revient plus particulièrement à l’être humain non seulement de maîtriser la machine dans son fonctionnement, mais aussi de domestiquer la machine, pour en faire un instrument utile à ses propres fins, un objet véritablement émancipateur, et non pour l’ériger en modèle de ses propres activités, en paradigme sur lequel conformer son existence et la vie de tout ce qui l’entoure.

Car s’il n’y a jamais eu autant de machines dans notre vie quotidienne, nous sommes bien loin de les avoir domestiquées. Nous en sommes au contraire les esclaves dociles (voyez l’automobile ou le téléphone portable), et à travers chacune d’elles, de l’ensemble du système économique et industriel qui les produit et les fait fonctionner.

Ce sont là des banalités, des évidences qui crèvent les yeux; et c’est précisément pourquoi on ne les voit pas. La raison en est que la machine étant le produit de la méthode des sciences, elle a toujours été regardée avec l’optique borgne de la méthode des sciences – comme une construction humaine simple et qui se comprend de soi-même, un objet physique essentiellement passif et soumis à notre volonté. Car ce sont certes les êtres humains qui conçoivent, construisent et font fonctionner les machines; lesquelles, sans cela, n’ont aucune activité autonome, aucune vie. Mais, à partir du moment où la machine est insérée dans un ensemble de relations sociales, elle acquiert une activité autonome, sa vie propre est issue du temps et de l’énergie que les êtres vivants lui consacrent. Plus nous dépendons des machines pour notre existence, plus nous intériorisons leurs principes et leur logique afin de répondre aux nécessités impératives de leur fonctionnement et nous aménageons l’organisation et l’espace social afin de répondre à leurs besoins de manière à ce qu’elles fonctionnent sans heurts, avec un minimum d’intervention humaine. A mesure de leur perfectionnement, elles prennent en charge un nombre grandissant de tâches, elles participent à la production de nombreux aspects de notre existence, et progressivement c’est toute l’organisation sociale avec les conditions naturelles dont elle dépend qui en viennent à être subordonnées à des principes d’efficacité économique et technique.

Domestiquer la machine

Domestiquer la machine, cela signifierait, à l’opposé, la remettre à sa place d’instrument utile dans la production de notre existence. Cela impliquerait une réorganisation de l’ensemble de la société autour de la maîtrise collective, sociale et politique, de l’appareil de production. Et probablement un retour vers des machines plus simples à mettre en œuvre, et des techniques plus aisément réappropriables par des collectifs associés que celle, par exemple, de l’industrie nucléaire (4).

La tendance générale à la complexification des êtres vivants au cours de l’évolution, par l’acquisition «d’organes diversifiés et de facultés plus éminentes» (Lamarck), peut être interprétée comme produit d’une tension des organismes vers une autonomie croissante à l’égard des contingences du milieu (tandis que la diversification des espèces résulterait de leur adaptation et spécialisation suivant les circonstances).

L’être humain n’est adapté à aucun milieu en particulier, il les a colonisés tous, développant dans chacun des modes de vie et des cultures très différents, et en quelques milliers d’années d’agriculture et d’élevage a profondément transformé les plantes, les animaux et la nature qui l’environnaient. Cette autonomie grandissante à l’égard du milieu, développée hier grâce à la complexification de l’organisation sociale et de la culture, a déjà mené certaines civilisations à porter atteinte aux conditions mêmes de leur existence (5). Aujourd’hui, grâce à la science et à ses applications, la société capitaliste et industrielle mondialisée en vient à menacer les conditions de la vie sur Terre (6).

La dynamique de l’économie marchande repose toute entière sur la destruction des conditions de l’autonomie afin de transformer en marchandises les «biens et services» nécessaires à la vie humaine. Ce faisant elle vide la liberté de tout contenu positif (se donner un but dans la vie et trouver les moyens de le réaliser), la réduisant au sentiment de liberté que procure à l’individu la consommation des marchandises:

«La liberté peut consister dans le fait de dépendre de personnes avec lesquelles il est possible de s’entendre et de s’organiser collectivement, au lieu de dépendre d’un système anonyme sur lequel nul ne peut avoir prise.»(7)

Autrement dit, à travers le système capitaliste, l’être vivant qui a développé au plus haut point les capacités d’activité autonome en est venu à aliéner cette activité à un ensemble de machines et de dispositifs qui engendrent une dégradation sans précédent des conditions générales de l’autonomie du vivant sur Terre. Le sujet même qui est parvenu au plus haut degré d’autonomie, du fait que son activité est dirigée par la machine, et non orientée vers le vivant, est en train de réaliser la négation de l’autonomie du vivant.

Telle est la contradiction au cœur de notre temps.

La place de l’homme dans la nature

La biologie moderne est le reflet autant que le produit de cette situation inédite dans l’histoire de la vie sur Terre: en ne se souciant pas de définir son «objet», de savoir ce qu’est un être vivant, elle participe à cette négation contemporaine de l’autonomie du vivant.

