QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: Utopies pirates

de Do or Die*, 23 janv. 2011, publié à Archipel 189

Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le XVIIème et le XVIIIème siècles, des équipages composés des premiers rebelles prolétariens, des exclus de la civilisation, pillèrent les voies maritimes entre l’Europe et l’Amérique. Ils opéraient depuis des enclaves terrestres, des ports libres, des «utopies pirates» situées sur des îles ou le long des côtes, hors de portée de toute civilisation. Depuis ces mini-anarchies – des «Zones d’Autonomie Temporaire» – ils lançaient des raids si fructueux qu’ils déclenchèrent une crise impériale, en s’attaquant aux échanges britanniques avec les colonies, paralysant ainsi le système d’exploitation globale, d’esclavage et de colonialisme naissant. (4ème partie)

Les pirates semblent s’être beaucoup plus amusés que leurs pauvres camarades des navires de guerre ou de commerce.

Sexe, drogues & rock n’roll

Ils organisaient de sacrées fêtes – en 1669, près des côtes d’Hispaniola, des boucaniers d’Henry Morgan firent sauter leur propre navire lors d’une fête particulièrement tapageuse, qui comme toute fête pirate qui se respecte comportait son lot de fusillades éméchées avec les armes du navire. Ils s’étaient débrouillés pour mettre le feu aux poudres dans la soute du navire, ce qui provoqua sa destruction complète. Lors de certains voyages, l’alcool «coulait à flots» et pour nombre de matelots, la promesse de grog à volonté avait été l’une des principales raisons pour quitter la marine marchande afin de devenir pirate. Mais ceci se retournait parfois contre eux – un groupe de pirates mit trois jours à capturer un navire parce qu’il n’y avait jamais assez d’hommes à jeun disponibles. Les marins en général détestaient les voyages sans alcool – l’une des principales raisons étant que sous les tropiques l’eau tendait à accueillir des créatures qu’il fallait filtrer entre les dents1.

Une fête pirate n’était pas digne de ce nom sans musique. Les pirates étaient renommés pour leur amour de la musique et ils engageaient souvent des musiciens pour la durée du voyage. Durant le jugement de l’équipage de «Black Bart» Bartholomew Roberts en 1722, deux hommes furent acquittés parce qu’ils étaient de simples musiciens. Les pirates semblent avoir utilisé la musique lors des batailles: il fut dit d’un des deux hommes, James White, que «son travail consistait à faire de la musique à la poupe au moment de l’action.»2
Pour certains, la liberté que la piraterie offrait, à l’opposé du monde de contraintes qu’ils venaient de quitter, s’étendait à la sexualité. La société européenne du XVIIème et du XVIIIème siècles était sauvagement anti-homosexuelle. La Royal Navy menait régulièrement des campagnes anti-sodomie sur les navires à bord desquels les hommes étaient confinés ensemble pour des années. Sur les navires de guerre et de commerce, on considérait la sexualité incompatible avec le travail et la discipline à bord, comme le précisa le pasteur John Flavel en écrivant au commerçant John Lovering au sujet des marins: «la mort de leur désirs, est le meilleur moyen pour donner vie à votre commerce». Dans Sodomy and the Pirate’s Tradition, B. R. Burg suggère que la grande majorité des pirates étaient homosexuels, et même s’il n’existe pas suffisamment de preuves pour soutenir cette théorie, il n’en est pas moins sûr que pour ce genre de pratiques, une colonie pirate était l’endroit le plus sûr. Au début, certains des boucaniers d’Hispaniola et de Tortuga vivaient dans une sorte d’union homosexuelle connue sous le nom de matelotage, mettant en commun ce qu’ils possédaient, le survivant héritant alors de la part de son compagnon. Même après que les femmes eurent rejoint les boucaniers, le matelotage continua, un matelot partageant alors sa femme avec son partenaire. Louis Le Golif dans ses Mémoires d’un Boucanier se plaignait de l’homosexualité à Tortuga, où il dut combattre dans deux duels afin de tenir à distance deux prétendants pleins d’ardeur. Finalement, le Gouverneur français de Tortuga fit venir des centaines de prostituées, dans l’espoir de détourner les boucaniers de leurs pratiques. Le capitaine pirate Robert Culliford, avait un «grand consort», John Swann avec lequel il vivait. Certains pirates achetaient de «beaux garçons» pour en faire leurs compagnons. Sur un navire pirate, un jeune homme qui reconnut avoir eu une relation homosexuelle fut mis aux fers et maltraité, mais il semble qu’il s’agit là d’une exception. Il est également significatif que dans aucune charte pirate on ne trouve d’articles contre l’homosexualité.3

