INTERSECTIONNALITÉ: Abolissons les privilèges

de Eléonore Lépinard et Sarah Mazouz, 25 oct. 2021, publié à Archipel 307

Dans le cadre de la conférence/débat organisée par Radio Zinzine le 4 août dernier (1), sur le thème «pri-vilèges d’hier et d’aujourd’hui , comment les définir et les redefinir, et comment aller réellement vers leur abolition?», nous avons interviewé (2) Eléonore Lépinard au sujet de son ouvrage, coécrit avec Sarah Mazouz, intitulé Pour l’intersectionnalité (3).

RZ: Dans cet ouvrage, vous évoquez ce qu’on appelle le «privilège blanc», une nouvelle expres-sion qui émerge dans le vocabulaire sociologique et politique, et qui est à la fois débattue, contes-tée, mais en tout cas vivante.

Eléonore Lépinard: Oui, tout à fait. C’est vrai en particulier dans l’univers francophone, mais aux Etats-Unis, on doit la résurgence, ou en tout cas l’apparition dans le débat public de cette notion de «privilège blanc», au mouvement Black Lives Matter, dès 2014. Pour autant, c’est une notion qui est plus ancienne. Cela fait 20-30 ans que dans le monde académique, on parle de «pri-vilège blanc». Il y a une autrice souvent citée, Peggy McIntosh, qui est une des premières à for-muler la question de la blanchité, de cette identité raciale des personnes majoritaires, sous la forme de privilège. Elle a une métaphore dans un texte de 1989, cela fait déjà pas mal d’années, du «sac à dos invisible» (4). Elle dit qu’être blanc, c’est comme posséder un sac à dos invisible avec plein de ressources ou de possibilités, de libertés. Tout un ensemble de biens pour lesquels on n’a pas dû se battre, dont on a été doté·es sans même s’en rendre compte, mais qui nous permettent d’avoir accès à plein de choses auxquelles n’ont pas accès les personnes qui ne sont pas blanches.

Ce dont on n’est pas toujours conscient·es, même si on parle souvent de la domination blanche dans le monde, on ne la voit pas forcément dans nos sociétés, notamment dans l’esprit des gens qui sont plutôt de gauche socialement, politiquement et qui disent «mais non, je ne suis pas raciste…».

Oui, tout à fait. La notion de privilège blanc, et plus largement le concept qu’on utilise en sciences sociales de blanchité, pour justement tenter de désigner cette identité et ce qu’elle implique, sa particularité, c’est d’être invisible à ceux et celles qui en sont porteur·euses. Ce n’est pas fait pour désigner un biais ou un préjugé négatif conscientisé. C’est fait pour justement designer autre chose, qui est construit socialement, dont on est porteur·euse sans s’en rendre compte. Donc, c’est une dimension à la fois d’invisibilité, comme dans la métaphore du sac à dos invisible, et aussi quelque part de passivité. En fait, on ne fait rien pour avoir ce privilège. C’est le propre du privilège; qu’on en jouisse sans rien faire. Il y a donc une forme de passivité dans le fait de posséder ces bénéfices et ces privilèges qui, bien évidemment quand on est dans le groupe majori-taire, les rend invisibles à nos propres yeux. C’est pour cela qu’il peut être compliqué à déconstruire ou même à démontrer, on peut se retrouver face à une certaine résistance quand on essaye d’expliquer ce phénomène à des personnes qui typiquement vont dire: «je ne suis pas raciste, je suis antiraciste, qu’est-ce que cela veut dire, non, non, non». En fait, il ne s’agit pas du tout d’expliquer ou de désigner du racisme conscientisé. Ce n’est pas la même chose de conscientiser le racisme et de l’adopter comme un cadre idéologique, etc.

Par contre, on essaie de mettre le doigt sur le fait que quand on est blanc, on ne se fait pas arrêter par la police, par exemple. On a une liberté de mouvements, on a un accès au travail qui est beaucoup plus facile. On a aussi la liberté de parler sans être interrompu, surtout si on est un homme blanc, plus qu’une femme blanche d’ailleurs [rires]. C’est tout un ensemble de choses qui sont du registre de l’évidence pour les blancs et les blanches et qui n’ont rien d’évident quand on ne l’est pas. C’est cela qu’on essaie de désigner. Evidemment, cela veut aussi dire que les personnes blanches se pensent en général comme la norme dans nos sociétés, elles font partie du groupe majoritaire. C’est aussi cette capacité à se présenter comme ce qui est la norme, ce qui est bien et aussi la capacité à se présenter sous les oripeaux de l’universel, à universaliser toujours sa position, son point de vue, ses revendications, etc.

Mais il peut arriver aussi qu’on soit un petit blanc, comme on dit, et de situation sociale inférieure à certains cadres noirs par exemple qu’on peut croiser etc. C’est là que l’outil de l’intersectionnalité, que vous contribuez à définir, intervient.