De fait, les biologistes n’ont rien à nous dire sur la place de l’homme dans la nature: prenant le contre-pied de leurs adversaires créationnistes, ils se contentent de répéter que l’être humain est le produit du «hasard et de la nécessité», hasard des mutations génétiques et nécessité de la sélection naturelle; sorte de contingence élevée au carré (8). Il n’est pourtant pas nécessaire de croire en Dieu ou d’avoir fait (comme Darwin) des études de théologie pour méditer et faire sienne cette belle formule du géographe anarchiste Elisée Reclus (1830-1905): «L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même» (9).

Reclus désigne par là ce qui fait précisément notre spécificité d’êtres humains: notre conscience et la responsabilité qui en est la conséquence. Non seulement nous habitons le monde, mais surtout nous avons conscience que nous habitons le monde et en conséquence nous avons la responsabilité – tâche assurément lourde et difficile – d’en faire notre monde.

Il n’est pas question ici d’une «mission» donnée à l’homme par une instance supérieure, moins encore d’une «nature humaine» essentielle ou immanente qu’il faudrait faire émerger. La religion a assurément magnifié la condition humaine en mettant l’homme au centre de la Création, elle en a fait un élément de la volonté et du dessein de Dieu. Mais ce serait encore une erreur de croire que parce qu’il est légitime de rejeter cette interprétation religieuse, on doive aussi rejeter les exigences mêmes qui sont liées à notre condition humaine.

Car il s’agit simplement d’une nécessité concrète liée à notre condition d’êtres vivants conscients de notre existence sur Terre. Si l’homme n’est plus le centre de la Création – de quelque manière que l’on conçoive ce centre – il n’en reste pas moins qu’il ne peut faire autrement que de rester le centre de ses propres créations, de ses œuvres et du monde qu’il bâtit par son activité; bref, que nous le voulions ou non, nous sommes le centre de notre monde. Mais cette nécessité propre à notre existence sur Terre, nous avons toute liberté de la réaliser de la manière qu’il nous plaira – ce qui comprend également le risque d’échouer en nous fourvoyant dans une impasse.

Or, c’est bien cette dernière éventualité qui est en train de se réaliser sous nos yeux: ce que nous affirment tous les porte-parole du monde moderne – et spécialement les scientifiques qui sous prétexte de «lutte contre l’anthropocentrisme» se font en réalité les propagandistes de l’obsolescence de l’homme – à travers leur dénégation des nécessités concrètes de la condition humaine, c’est qu’ils ne veulent pas de cette conscience, qu’ils ne veulent pas de cette responsabilité et qu’ils ne veulent pas bâtir un monde habitable pour l’homme. Mais le fait de ne rien vouloir de tout cela, et de persister pourtant à vivre et habiter le monde tel qu’il est, produit néanmoins un monde. Un monde qui n’est pas le nôtre, qui nous est de plus en plus étranger, voire hostile. Un monde organisé selon la logique de la machine et non selon celle du vivant.

La méthode des sciences a été développée par et pour la physique et elle a inspiré l’idéologie du libéralisme économique avant de devenir le socle du capitalisme industriel, la méthode pour rationaliser le système de production et l’organisation sociale. La biologie moderne a pris, comme nombre d’autres sciences, modèle sur la physique, et le triomphe actuel de l’être vivant comme machine, après de nombreuses vicissitudes, en est la conséquence logique.

Pour sortir de l’impasse de ces conceptions mortifères, tant des êtres vivants que de l’organisation sociale et politique, il me semble nécessaire de développer une nouvelle connaissance de la vie, une biologie nouvelle, fondée sur la reconnaissance de l’autonomie du vivant, et une philosophie de la nature qui articule les connaissances accumulées par la science classique avec la logique dialectique du vivant.

Je pense que la connaissance du vivant peut nous aider à mieux développer la conscience de ce qu’implique concrètement l’autonomie, à la fois dans nos rapports à la nature et en termes d’organisation sociale. Il n’est pas question, ce faisant, d’invoquer des «lois de la nature» ou encore un «ordre de la nature» qui constitueraient une sorte de garantie pour une perspective politique.

Autonomie et liberté

L’idée de loi en science ou d’ordre dans la société suggère des rapports entre les choses ou les êtres fixes et déterminés une fois pour toutes, tels qu’on en voit dans les machines. Or, la notion d’autonomie contient l’idée exactement inverse: le sujet vivant ne peut exister et avoir de permanence que dans la mesure où il est capable de recomposer les liens particuliers grâce auxquels il acquiert son indépendance globale. La science ne peut établir de «lois de la nature» que dans le domaine de la physique, des objets inertes et morts; au-delà, de la biologie à la société et l’histoire humaine, ce sont les contradictions qui mènent la danse – le vivant développe ses manifestations selon une logique dialectique où la nécessité est subordonnée à la liberté des sujets autonomes.