Femmes Pirates

La vie de liberté sous le drapeau noir, le Jolly Roger, s’étendait à un autre groupe qui pourrait surprendre de voleurs des mers: les femmes pirates. Il n’était pas si rare de voir naviguer des femmes aux XVIIème et XVIIIème siècles. Il existait une tradition assez bien établie de femmes s’étant travesties pour faire fortune, ou bien suivre leur mari ou leur amant en mer. Bien sûr, on ne connaît que celles qui ont été prises et reconnues comme telles. Leurs soeurs plus chanceuses ont navigué dans l’anonymat. Même dans ce cas, il semblerait que les femmes à bord des bateaux pirates étaient peu nombreuses, ce qui, par ironie, a peut-être contribué à leur chute – il était relativement facile pour l’Etat d’écraser la communauté pirate, parce que celle-ci était largement dispersée et fondamentalement fragile; les pirates avaient du mal à avoir une descendance ou à se développer. En comparaison, les pirates des mers de la Chine du Sud, qui eurent plus de chance et durèrent plus longtemps, étaient organisés en groupes familiaux rassemblant les hommes, les femmes et les enfants sur les navires – de sorte qu’il y avait toujours une nouvelle génération de pirates parée à l’abordage.4
De même que les pirates en général se définissaient en opposition avec les relations sociales du capitalisme naissant des XVIIème et XVIIIème siècles, certaines femmes trouvèrent dans la piraterie une façon de se rebeller contre l’émergence des rôles liés aux genres. Par exemple, Charlotte du Berry, née en Angleterre en 1636, suivit son mari dans la marine de guerre en s’habillant en homme. Après avoir été violée sur un vaisseau à destination de l’Afrique, elle mena une mutinerie contre le capitaine qui l’avait violentée, et lui trancha la tête avec un poignard. Elle devint alors capitaine pirate, son navire croisant la côte africaine pour capturer des bateaux chargés d’or. Il y eut également d’autres femmes pirates moins chanceuses; en 1726 les autorités de Virginie jugèrent Mary Harley (ou Harvey) et trois hommes pour piraterie. Les trois hommes furent condamnés à la pendaison mais Harley fut libérée. Thomas, le mari de Mary également pirate, semble avoir échappé à la capture. Mary et son mari avaient été déportés vers les colonies une année auparavant. Trois ans plus tard, en 1729, une autre déportée était jugée pour piraterie dans la colonie de Virginie. Les six membres d’un gang pirate, dont Mary Crickett (ou Crichett), et Edmund Williams, chef de ce gang, furent déportés en Virginie en 1728 comme criminels.5
Cependant, les femmes pirates au sujet desquelles nous en savons le plus sont Anne Bonny et Mary Read. Mary Read était une enfant illégitime, et fut élevée comme un garçon par sa mère afin de la faire passer pour son fils légitime parmi sa famille. Elle dut s’endurcir pour faire face à une vie difficile, et adolescente elle était déjà «audacieuse et forte». Mary semble avoir apprécié son identité masculine et elle s’engagea comme marin sur un navire de guerre, puis comme soldat anglais lors de la guerre des Flandres. A la fin de la guerre, elle embarqua sur un navire hollandais à destination des Caraïbes. Lorsque son navire fut capturé par l’équipage pirate de «Calico» Jack Rackham, dont faisait partie Anne Bonny, elle décida de tenter sa chance avec les pirates. Il semble qu’elle se soit adaptée à cette vie, et elle tomba bientôt amoureuse d’un des membres de l’équipage. Son amant s’étant disputé avec un autre pirate, ce qui impliquait, selon leur tradition, de régler l’affaire «à l’épée et au pistolet», Mary le sauva en cherchant la bagarre avec son adversaire: elle le provoqua en duel deux heures avant le combat prévu et le transperça de son sabre d’abordage.6