Oui, absolument. Tout comme tous blancs ou toutes blanches ne sont pas identiques et tous les noirs et toutes les noires ne sont pas socialement pareil·les, il faut un temps pour rendre compte de cette complexité. En fait, une personne blanche issue du milieu populaire est relativement avantagée par rapport à une personne non blanche issue du même milieu. Par contre, effectivement, par rapport à une personne non-blanche qui serait issue d’un milieu plus privilégié, la situation va être différente. Mais ce n’est pas un simple cumul, on ne peut pas juste dire qu’une personne blanche d’origine populaire, ou un petit blanc comme vous dites, est forcément moins bien lotie qu’une personne racisée qui serait cadre dans une entreprise. Ce n’est pas un simple cumul parce qu’en fait, qui va se faire arrêter dans le métro? A qui va-t-on demander ses papiers? Ou encore, qui va avoir une amende lors d’une infraction extrêmement commune? C’est peut-être quand même la personne noire, même si elle est cadre. Par contre, en terme de revenu, qui va être positionné par rapport à l’accès à certains biens, qui va pouvoir défendre sa position, etc.? Là, oui, ça peut être la personne qui est cadre.

On ne peut donc pas juste faire des additions parce que la question de l’identité blanche déter-mine le rapport qu’on entretient par exemple avec l’Etat et les forces de l’ordre. C’est bien pour cela que cette thématique a émergé avec le mouvement Black Lives Matter. La question du rap-port à la violence de l’Etat, de comment on en est la victime, des risques qu’on a de mourir aux mains de l’Etat, par exemple, bien sûr ce risque va être moindre si on fait partie d’une classe ai-sée, mais ils vont rester importants si on n’est pas blanc, et cela dans les sociétés européennes, aux Etats-Unis, en Amérique latine, etc.
L’intersectionnalité nous invite à vraiment complexifier: ces rapports sociaux qui s’imbriquent font qu’on est placé en position de privilèges ou de désavantage relatifs mais aussi, par rapport à certains enjeux et dans certaines interactions sociales, et non pas tout le temps et toujours.

On voit que c’est important. Cela fait partie d’une meilleure appréhension de l’évolution de nos sociétés. Cependant, c’est un concept débattu avec plus ou moins de bonne foi, contesté, et c’est bien normal, mais aussi parfois attaqué, jusque dans votre propre domaine, dans les sciences sociales. Comme par exemple dans ce livre assez récent de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, qui souligne le côté identitaire et même quasiment uniquement le côté identitaire que peut avoir cette manière de voir.

Effectivement, c’est une critique qu’on entend souvent. On la discute d’ailleurs dans le petit livre Pour l’Intersectionnalité avec Sarah Mazouz, en fait, on part, entre autres, de là. C’est une critique qui est quand même très mal informée [rires] parce que, par exemple, une des pionnières, en tous cas une des théoriciennes qui a avancé la question de penser la complexité de l’imbrication de plusieurs rapports de pouvoir, c’est Angela Davis. Elle a écrit un livre qui s’appelle Femme, race, classe (6). Parmi les fondatrices de ce courant d’analyse des sciences sociales, il y a de nombreuses féministes marxistes noires, pour qui la classe, par exemple, est un concept très important. En fait, ce n’est pas parce qu’on parle de race qu’on parle d’identité. C’est drôle, quand on parle de classe, là, on ne parle pas d’identité. En fait, on n’est jamais accu-sé d’être essentialiste quand on fait de la sociologie des classes sociales. Pourtant, on peut faire de la sociologie des classes sociales de façon hyper essentialisantes. En ramenant toujours les gens à cette identité, comme une essence de laquelle ils ne peuvent pas s’extirper. En fait, on peut tout à fait parler de race sans essentialiser, on peut parler de race comme un rapport social, parce que c’est ce que c’est, un rapport social. Il ne s’agit pas d’assigner les gens, au contraire. Les gens sont assignés par des rapports sociaux de domination. Il s’agit de montrer comment ces assignations fonctionnent et comment les gens tentent d’y échapper. C’est vraiment l’inverse que de vouloir ramener les gens à leur identité.

On va s’arrêter là pour l’instant, Eléonore Lépinard, bien que tout ce que vous dites ouvre beaucoup de fenêtres, d’occasions de discuter, de chercher des cas concrets pour illustrer, etc. En attendant, nous recommandons votre petit livre de poche aux Editions Anamosa, Pour l’intersectionnalité.

  1. La nuit du 4 août 1789, l’Assemblée nationale constituante vota la suppression des privilèges féodaux.
  2. <www.zinzine.domainepublic.net/?ref=6165> 3 https://anamosa.fr/livre/pour-lintersectionnalite/. Eléonore Lépinard est sociologue, professeure en études de genre à l’Université de Lausanne. Ses travaux portent sur les mouvements et les théories féministes, l’intersectionnalité, le genre et le droit. Sarah Mazouz est sociologue, chargée de recherches au CNRS (Ceraps) et membre de l’Institut Convergences Migrations. Ses travaux s’appuient sur des enquêtes ethnographiques et mobilisent les critical race studies, la sociologie du droit, la sociologie des politiques publiques et l’anthropologie critique de la morale. Toutes deux sont autrices de nombreux ouvrages.
  3. In White Privilege: Unpacking the Invisible Knapsack https://psychology.umbc.edu/files/2016/10/White-Privilege_McIntosh-1989.pdf
  4. Agone, coll. Epreuves sociales, 2021.
  5. Editions des femmes, première traduction 1983, réédition 2007.