Autant la physique, l’étude des objets inertes et morts, constitue le socle du capitalisme industriel, autant une biologie nouvelle et une véritable philosophie de la nature qui mettrait au cœur de sa conception des êtres vivants, et donc de l’être humain, leur autonomie et leur liberté, pourraient servir de socle à une société émancipée de la domination et de l’exploitation sociale. Au lieu de chercher toujours à déléguer le «travail de notre corps» aux machines et aux grandes organisations impersonnelles, nous pourrions ainsi faire de la production du monde et de notre existence «l’œuvre de nos mains» (10).

Une nouvelle conception du monde, un nouveau regard sur la vie, ne peuvent assurément rien à eux seuls. Il leur faudra des forces sociales pour concrétiser un changement dans le réel.

Mais inversement, se cantonner dans la seule négativité, sans avancer un nouveau paradigme, voue d’avance toute action à reproduire encore et toujours les schémas et les idéologies mortifères, la confusion et les amalgames, à envisager les problèmes sous l’angle et avec les valeurs mêmes du système qui les a engendrés. L’impuissance du mouvement écologiste à élaborer une pensée critique sur le monde moderne et la récupération actuelle dont fait l’objet l’écologie par les entreprises et l’Etat sont là pour en témoigner.

Cette connaissance de la vie qui reconnaît enfin son originalité propre peut offrir des perspectives concrètes dans de nombreux domaines. De la redéfinition des rapports entre le vivant, la machine et l’homme, qu’elle contient implicitement, on ne peut attendre un surcroît de puissance, des applications techniques et industrielles plus «écologiques». La promesse de «maîtrise du vivant» que cette connaissance contient passe non plus par un rapport technique au vivant, mais avant tout par un rapport social de l’homme aux autres êtres vivants et à la nature. L’invasion de notre vie par les machines a mis la nature et le monde à distance, et nous fait vivre de plus en plus dans l’abstraction et le virtuel. Faire en sorte de redevenir le centre de nos créations, c’est d’abord reprendre collectivement en main la production de notre propre existence et retrouver la nature comme un partenaire de jeu valable.

Le reste viendra de là, ou pas…

\ Bertrand Louart est par ailleurs rédacteur de Notes & Morceaux Choisis, bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, publié aux éditions La Lenteur, 127 rue Amelot, F-75011 Paris.
Cette série d’articles a fait l’objet d’une brochure (64 pages), revue et augmentée, publiée sous le titre: Le vivant, la machine et l’homme, le diagnostic historique de la biologie moderne par André Pichot et ses perspectives pour la critique de la société industrielle, disponible à prix libre sur demande auprès de Radio Zinzine – F-04300 Limans.*

  • Aurélien Berlan, La fabrique des derniers hommes, retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber, éd. La Découverte, 2012, p. 68, voir aussi Archipel No 212 et 213, février et mars 2013, La fabrique des derniers hommes.
  • Gérard Nissim Amzallag, La réforme du vrai, enquête sur les sources de la modernité, éd. Charles Léopold Mayer, 2010. Pour une analyse historique en termes de dépossession et perte d’autonomie des communautés rurales et artisanales, voir Karl Polanyi, La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, 1944; éd. Gallimard, 1983.
  • Du 18 au 29 octobre 2010, s’est tenue à Nagoya (Japon) la conférence mondiale sur la biodiversité. Il s’agissait de faire progresser un accord international lancé en 1992, la Convention sur la diversité biologique (CDB) afin de lutter contre la disparition accélérée des espèces. A cette occasion, la biodiversité fut présentée comme un ensemble de «services rendus à l’économie par la nature», dont il convient de chiffrer la valeur ou le coût de la dégradation en vue de financer des «compensations». Voir Politis du 14 octobre 2010, dossier «Nature à vendre».
  • Bertrand Louart, Introduction à la réappropriation, 1999.
  • Jared Diamond, Effondrement, comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, 2005; éd. Gallimard, coll. NRF essais, 2006.
  • A cet égard, la deuxième Guerre Mondiale constitue certainement un tournant: à la fois du fait de la mise au point de la bombe atomique et de nombreuses autres technologies dont le développement et la généralisation ont abouti à la crise sociale et écologique actuelle.
  • A. Berlan, ibid, 2012, p. 192.
  • Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, éd. du Seuil, 1970. Dans la même veine: «l’être humain est un pur produit du hasard, et non le résultat inéluctable de la directionalité de la vie ou des mécanismes de l’évolution». Stephen Jay Gould, L’éventail du vivant, le mythe du progrès, 1996; éd. du Seuil, coll. Science ouverte, 1997.
  • Elisée Reclus, L’homme et la Terre, frontispice à la préface du vol. I, 1905.
  • Pour reprendre les catégories avancées par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne, 1953; voir Matthieu Amiech et Julien Mattern, «Remarques laborieuses sur la société du travail mort-vivant», revue Notes & Morceaux choisis, bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle No 8, éd. La Lenteur, 2008.