Anne Bonny était l’enfant illégitime d’une «servante» en Irlande et grandit déguisée en garçon, son père prétendant qu’elle était l’enfant d’un parent dont ont lui avait confié la garde. Il l’emmena par la suite à Charleston, en Caroline du Sud, où il n’était plus nécessaire de dissimuler son identité. Annie devint une femme «robuste» avec un «tempérament féroce et courageux». En effet, «un jour où un jeune homme tentait de coucher avec elle contre sa volonté, elle le frappa si durement qu’il en resta longtemps alité». Elle s’enfuit vers les Caraïbes où elle tomba amoureuse d’un capitaine pirate nommé «Calico» Jack Rackham (on l’appelait ainsi à cause de ses vêtements bizarres et pittoresques). Anne et «Calico» Jack, «découvrant qu’ils ne pouvaient jouir librement de la compagnie l’un de l’autre par des moyens honnêtes, décidèrent de s’enfuir ensemble, et d’en jouir malgré le monde entier.» Ils dérobèrent un navire dans le port et durant les deux années qui suivirent, Bonny seconda Rackham tout en étant son amante, à la tête d’un équipage (dont fera bientôt partie Mary Read déguisée en homme qui les rejoindra suite à la capture de son navire) qui pillait les navires dans les Caraïbes et les eaux côtières de l’Amérique.7
L’une des témoins à leur procès, une femme du nom de Dorothy Thomas qui avait été faite prisonnière par les pirates, affirma que les femmes «portaient des vestes d’hommes, des pantalons longs, et des foulards noués autour de la tête, et que chacune d’entre elles avait une machette et un pistolet en main». Bien que Read et Bonny portaient des vêtements d’hommes, leur prisonnière ne s’y trompa pas; pour elle «la raison pour laquelle elle sut qu’il s’agissait de femmes était la grosseur de leurs seins».
Les autres prisonniers capturés par les pirates racontèrent que Bonny et Read «étaient toutes deux très dévergondées, ne cessant de sacrer et de jurer, et toujours prêtes et désireuses de faire ce qu’il y avait à faire à bord». Les deux femmes semblent avoir bénéficié d’un certain ascendant; par exemple, elles faisaient partie du groupe désigné pour monter à l’abordage – un rôle confié aux membres les plus courageux et les plus respectés de l’équipage. Lorsque les pirates «apercevaient un navire, le traquaient ou l’attaquaient», les deux femmes «portaient des vêtements d’hommes», et en toutes autres occasions, «elles portaient des vêtements de femmes».8
Rackham, Bonny et Read furent capturés ensemble par un sloop britannique qui quittait la Jamaïque en 1720. L’équipage était complètement ivre (un fait banal) et se cacha dans la cale – un seul d’entre eux hormis Read et Bonny eut le courage de combattre. Ecoeurée, Mary Read fit feu avec son pistolet en direction de la cale «tuant un homme d’équipage et en blessant plusieurs autres». Dix-huit hommes d’équipage avaient déjà été jugés et condamnés à la pendaison lorsque les femmes arrivèrent au tribunal. Trois d’entre eux, dont Rackham, furent plus tard pendus à des emplacements de choix afin de servir d’instruction morale et d’«exemple public» aux marins qui passeraient à côté de leurs corps en décomposition. Cependant, Mary Read insista sur le fait que les «hommes de courage» – comme elle – ne craignent pas la mort. Le courage était une des principales vertus parmi les pirates – car seul le courage leur permettait de survivre. «Calico» Jack Rackham était passé du rang de quartier-maître à celui de capitaine lorsque le capitaine en charge, Charles Vane, avait été destitué par son équipage pour lâcheté. C’est pourquoi ce fut une fin ignominieuse pour Rackham, de s’entendre dire par Anne Bonny, avant d’être pendu, que «s’il s’était battu comme un homme, il n’aurait pas été pendu comme un chien». Bonny et Read échappèrent toutes deux à l’exécution car elle «plaidèrent que leur ventre portait enfant, et implorèrent que l’exécution soit reportée.»9

* Collectif libertaire britannique qui publie la revue d’écologie radicale du même nom. Ce texte a été publié dans leur revue No 8 (2001). Traduction FTP, corrections Archipel. Pas de copyright. Pour en savoir plus:

http://www.eco-action.org/dod/index.html

  1. Ibid. pp. 2-3, 5-7, 13-14; Platt and Chambers - Pirate pp. 32, 35; Defoe, Op. Cit., pp. 158-9